À GIVET, UNE
NOUVELLE FORME DE LA LUTTE DE CLASSE ? DANS UNE PETITE
VILLE DES ARDENNES, 135 TRAVAILLEURS TROUVENT LA BONNE MANIERE DE SE FAIRE
ENTENDRE |
Un décor banal et trop connu dans les dernières
décennies La lutte qui s'est déroulée au début de l'été
dans l'extrême Nord de la France, imitée en d'autres lieux de travail en
France, minimisée par les uns, magnifiée par d'autres, se pose quand même,
par delà la réponse concrète de travailleurs à une situation concrète
détachée de tout contexte idéologique, comme une réponse non seulement aux
laborieux serviteurs du capital tartinant sur la fin de la lutte de classe et
autres balivernes mais aussi à ceux, plus proches de nous, qui recherchent à
grands renforts d'Histoire et de théories, le travailleur révolutionnaire qui
s'avérerait porteur de leurs espoirs théorisés. Les doutes au sujet de la
réalité des menaces clamées par ces travailleurs, tout comme de celles des
quelques luttes les imitant, ne peuvent pourtant permettre d'évacuer le fait
que ces luttes marquent une évolution dans les rapports de classe en France :
pour ponctuelles qu'elles aient été jusqu'à maintenant, elles ne peuvent
qu'exprimer des tendances que l'on doit relier au développement de courants
autonomes et à l'affaiblissement des médiations politiques et syndicales
depuis vingt ans. Givet, 8 000 habitants,
construite sur la Meuse à l'extrême Nord de la France, près de la frontière
belge, était il y a cinquante ans dans une région industrielle prospère
(textile et métallurgie), la même prospérité que toute la région Nord de la
France et de la Wallonie proche. Prospérité capitaliste bien sûr mais donnant
à la majorité des travailleurs de la région la sécurité d'un emploi, la
sédentarisation dans les cités ouvrières précurseurs des HLM, un salaire
régulier, un futur ouvrier pour les enfants, le tout dans un contrôle social
à la fois aliénant et rassurant. Les restructurations dans la métallurgie et
les délocalisations dans le textile ont ravagé ce tissu économique et social vieux
de plus d'un siècle et, des deux côtés de la frontière, c'est devenu un
désert industriel, même si quelques usines nouvelles sont venues étayer les
promesses des politiciens et syndicalistes de faire quelque chose . En outre,
plus on était éloigné des grands centres, plus on avait de chances de rester
en marge des redéveloppements capitalistes. Les chiffres dans cette région
des Ardennes illustrent cette situation : 22 % de la population active est au
chômage, presque une personne sur 4, le double du taux admis pour la France
entière. Cellatex, une usine construite
en 1903, à cent cinquante mètres de la frontière belge, pour fabriquer une
des premières fibres synthétiques, la viscose, employait au début des années
50 plus de 700 travailleurs (fibre, filature et tissage). Il n'en restait
plus au début de juillet dernier que 153, dont un tiers de femmes. L'usine
avait été rachetée par la multinationale chimique Rhône Poulenc, mais
celle-ci l'avait cédée en 1991, parce qu'elle avait cessé d'être profitable
en raison de la concurrence d'autres fibres synthétiques. Pourtant, des
repreneurs successifs avaient tenté de poursuivre cette fabrication qui,
d'après les travailleurs, pouvait être viable d'un point de vue capitaliste,
en raison de la grande qualité du produit, qui conviendrait particulièrement
à l'usage chirurgical. Le dernier propriétaire, une firme autrichienne,
l'aurait acquise, non pour poursuivre une fabrication dans une usine vétuste
qui n'avait guère fait l'objet d'investissements de modernisation, mais pour
entrer en possession des brevets de fabrication et mettre l'usine en
faillite. Les différents propriétaires,
depuis 1991, avaient tous pratiqué le chantage habituel à la fermeture pour
cause de faillite et chaque repreneur avait exigé des travailleurs qu'ils
consentent à des sacrifices : blocage des salaires, suppression des primes,
préretraites, travail du samedi et des jours fériés, etc. Au printemps 2000,
après des mois et des mois de discussions inutiles pour éviter une ultime mise
en faillite, un travailleur de Cellatex pouvait déclarer : Nous avons été si
durement poussés à la dernière extrémité qu'aujourd'hui, tout est possible.
La situation peut dégénérer à tout moment en quelque chose de bien plus
sérieux. Pourquoi les travailleurs ont-ils ainsi accepté, bien qu'à contre
cur, une telle situation ? Pendant près d'un siècle, Cellatex fut une des
plus importantes usines de la ville, et plusieurs familles y ont travaillé
pendant quatre générations ; ils prenaient leur retraite dans la ville et
leurs petits-enfants y occupaient le même emploi dans l'usine textile.
Pourtant, les conditions de travail dans l'usine ne sont pas spécialement
attractives : pour certains, maladies dues aux vapeurs nocives, allergies
diverses furent le lot du travail dans une usine vétuste dont personne ne
voulait assumer la modernisation et qui, pour pouvoir continuer à
fonctionner, avec le chantage à la fermeture, était dispensée d'adapter les
fabrications aux exigences des règlements antipollution. D'une certaine façon, c'était
encore, même sous forme de vestiges, une structure industrielle du passé avec
des travailleurs pas du tout prêts à accepter les faits et méfaits de la
récente flexibilité géographique moderne . Quelque chose de bien
difficile à envisager dans une région décentrée comme Givet, d'autant qu'une
bonne partie des ouvriers ont été plus ou moins contraints, au cours des
liquidations successives, d'acquérir leur maison, signe de la disparition des
vieilles structures industrielles mais qui néanmoins maintenait un étroit
lien de dépendance géographique. Tout ceci peut expliquer
pourquoi ces travailleurs ont accepté tant de mesures restrictives, pour ne
pas avoir à quitter ce qu'ils avaient pu construire de leur vie autour de
l'usine. Tout ceci explique pourquoi leur colère et ressentiment va exploser
vers des extrêmes lorsque, soudainement, on leur dit C'est fini , et qu'alors
tout ce qu'ils ont construit et maintenu à tout prix s'effondre sans aucun
avenir défini pour eux et leur famille. Comme le déclarera un des
travailleurs de Cellatex faisant allusion à la prospérité capitaliste clamée
aujourd'hui sur tous les tons : Nous avons complètement été oubliés dans le
boum. L'inexorable mécanisme du capital broyant ses propres
structures de domination et les hommes qui y vivaient Cela fait quinze mois qu'on
est sur le qui-vive, qu'on nous fait miroiter des reprises à long terme et
voilà le résultat.. Les gens sont à bout (déclaration d'un ouvrier de
Cellatex). Le 30 juin 2000, d'éventuels
repreneurs, les autorités préfectorales et des délégués, réunis dans une
ultime réunion, laissent espérer une possible poursuite de la production,
avec une vague promesse qu'aucune décision définitive ne sera prise avant
trois semaines, car quelqu'un est intéressé . Mais soudainement, le 5
juillet, le tribunal de commerce de Charleville-Mézières (la préfecture du
département des Ardennes, ville de 60 000 habitants distante de 70
kilomètres) déclare Cellatex en faillite, ce qui signifie la cessation
immédiate d'activité, la liquidation du matériel et le licenciement des
travailleurs. Nous avons été jetés comme un déchet. Quelques déclarations
d'ouvriers Cellatex peuvent donner une idée du niveau des réactions : Pendant
quatorze mois, nous avons vécu sur des rumeurs ; ils se foutent de nous... Je
ne serai ni chômeur ni érémiste. Je préfère sauter avec l'usine... Quand j'ai
su le 5 juillet que l'usine fermait, je n'ai pas eu une seconde d'hésitation
Sous le coup de la colère, je ferai sauter l'usine Je suis consciente des
conséquences, mais pendant des mois nous avons fait tout pour être écoutés
sans aucun résultat (une ouvrière de quarante et un ans). On ne sait plus
vers qui se tourner : c'est le leitmotiv des travailleurs Cellatex,
véritablement, comme ils le disent, poussés à bout . Ce n'était pas seulement des
mots : tous les ouvriers de Cellatex savaient qu'ils avaient entre les mains
une arme puissante, et ils étaient prêts à l'utiliser. Comme le déclarera un
ouvrier : Nous sommes partis de rien, nous n'avions même pas un groupe de
dirigeants pour discuter et négocier. Leurs armes, ils les connaissaient bien
: ils les avaient côtoyées pendant des années, avec un tas de mesures de
sécurité relatives à leur utilisation et les dangers que cela représentait.
Leur usine était classée par les autorités de l'Environnement risque Seveso ,
du nom de la directive européenne prise par les autorités de Bruxelles après
l'accident survenu dans cette usine italienne qui avait inondé de dioxine une
partie du Nord du Piémont. Pour la production de viscose, l'usine Cellatex
stocke des matières premières toxiques et/ou dangereuses : 50 000 litres
d'acide sulfurique, un acide particulièrement corrosif, 46 tonnes de sulfure
de carbone, un produit qui s'enflamme et explose très facilement, 90 tonnes
de soude caustique et, en moindre quantité, des tas d'autres produits tout
aussi inflammables que dangereux. Apparemment, avant ces événements, personne
n'avait imaginé que des travailleurs si sages et si dociles dans le passé,
auraient pu penser, même sous le coup de la colère, à utiliser ce potentiel
de destruction comme une arme ultime dans leur combat de classe dans une
attitude quasi suicidaire. Si l'idée avait pu seulement les effleurer,
autorités, patrons et syndicats auraient pris toutes mesures préventives de
sécurité (nul doute qu'ils tireront les leçons de ce qui vient de se
passer et le feront dans l'avenir). On doit croire que les craintes de tous
ces agents du contrôle social, dans cette perspective, étaient plutôt reliées
au passé, comme celui des Luddites pouvant amener la destruction ou la
rétention des machines, ce que la CGT, dominée ou non par le Parti
communiste, avait toujours exprimé par le slogan hautement proclamé dans la
perspective d'un capitalisme d'Etat géré par le parti, ce qui était en même
temps rassurant pour tous les possédants/dirigeants capitalistes : Protection
de l'outil de travail. La destruction totale du lieu
de travail et de tout l'arsenal productif qui y était contenu n'avait plus
été envisagée depuis longtemps (même si, lors de la restructuration de la
sidérurgie, industrie importante dans la région, les ouvriers licenciés dans
les Ardennes, avaient incendié et complètement détruit un château local qui
servait de siège administratif à une des firmes de l'acier ; ce n'était pas
l'usine elle-même). Ce n'était pas seulement des
mots : immédiatement après qu'ils eurent connu la décision leur annonçant
qu'il n'y avait pas d'avenir, à 20 h 30 dans la soirée du 5 juillet, ils
agirent : de l'usine occupée, ils annoncèrent clairement ce qu'ils feraient,
avec tous détails adéquats, pour contraindre les autorités à discuter avec
eux. Il est difficile de relater le déroulement de ces faits, parce qu'à ce
moment précis et dans les jours qui suivirent, les médias restèrent
silencieux sur ce qui se passait à Givet. La plupart des informations vinrent
après le 10 juillet. Ce qui suit fut effectivement rapporté plus tard, d'une
manière si dispersée qu'il reste difficile d'établir la chronologie ainsi que
de situer la part d'ouvriers individuels, de petits noyaux plus actifs ou de
la majorité d'entre eux. Il ressort cependant que : -- tous les travailleurs de
l'usine ont signé un tract menaçant d'utiliser les produits chimiques pour
faire sauter l'usine si personne ne discutait de leurs revendications -- soit
pour une reprise de l'usine, soit pour de l'argent et des garanties de
reclassement beaucoup plus importantes que ce à quoi la légalité leur donne
droit. Tout au long de la lutte, des tracts seront distribués à Givet pour
informer les habitants des pourparlers et des actions entreprises. L'usine est occupée mais
apparemment hors du contrôle des bureaucraties syndicales. Le résultat,
jusqu'au 10 juillet fut un feu de joie devant l'usine de différents produits
et matériel (pâte à papier, rouleaux de tissus synthétique, chariots de bois
utilisés pour le transport, etc.). Les bureaux furent totalement pillés et
tous les ordinateurs disparurent. Tous les tilleuls presque centenaires dans
la cour de l'usine furent abattus... Les grandes grilles de l'entrée
principale sont soudées ; -- pendant la nuit entre le 5
et le 6 juillet, une heure après l'annonce de la fermeture définitive, quatre
incendies éclatèrent à l'intérieur de l'usine, apparemment près des
réservoirs de sulfure de carbone, et on dit qu'ils ne furent éteints qu'au
prix de grandes difficultés. Selon certaines sources, difficiles à vérifier
et pouvant provenir de manipulations visant à diviser les travailleurs, 10 %
de l'effectif resteraient hors de tout contrôle et, le 10 juillet, six
ouvriers (dont deux délégués CFDT et FO) auraient été expulsés de l'usine
(par qui ? -- ce n'est pas clair), parce que des sabotages auraient endommagé
la section filature de l'usine (à ce moment, comme verrons plus loin, de nouvelles
rumeurs, manifestement visant à calmer le jeu, avaient été lancées : un
possible repreneur se manifesterait et les dirigeants syndicaux demanderaient
de remettre l'usine en état ) ; -- un tract portant la
signature le noyau dur de Cellatex , distribué à Givet, menaçait de déverser
l'acide sulfurique dans la Meuse et, de nouveau, le côté légaliste (on ne
sait pas qui) dénonçait un groupe incontrôlable et incontrôlé, non identifié
; -- l'administrateur
judiciaire, le directeur départemental du travail et le député du coin sont séquestrés
une nuit dans l'usine; -- lors d'une réunion de
différents officiels du gouvernement, des syndicats, et des assemblées
locales, destinée à décider du sort de l'usine et/ou des travailleurs,
quelques ouvriers répandent de l'essence sur le sol de la salle de réunion et
lèvent leurs briquets en l'air menaçant d'y mettre le feu, provoquant une
panique totale dans la salle. Le 10 juillet, la situation
est effectivement si explosive et apparemment hors des contrôles légaux ,
notamment des organisations syndicales, que les autorités ordonnent
l'évacuation d'une importante partie de la ville dans un rayon de cinq cents
mètres autour de l'usine. Si les travailleurs font sauter le stock de sulfure
de carbone, ce ne serait pas seulement le souffle d'une bombe puissante, mais
aussi un mélange de gaz dangereux, qui se répandrait dans un rayon bien plus
grand. Apparemment, les évacués ne montrent aucune hostilité contre des
travailleurs qui se défendent ainsi, alors même que leurs possessions sont
menacées. Comme la menace vise à contraindre les autorités à discuter, la
principale revendication alors formulée haut et fort est, si la fermeture est
maintenue, d'obtenir, par-delà les garanties légales du chômage, une
compensation spéciale de 150 000 francs et des garanties particulières de
reconversion. Comme les discussions ont effectivement repris et que la menace
est suspendue, les habitants sont autorisés le lendemain, le mardi 11 juillet
à regagner leur domicile. Il est impossible de tracer
une frontière entre les durs et les tempérés dans une telle situation : c'est
une chose qui peut se déplacer selon les rumeurs, l'intervention des
officiels, des responsables syndicaux ou des politiciens, les pressions
diverses individuelles ou collectives. D'autant plus que la confiance envers
eux est toute relative, comme l'exprimera un ex délégué CFTC : Les leaders
syndicaux sont des politiciens entièrement soumis à leur parti politique. On
ne peut leur faire confiance... Il y a un tel fossé entre les ouvriers qui
luttent pour leur gagne-pain, pour l'avenir de leurs enfants et les
dirigeants syndicaux qui "négocient" encore tout seuls. Même si,
dans la semaine du lundi 10 juillet, la situation peut sembler plus calme
après la première explosion de violence, la détermination des 153
travailleurs ne faiblit pas. L'usine reste occupée, des barricades barrent
l'entrée, alimentées par de feux de pneus et d'autres matériaux ; des
systèmes de mise à feu (vrais ou imités) sont disposés en évidence près des
cuves contenant le sulfure de carbone : l'usine est transformée en une
véritable forteresse. Le même ex-délégué déclarera à ce propos, évoquant la
présence discrète des forces de l'ordre : Si les CRS avaient tenté de
conquérir l'usine, nous l'aurions immédiatement fait sauter. La plupart des
travailleurs sont impliqués dans l'occupation de jour comme de nuit. Chaque
jour, l'assemblée générale désigne une équipe spéciale d'environ vingt-cinq
membres, qui prend en charge la sécurité dans l'usine pour éviter quelque
action individuelle de désespoir et pour former les piquets de grève à
l'entrée. Lors de l'annonce d'une visite
d' officiels , en vue d'une reprise, des équipes procèdent à un nettoyage
rapide. Sans aucun doute, durant cette semaine, toutes les autorités essayant
de gérer le conflit pensent qu'un règlement sans frais peut être atteint,
interprétant le calme relatif comme un signe de rentrée dans l'ordre .
Partout, pensent-ils, dans des situations similaires, après la première
explosion de mécontentement, les choses se calment, peuvent durer des
semaines, voire des mois, avant que les travailleurs, désabusés et lassés,
finissent par accepter quelque plan social concocté par les dirigeants et que
les syndicats font accepter en douceur, poussant gentiment ces
laissés-pour-compte dans l'armée des chômeurs. C'est bien l'espoir des
dirigeants d'atteindre ce but et la première étape consiste à prolonger les
discussions jour après jour, afin d'épuiser leurs ennemis de classe et
émasculer leur détermination. Mais ce calcul, qui a réussi maintes fois dans
le passé, parfois au prix de quelques manifestations ou actions sans risques
pour le système, se révèle une erreur de calcul dans le cas de Cellatex. Les
dirigeants ont totalement sous-estimé la situation et n'ont pas vu que, cette
fois, c'était une situation nouvelle, hors de leur contrôle. Comme ces discussions ne font
aucun progrès dans le sens des revendications, clairement posées (aucune
information sur la manière dont les décisions sont prises et qui parle pour
les ouvriers apparemment quelques délégués appartenant à la CGT), les
travailleurs de Cellatex demandent à nouveau, le mercredi 12 juillet, qu'une
nouvelle évacuation du quartier soit envisagée. Le jour suivant, jeudi 13
juillet, les délégués (soutenus cette fois par le leader CGT du syndicat de
la chimie) se déplacent à Paris pour commencer des discussions au ministère
du Travail. La situation reste très tendue. Quand des autorités bien
intentionnées demandent aux ouvriers d'autoriser le transfert des produits
les plus dangereux, sous prétexte de sécurité, la réponse est immédiatement
non , avec un commentaire très sensé : Aujourd'hui, si les produits dangereux
sont déplacés, dans les minutes qui suivront, les négociations
s'arrêteront...Moi, tant que je n'aurai pas ma sécurité, ils n'auront pas la
leur... Des éléments incontrôlés pourraient toujours, par désespoir ou par
folie, déclencher l'irréparable. . Chantage ou pas ? Lors des réunions de
discussions entre les responsables , des ouvriers de Cellatex sont à
l'extérieur avec des banderoles : Nous irons jusqu'au bout... boum, boum... Les discussions n'avancent
guère et, au soir du lundi 17 juillet, peu avant 20 heures 30, 5 000 litres
d'acide sulfurique, symboliquement coloré en rouge, sont déversés dans un
ruisseau proche de l'usine, rejoignant la Meuse. Apparemment, un dispositif
avait été, dans les jours précédents, mis en place par les pompiers, afin
d'empêcher une telle opération, mais ce dispositif a été brisé par les
ouvriers pour libérer le flot d'acide. La couleur rouge est destinée à rendre
visible le déversement pour attirer l'il des médias, l'acide sulfurique étant
ordinairement incolore. De toute façon, l'effet physique de ce déversement
sera limité : plus de 200 pompiers ont été amenés sur le site et ont
construit, sous la protection d'un nombre indéterminé de flics (généralement
tenus hors de la vue des ouvriers de Cellatex et des habitants de Givet, bien
qu'à certains moments les ouvriers se soient plaints de tentatives de pénétration
de flics en civil dans l'usine), une sorte de barrage pour empêcher que
l'acide ne gagne la Meuse et chemine ainsi vers la Belgique et la Hollande. Quand ils exécutèrent
partiellement leur menace, les ouvriers précisèrent que si les choses ne
changeaient pas, ils déverseraient de la même manière 10 000 litres d'acide
sulfurique toutes les deux heures ; cette menace fut toujours reportée et
jamais exécutée. Cellatex, en dehors d'être classée risque Seveso ,
bénéficiait aussi d'une solide réputation de pollueur, la première en France
pour le zinc, la deuxième pour les hydrocarbures et la vingt-huitième pour
certains produits cancérigènes ; quand l'usine était en pleine activité, elle
déversait dans la Meuse chaque semaine la même quantité de dérivés de l'acide
sulfurique (sulfates) que les travailleurs déversèrent en une seule fois. Il y aurait même eu, en juin
précédent, une fuite qui déversa, pendant toute une nuit, de l'acide dans la
Meuse, mais personne ne put en donner la dimension. Dans la nuit de ce lundi,
dès qu'il est avisé de ce premier pas -- pourtant mesuré -- dans l'exécution
de la menace initiale, le secrétaire national du syndicat CGT-Textile
téléphone pour exiger que cessent les actions désespérées , en promettant
d'être là dès le lendemain. Si l'effet physique du
déversement put être ainsi contenu et fort limité, il n'en fut pas de même de
l'effet immédiat de cette action ponctuelle. La première conséquence fut la
réouverture immédiate des discussions au niveau national : le leader national
du syndicat du textile discuta directement à Paris avec la ministre du
travail pour fixer le cadre de ce qui pouvait être consenti aux travailleurs
de Cellatex afin de les amener à arrêter leur action. Le but était de
diviser, autant que possible, ces travailleurs, en séparant le noyau dur des
modérés. Mais, étant donné la détermination unitaire affirmée, pas à
n'importe quel prix... Le leader syndical national devait jouer un rôle dans
ces tractations, mais il ne pouvait se présenter devant les travailleurs sans
d'importantes concessions. L'autre conséquence dépassait
le cadre étroit de la lutte Cellatex. D'une part sa dimension dans les
médias, tant nationaux qu'internationaux (au niveau européen,
particulièrement en Belgique et aux Pays-Bas, pays directement concernés par
la pollution de la Meuse et dont les gouvernements auraient fait pression sur
le gouvernement français pour que celui-ci trouve rapidement une solution) :
bien des commentateurs de toute sorte se crurent obligés de donner leur opinion
sur cette lutte, lui donnant ainsi un écho encore plus étendu. D'autre part,
l'écho ne concernait pas seulement les faits eux-mêmes, mais leurs
conséquences possibles sur l'ensemble des relations sociales. Des deux côtés,
du capital et du travail, on scrutait attentivement cette nouvelle situation
en essayant d'en tirer des leçons pour l'avenir. Il y eut même une
manifestation de soutien d'ouvriers d'autres entreprises du secteur organisée
par une intersyndicale aux portes de l'usine occupée, devant les piquets de
grève, mais qui ne réunit qu'a peine une centaine d'ouvriers (isolement de
Givet, plus guère d'usines dans le secteur, manipulation syndicale d'une
manifestation mal organisée pour décourager les grévistes déçus par ce manque
de solidarité... difficile de trancher, mais qui de toute façon n'entamera
pas la détermination de la lutte). Les débats dans l'usine en
grève sont aussi particulièrement violents ; un représentant CGT de l'usine
qui participe aux pourparlers déclarera encore : Il y a risque de dérapage.
Les gens qui sont en colère sont prêts à tout. Je sais que cette nuit, les
organisations syndicales ont poussé les salariés à garder la raison. A de
nombreuses reprises, les échanges ont été plus que vifs. J'ai entendu
plusieurs fois "faire évacuer le quartier". Il n'y eut pas seulement une
reprise immédiate des discussions, mais ce qui avait été précédemment refusé
devint tout d'un coup accessible -- pas exactement ce que voulaient les
ouvriers à l'origine, mais quelque chose qui pouvait éventuellement surmonter
l'impasse. Au cours de ces discussions,
d'abord à Paris puis à Charleville-Mézières (distante, rappelons-le, de plus
de 70 kilomètres de Givet, ce qui évitait d'éventuels débordements), les
travailleurs dans et hors de l'usine maintiennent la pression : sur les
grands feux entretenus sur les barricades de l'entrée de l'usine, ils jettent
des gants de caoutchouc (fournis dans le travail) contenant quelques grammes
de sulfure de carbone, ce qui provoque des explosions, une démonstration
spectaculaire pour les médias accourus à Givet. D'autres ouvriers montrent
des canettes de bière contenant un peu plus de ce liquide explosif qui,
enflammé, peut en explosant créer un cratère de trois mètres de diamètre et
cinquante centimètres de profondeur, tout en produisant un nuage toxique A ce moment, des centaines de
flics sont disséminés hors de la vue de l'usine. Après huit heures de
discussions, de nouvelles propositions sont faites aux ouvriers le mercredi
19 juillet, le troisième jour après les premier pas qui confirmaient leur
menace. Unanimement, ils tombent d'accord pour accepter ces propositions qui,
en même temps, signifient la cessation d'activité de l'usine et la fin de
leur lutte. Des agents de sécurité prennent le contrôle des produits
dangereux, prévenant ainsi la reprise de toute autre action subversive du
noyau dur des ouvriers de l'usine. Qu'ont obtenu les ouvriers de
Cellatex (un des leurs dira qu'il n'avait jamais espéré obtenir tant que ça,
ce qui peut donner la mesure de la frousse panique des dirigeants) ? Bien
sûr, l'usine sera définitivement fermée : est-ce une défaite, comme certains
ont pu l'écrire ? D'une certaine façon, les ouvriers étaient plus ou moins
persuadés de cette fermeture, avant même leur action, et les événements ont
montré que les autorités ont utilisé de fausses promesses seulement pour
tenter de désamorcer la tension et le potentiel de lutte. Il est difficile de
donner des estimations de ce qu'ils ont obtenu, en raison de la diversité des
situations, bien qu'avec les accords en question l'indemnisation globale
semble beaucoup plus égalitaire et beaucoup plus importante que ce à quoi
donne droit le régime légal des licenciés économiques (chacun peut comparer
avec ce qu'il en connaît) : -- une indemnité spéciale de
80 000 francs pour chaque travailleur (initialement, ils demandaient 150 000,
mais on leur avait offert 36 000) (une partie de cette indemnité serait payée
par l'ex-employeur, Rhône Poulenc) ; -- un versement supplémentaire
mensuel, en plus des allocations chômage, pour permettre à tous ceux
travaillant dans l'usine depuis six mois, sans considérer leur statut
personnel (en contrat à durée indéterminée ou déterminée ou à temps partiel),
de toucher pendant deux années le même salaire ; -- des avantages spéciaux pour
les reconversions ; -- un organisme spécial va
suivre l'exécution de ces modalités (certainement avec des pouvoirs de
pression pour éviter la reprise d'une lutte quelconque, certains travailleurs
ayant pu prendre des précautions ). De toutes façons, cet accord
ne fut pas obtenu facilement. La ministre du travail crut bon de préciser :
Il y avait un risque que les choses tournent mal. Des gens en colère peuvent
aller à la dernière extrémité. Je sais que les syndicats ont fait pression
sur les ouvriers pour qu'ils ne perdent pas la tête. A plusieurs reprises,
les discussions furent plus que difficiles. Quand, durant cette période, les
discussions devenaient par trop difficiles, le leader national de la CGT
essaya de faire jurer aux délégués de l'usine (du même syndicat CGT) de ne
pas tenter l'irréparable tant que les discussions n'étaient pas rompues (il
considérait que ce qui avait été fait pendant la nuit du lundi 17 juillet
avec l'acide sulfurique était la limite de ce que les travailleurs pouvaient
faire -- bon prince, que pouvait-il dire d'autre s'il ne voulait pas
perdre la face et jouer son rôle de médiateur ?). Le même leader déclarait, à
ce moment-là, qu'il devenait difficile de contrôler les troupes . La ministre
du travail rendra hommage, une fois la grève terminée, aux syndicats et
politiciens locaux, en déclarant : Je me dois de souligner combien les
syndicats agirent en responsables dans les négociations autant que le soutien
des assemblées locales (on peut renvoyer ces propos à ce que nous avons cité
d'un ouvrier ex-délégué de Cellatex concernant les mêmes responsables
syndicaux ou politiques). Les importantes concessions
obtenues par les travailleurs de Cellatex sont même plus importantes au
niveau national pour les relations de travail. Si l'on considère : -- d'un côté les débats
laborieux entre syndicats ouvriers, le Medef (syndicat patronal) et le
gouvernement en vue d'une réforme drastique du système d'indemnisation du
chômage, signifiant plus ou moins l'obligation pour un chômeur d'accepter
n'importer quel emploi sous n'importe quelle conditions sous peine de se voir
retirer le bénéfice des allocations chômage, -- de l'autre la lutte de
Cellatex transgressant tous les tabous et les palabres pour obtenir par une action
directe bien plus que ce que discutent et promettent ces agents du contrôle
social, on ne peut que conclure que la
lutte des Cellatex sonne comme la réponse de chaque travailleur à de tels
palabres, signifiant pour tous que la lutte paie (bien sûr pas n'importe
quelle sorte de lutte) et peut balayer tous les traquenards du labyrinthe du
système d'indemnisation du chômage. Le bruit de cette lutte fut
même amplifié pour l'ensemble des travailleurs par le fait que partout
s'élèvent des satisfecit sur une prétendue conduite de l'économie qui
entrerait dans une période de prospérité , et que les dirigeants ne parlent
que des excédents de recettes dans tout un ensemble d'organismes, y compris
les caisses de chômage. De l'argent, il y en a, il suffit d'aller le prendre
avec les moyens adéquats. Avec cette lutte inhabituelle,
les innombrables commentaires furent à la mesure d'un côté de son écho parmi
l'ensemble du prolétariat, de l'autre de la crainte de tous les dirigeants
économiques, politiques et syndicaux de voir éclater de telles luttes avec
des conséquences imprévisibles, brisant tous les cadres de domination des
relations de travail. Tous les sociologues furent mobilisés. Quelques
évidences, rarement mises en avant jusqu'alors, émergèrent pour dire que
Cellatex était l'histoire de ceux qui ne se reconnaissaient pas dans les
histoires de la révolution Internet, la croissance florissante et le
rétrécissement des files d'attente de chômeurs . Le baron Seillières,
président du Medef (le syndicat patronal) se rassura pour déclarer que
c'était une situation extrême et qu'il n'y avait pas de risque de contagion
et en même temps déplorant la déficience du dialogue social . On peut deviner ce que cela
veut dire dans la bouche d'un patron : le dialogue social n'est pas
directement pour les travailleurs mais pour les syndicats, ces syndicats
louangés par la ministre pour leur rôle responsable dans la grève Cellatex.
Une vision également partagée par les syndicats CGT et CFDT dont un
représentant dira en regard de cette lutte que la négociation reste une
valeur sûre du mouvement syndical. D'autres essaient d'évacuer cette rupture
avec les formes organisées des luttes dans le cadre bien policé du système
capitaliste, notamment avec cette construction patiemment élaborée par les
économistes et philosophes patentés sur la disparition des classes et la fin
de la lutte de classe. Quelques politiciens sont plus
conscients de la menace qu'une telle lutte représente pour le système et le
fait qu'il puisse les obliger à révéler la véritable nature de l'Etat dans un
conflit de classe. Le ministre de l'Intérieur peut déclarer brutalement qu'il
est inadmissible de tolérer un tel terrorisme économique ; il est relayé par
un autre ministre qui fait dans l'écologie et parle d'écoterrorisme (ce qui
est sans doute de l'humour involontaire, car la pollution haute dose en
continu, par Cellatex en particulier et par l'ensemble du secteur économique
capitaliste, multinationales en tête, n'est pas bien sûr du terrorisme ,
puisque fait au nom de la sacro-sainte loi du profit). Un autre ministre met
pourtant le doigt sur le point essentiel : Ce n'est pas tant la quantité
d'acide déversée dans le ruisseau qui est un problème, c'est le fait que ce
déversement fut organisé volontairement et collectivement. On ne trouve aucun
précédent d'un tel acte dans l'industrie. Des voix contredisent la
déclaration auto rassurante du président du Medef, sur le point qu'il n'y
aurait pas de risques de contagion. Un autre écologiste craint que le mauvais
exemple puisse trouver des émules . Un autre politicien parle, lui, de la
menace terroriste dans les conflits industriels . Un sociologue expliquera
très sérieusement qu'une telle lutte exprime la perte d'une culture
collective . D'une certaine façon, du point de vue capitaliste, il est dans
le vrai. Si l'on considère l'idéologie dominante que travailleurs et
dirigeants doivent travailler main dans la main comme des personnes
responsables , selon l'idée défendue par les syndicats de protection de
l'outil de travail , il est bien certain que l'on se trouve devant la
négation totale de cette notion et l'affirmation brutale du refus de la
globalité du capital. La lutte de Cellatex révèle,
aux travailleurs Cellatex eux-mêmes et à l'ensemble du prolétariat, qu'il n'y
aucun tabou dans la lutte de classe ; quand l'outil de travail supposé
garantir la condition ouvrière dans les termes fixés par les nécessités de
l'exploitation est détruit par le capitalisme lui-même, pourquoi ne pas
utiliser le matériel comme un moyen d'attaque dans la simple lutte pour la
survie ? Dans une période où nombre d'usines et d'emplois disparaissent
définitivement ou sont déplacés ailleurs seulement au gré des intérêts
capitalistes, les travailleurs ne se sentent plus du tout prisonniers de cette
idéologie qui les conduisait à accepter de lier la protection de leur emploi,
de leurs salaires, de leur vie, à la protection des machines qui servaient à
les exploiter. Cellatex montre que cette protection totalement rejetée ne
s'applique pas seulement à l'usine, aux machines et au matériel mais à
l'ensemble des accessoires de leurs vies de prolétaires, notamment dans les
habitations autrefois construites par les patrons autour de l'usine pour
avoir une main d'oeuvre servile et disponible presque héréditairement.
Certains ont vu dans les menaces des prolétaires de Cellatex une attitude
suicidaire ; c'est voir la guerre sociale par le petit bout réducteur de la
lorgnette ; la guerre de classe est totale et ne ménage ni les biens, ni les
vies, tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, a concouru à l'édification
d'un système d'exploitation qui a précisément conduit à une telle situation :
du passé, faisons table rase , telle aurait pu être la devise, involontaire,
des prolétaires de Cellatex. Chantage médiatique bien
orchestré, ou bien intentions qui auraient pu devenir réalités ? On peut se
poser la question, après les déclarations de quelques leaders de la grève,
proclamant qu'ils n'avaient jamais eu l'intention de faire exploser l'usine
pas plus que de déverser tout l'acide dans la Meuse. Les fameux gants de
caoutchouc n'auraient contenu qu'un mélange inoffensif de gaz divers, le
système de mise à feu des réservoirs de sulfure de carbone aurait été
entièrement bidon, fait seulement de quelques câbles placés en évidence.
L'expulsion de quelques ouvriers -- les plus déterminés -- pourrait
accréditer de telles affirmations ; mais les craintes des dirigeants
syndicaux et des autorités, maintes fois affirmées tout au long de la lutte,
montrent qu'à tout moment (même si certains responsables ne se payaient que
de mots pour calmer la radicalité tout en feignant de l'épouser, en paroles
et avec des feintes) l'irréparable , pour reprendre les mots du responsable
national CGT-Textile, pouvait se produire. Feinte ou pas, la question
devient secondaire, car la destruction de l'usine et/ou de son environnement
hantait la détermination des 153 travailleurs et se trouvait être l'élément
central du dialogue avec les dirigeants. On peut aussi se poser la question
si, la grève finie, et le rapport de force rebasculé en faveur du pouvoir,
les plus militants ne voulaient pas faire croire qu'ils étaient restés très
modérés , peut-être pour éviter des poursuites, mais sûrement pour ne pas
être précédés d'une réputation sulfureuse dans une recherche éventuelle d'un
prochain emploi : les listes rouges, ça existe toujours, et les déclarations
d'un patron que nous citons par ailleurs sont là pour montrer que certains --
les moins de cinquante-cinq ans de Cellatex -- peuvent avoir quelque raison
de s'inquiéter de leur sort futur de travailleurs. D'une certaine façon, même
s'ils ne passent pas aux actes, la même chose est passée, à un moment ou à un
autre dans la tête de tout travailleur. Ce n'est donc pas par hasard si la
lutte de Cellatex a rencontré un tel écho et si, sans se soucier des
déclarations officielles, cette lutte fut suivie par d'autres présentant les
mêmes caractères. Le préfet des Ardennes pourra
dire, après la fin de la lutte Cellatex, essayant aussi de prévenir l'extension
de telles méthodes de lutte, que le conflit Cellatex avait eu un caractère
exceptionnel et que, par suite, il avait dû être traité par des moyens
exceptionnels (il ne dit d'ailleurs pas ce qui était exceptionnel , car
précisément ce serait souligner qu'une méthode spécifique d'action collective
peut avoir des résultats exceptionnels ). On peut d'ailleurs prévoir que
des contre-feux capitalistes sont déjà en place derrière la rhétorique des
serviteurs du système. Du côté patronal : un patron d'une usine métallurgique
des Ardennes questionné au sujet de cette grève annonce la couleur, alors
qu'on kui demande s'il est prêt à embaucher des ouvriers de Cellatex : Les
seuls ouvriers de Cellatex qui pourraient trouver un emploi chez moi sont
ceux de l'entretien. Mais la plupart d'entre eux furent parmi les meneurs
dans la grève et, à vrai dire, j'hésiterais à les embaucher . Une menace qui
ne concerne pas seulement les travailleurs de Cellatex mais tous autres
travailleurs qui seraient tentés de suivre le même chemin qu'eux. Et du côté
syndical, sans aucun doute aussi pour tenter de prévenir et d'encadrer tout
mouvement autonome ; mais là, on voit mal, avec l'hémorragie des
représentations syndicales, comment ils pourraient s'y prendre pour prévenir
d'aussi imprévisibles mouvements de base, qu'on ne peut imputer à des meneurs
ou groupes ayant clamé antérieurement une ardeur révolutionnaire. Dans la foulée de Cellatex, des formes de luttes
identiques au début de l'été Dans la quinzaine qui a suivi la fin de la lutte
Cellatex, des travailleurs, dans différentes partie de France, ont utilisé
les mêmes menaces que ceux de Cellatex comme moyen de chantage pour obtenir
ce qu'ils revendiquaient, dans des situations parfois similaires, parfois
quelque peu différentes. Mais, contrairement à Cellatex, ces luttes n'ont
guère fait l'objet de publicité dans les médias et il est plutôt difficile
d'en donner des détails. Cette semi-censure répond certainement à ce que nous
venons de dire sur le contre-feu destiné à endiguer une extension éventuelle
de telles luttes. Nous ne pouvons donc donner dans ce qui suit que les
détails connus, ignorant, la plupart du temps, la façon dontelles se sont
développées et comment elles se sont terminées. FORGEVAL. A
Valenciennes, ville industrielle (50 000 habitants ) dans le Nord de la
France, pas trop éloignée de Givet, aussi avec un fort taux de chômage, dans
le même type de vieille région industrielle frappée de plein fouet par les
restructurations dans la sidérurgie, la métallurgie et le textile. La lutte
se déroule en même temps que celle de Cellatex, mais il est impossible de
dire si les mêmes causes produisent les mêmes effets ou si l'une a servi
d'exemple à l'autre. L'usine métallurgique emploie 127 travailleurs et est
mise en faillite le 21 juillet : tous les travailleurs sont licenciés. La menace est la même qu'à Cellatex, dans un
contexte identique. L'usine a en magasin 36 000 litres d'huile de machine
inflammable ; ce produit a été installé sous une grande presse, une machine
de valeur et est prêt à être mis à feu. Ils disposent aussi d'autres
hydrocarbures qu'ils menacent de déverser dans une rivière proche et ont
installé des bouteilles d'acétylène et d'oxygène dans des pneus pour parfaire
cette pyrotechnie. La même menace qu'à Cellatex : tout cela sera utilisé
s'ils n'ont pas de réponse ferme sur plus d'argent et des garanties de
réembauche. Apparemment, le mouvement restera minoritaire et divisé, à la
fois par les solutions présentées à plusieurs reprises par les représentants
syndicaux métallurgie, par la crainte d'une intervention des CRS, par la
promesse d'une reprise partielle des salariés. Toujours est -ilque le 30
juillet tous les barrages à l'entrée de l'usine et les autres dispositifs
sont abandonnés et nettoyés. Ils ne semblent pas avoir obtenu beaucoup plus
que les garanties légales, dont une prime de 50 000 francs si, en février
2001, ils sont toujours sans travail à l'expiration d'un congé de conversion
de six mois. ADELSHOFFEN. A Schiltigheim (banlieue de Strasbourg en Alsace,
extrême est de la France sur la frontière avec l'Allemagne). Là, le taux de
chômage, de 5,7 %, est largement inférieur à la moyenne nationale (autour de
10 %). Une brasserie avec 400 travailleurs appartenant à la multinationale de
la bière Heineken, qui voudrait fermer cette usine située en plein
centre-ville, rachetée avec l'absorption de la firme pour transférer les
fabrications vers une autre usine de cette firme (Fisher), à Saint-Omer dans
le Nord de la France près de Calais. Selon les travailleurs, l'usine est
viable, et ils ne comprennent pas les raisons de cette fermeture. Le lien avec Cellatex n'est pas évident. Un
travailleur de la brasserie déclarera : Il y a déjà longtemps que cela nous
trotte dans la tête ; nous n'avons rien à perdre, mais, c'est vrai que
Cellatex nous a donné des idées. Depuis vingt-deux ans, cette usine n'a pas
connu une seule grève. La fermeture n'est pas une chose récente, les
travailleurs en ont été informés depuis des mois. Tout ce que les syndicats
leur ont proposé, ce furent d'une part des grèves tournantes de cinquante
minutes toutes les huit heures, qui font baisser la production mais ne gênent
guère la direction qui veut fermer l'usine, d'autre part les traditionnelles
manifestations, appelées et contrôlées par eux, qui se sont répétées sans
autre effet que laisser le goût amer de l'impuissance devant le rouleau
compresseur capitaliste, enfin des pétitions et des appels aux élus , tout
aussi inefficaces. De nouveau, on entend les même propos que ceux
sortis de la bouche des travailleurs de Cellatex : Menacer de faire sauter
l'usine est la seule solution pour faire bouger le choses. Je suis prêt à le
faire s'ils nous poussent à bout. Mais là, les syndicats affichent dès le
départ leur hostilité à cette forme d'action : le secrétaire national de la
Fédération CGT de l'agro-alimentaire prend ses distances avec la lutte et un
délégué CGT affirmera ouvertement : il s'agit simplement d'un moyen de
pression pour la négociation. La nouvelle forme de lutte commence le 19 juillet
: le directeur du personnel est séquestré dans l'usine occupée (il sera
évacué en ambulance avec un malaise cardiaque), les délégués de base refusent
de discuter plus avant avec la direction dans le comité d'entreprise. Les
bouteilles de gaz utilisées pour les chariots élévateurs sont mises en
position d'être utilisées pour faire sauter deux réservoirs d'ammoniaque (qui
servent au refroidissement ; jusqu'à récemment, le risque de pollution par des
fuites de gaz étaient tel que toute construction nouvelle était interdite
dans un rayon d'un kilomètre autour de la brasserie).Un premier ultimatum,
fixé initialement au 20 juillet, est reporté au 23. Un délégué CGT est
désigné par dérision, mais non sans signification, président de la brasserie
. Le secrétaire national de la Fédération CGT de l'agro-alimentaire blâme
sérieusement toute cette action. Les travailleurs déversent en plusieurs fois
68 000 litres de bière dans les rues de la ville, bloquant ainsi tout le
trafic autour de l'usine. Finalement, le 26 juillet, ils acceptent un accord
qui comprend la fermeture partielle de la brasserie au 1er septembre, des
indemnités de licenciement plus importantes (101 resteront licenciés avec 75
000 francs, une prime de 300 000 francs en cas de départ volontaire réduite à
125 000 pour ceux qui ont moins de deux ans d'ancienneté, le salaire garanti
jusqu'à cinquante-cinq ans en cas de préretraite avec une prime de 50 000
francs) et des garanties d'emploi (certains resteront sur le site, d'autres
seront mutés dans d'autres brasseries du groupe) et de reclassement. BFEF-BERTRAND FAURE. Sous-traitant
de PSA (Peugeot-Citroën), fabricant de garnitures de sièges de voitures à
Nogent-sur-Seine (Aube), 5 500 habitants, à cent kilomètres au sud-est de
Paris. L'usine, qui compte 236 travailleurs, en majorité des femmes, doit
fermer au début de septembre pour cause de délocalisation en Asie ou
ailleurs. L'occupation commence le 27 juillet, jour et nuit, pour empêcher un
éventuel transfert des machines durant août, période de vacances. La menace
d'incendier l'usine et de faire sauter des bouteilles de gaz (l'usine est
aussi proche d'une centrale atomique) accompagne des discussions. Le
responsable CGT n'est pas très sûr de l'acceptation des accords qu'il discute
avec la direction : Il n'est pas sûr que les ouvrières s'en contentent. Elles
nous ont déjà débordés jeudi 26 juillet quand on est arrivés à l'usine, elles
avaient mis les machines dehors, les matières premières, l'outillage...On
essaie de contenir les gens. Mais je ne sais pas jusqu'à quand. Une autre
fois, c'est tout un stock de housses de sièges prêt à l'expédition qui est
sorti pour être incendié. Au moment où nous écrivons ces l#ignes, aucune
autre information n'est parvenue ; d'informations contradictoires, début
août, il semble bien ressortir que les représentants syndicaux ont toutes les
peines du monde à faire accepter les compromis qu'ils ont élaboré avec les
dirigeants et les autorités, compromis qui entérine la fermeture de l'usine
moyennant une indemnisation plus importante. CEE-CONTINENTALE D'EQUIPEMENTS
ELECTRIQUES. A Meaux, dans la grande
banlieue parisienne, à quarante-cinq kilomètres à l'est de la capitale, 35
000 habitants. Cette société employant 188 travailleurs, dont 146 à Meaux,
vient de fusionner avec la Société française industrielle de contrôle et
d'équipement, qui fabrique le même matériel d'équipement électrique. Sur les
188 travailleurs, 69 garderont leur emploi, l'usine de Meaux prenant le plus
fort contingent de licenciés : 80 connaissent leur sort par fax le 20 juillet
(certains travaillant là depuis plus de trente ans). La réaction est
immédiate : On nous traite comme du bétail. Personne ne s'est déplacé pour
annoncer les licenciements . C'est le début de l'occupation. Les travailleurs
allument un feu symbolique (?) près de l'usine et revendiquent expressément
les mêmes avantages et garanties que ceux obtenus par les salariés de
Cellatex. On ne sait pas ce qu'ont donné les discussions engagées alors à la
préfecture du département. Quelques réflexions Il serait absurde de tirer de
ces luttes, comme c'est trop souvent le cas, des conclusions définitives,
comme par exemple celles d'un sociologue qui y voit la résurgence d'un
anarcho-syndicalisme qu'on croyait étouffé par les années de crise ou bien
l'émergence d'une radicalisation des luttes. On peut tout d'abord voir ce
que ces luttes peuvent avoir en commun : la résistance, le refus d'être plus
longtemps les victimes de la logique inexorable de la rentabilité
capitaliste, dans laquelle le prolétaire-producteur n'est plus rien d'autre
qu'un objet, dont le sort ne dépend plus de ce qu'il a pu accomplir et
accepté jusqu'alors, mais d'un ensemble de conditions objectives sur
lesquelles il n'a aucun pouvoir et que, souvent, souvent il ignore même
totalement. Ce prolétaire prend ainsi brutalement conscience de ce qu'il est
pour le capital : le support d'une marchandise -- sa force de travail -- qui
devient invendable parce que dévaluée par le jeu de données qui lui sont pour
une bonne part extérieures. Il en ressent d'autant plus l'incongruité
qu'actuellement, on lui clame sur tous les tons une prospérité retrouvée, des
bénéfices faramineux et des caisses diverses regorgeant de surplus. Ce qui revient comme un
leitmotiv dans les propos, dans toutes ces luttes, c'est des phrases comme on
n'est plus rien on est traités comme des déchets . Personne, seulement leur
situation présente, leur a soufflé une telle prise de conscience de leur
place réelle de prolétaires dans la société. Ce sentiment est renforcé par
un autre trait commun à ces luttes : elles se déroulent dans des situations
d'isolement, soit géographique, soit de petites entreprises entraînées dans
le réseau mouvant des sous-traitances, soit dans des régions ravagées depuis
des années par les restructurations capitalistes -- et souvent, tous ces
facteurs sont réunis. Cet isolement et la faible importance de leur
entreprise, donc de leur nombre, accentue encore cette conscience d'être des
laissés-pour-compte , parce qu'ils n'ont pas de poids électoral ou social.
Leur radicalisme vient naturellement de la volonté de se faire entendre après
avoir épuisé les moyens éculés que leur proposent les syndicats gestionnaires
des hoquets du système capitaliste. Il est bien évident que toutes
les luttes, même celles qui débouchèrent sur des mouvements de plus grande
ampleur, ont toujours été des luttes défensives. Ainsi en est-il de même de
ces luttes aux méthodes radicales. On peut le regretter avec tous ceux qui, à
la recherche d'un sujet révolutionnaire, déplorent l'absence d'une conscience
de classe. Ce sont ceux-là même qui parlent d'attitude suicidaire ,
d'épiphénomène à propos de Cellatex et des imitations. Pourtant, les faits --
tels qu'ils se déroulent -- multiformes de la lutte de classe ont la tête
dure : ils refusent de se plier dans des catégories (sauf à en faire des lits
de Procuste) et de révéler en clair ce que parfois ils ne contiennent pas
directement, mais expriment néanmoins lorsqu'on les replace dans le contexte
plus global de résistance au capital dans le monde d'aujourd'hui. Lorsqu'une ouvrière de
Cellatex déclare : On nous a même traités de terroristes parce qu'on a la
rage de vivre sans exiger la lune , et qu'on relie cette réflexion à l'idée
acceptés par tous à Cellatex (même si elle n'était, comme on l'a prétendu
après, qu'une comédie bien organisée) de destruction de l'usine et d'une
partie de la ville, on ne peut que faire le rapprochement avec la même rage
de vivre qui anime les jeunes des banlieues déshéritées à détruire leur
propre environnement. Le On n'est pas des
irresponsables, mais on est à bout d'un ouvrier de Cellatex fait écho à cette
réflexion d'un politicien : C'est malheureux qu'il faille en venir à cette
violence pour qu'on les considère. Pour tous, ayant la rage de vivre , les
moyens pacifiques sont depuis longtemps épuisés et le recours à une violence
s'impose naturellement. J'entends déjà les apôtres de la conscience
révolutionnaire fustiger cette rage de vivre qui, inévitablement, se
concrétise dans un monde capitaliste, dans le mirage de la consommation,
témoin cette jeune ouvrière de Cellatex déclarant quavec son indemnité elle
allait pouvoir s'acheter une BMW. On devrait s'interroger sur la portée globale
du Pourquoi pas nous ? dans tous les domaines. Un des rares commentaires à
tenter de relier cette violence extrême à l'ensemble des luttes des dernières
décennies, on le trouve du côté capitaliste dans un journal financier
britannique, le Financial Times, qui écrit le 19 juillet : Les travailleurs
français en colère ont dans le passé kidnappé des dirigeants d'entreprise,
occupé les installations, bloqué les accès aux usines... Mais cette fois ils
ont recours à des mesures encore plus désespérées. Il est significatif que,
venant d'une publication qui ne s'attache globalement qu'à tout ce qui
concerne le rendement du capital, ce commentaire ne concerne que les actions
touchant le lieu de travail, ce qui est normal puisque c'est là que coule la
plus-value. Cependant, dans la période actuelle où les méthodes de production
(lieux dispersés et flux tendus) reposent souvent sur une dimension
géographique pour faire de la communication un des éléments essentiels du
système productif, les attaques de classe peuvent se déplacer hors des lieux
propres de travail, mais la réflexion citée reste valable. Pourtant, il ne faudrait pas
s'arrêter seulement à ce domaine essentiel de la production mais voir ce qui,
dans l'ensemble du système capitaliste, reflète et relaie le conflit central
travail contre capital... La société française (pour ne parler ici que
d'elle) a montré, depuis une vingtaine d'années, que toutes les médiations,
politiques, nationales ou locales, syndicales, etc. étaient plus ou moins
reléguées au magasin des accessoires, et que des formes plus ou moins
originales et autonomes de lutte surgissent dans les domaines les plus
divers. Etendant sa réflexion à propos de Cellatex, un député
social-démocrate relevait, dans le quotidien Libération (27 juillet 2000) : Plus qu'à l'analyse d'un
nouveau terrorisme, on est donc ramené ici à la question des moyens dont
disposent dans notre société les uns et les autres pour se faire entendre et
obtenir des arbitrages favorables de la part des instances chargées de mettre
en uvre la solidarité nationale. Il a raison ce naïf ou/et retors, ce brave
soldat de la social-démocratie qui croit encore aux vertus d'un capitalisme
tempéré et acceptable , alors que le capitalisme détruit allègrement une
planète à feu et à sang, déplorant seulement que les médiations ne
fonctionnent pas et qu'il faut en trouver de nouvelles pour que le capital
puisse surmonter ses problèmes et ainsi pérenniser. Il a raison de s'inquiéter.
Encore, pour ne parler que de la France, on pourrait énumérer toutes les
percées, rapidement colmatées et/ou annexées, d'un courant autonome qui
déborde constamment ces médiations impuissantes dans les domaines les plus
variés, pour faire entendre des revendications élémentaires de base qui
restent ignorées parce qu'elle ne concordent pas avec la logique du système.
La liste en serait longue, depuis les coordinations du rail (1986-1987), des
infirmières (1988-1989) et d'ailleurs dans les mêmes périodes, le mouvement
Tous ensemble de 1995-1996, jusqu'à Cellatex en passant par le malaise des
banlieues, les manifestations débordées des jeunes ou des sans-papiers, ou
les occupations d'écoles du Languedoc... La meilleure réponse aux
propos du réformiste à la recherche de la martingale de contrôle et
d'encadrement est donnée par ces coups de téléphones que reçoit le secrétaire
du comité d'entreprise de Cellatex, du style : On est 400 à être licenciés,
comment peut-on faire pour que l'opinion parle enfin de nous ? Il ne faut pas non plus se
bercer d'illusions pour le futur. Les structures du système savent, au fur et
à mesure du cheminement de cette autonomie, prendre les mesures pour éviter
que cela se reproduise : les gouvernants de toutes sortes sont experts pour
cela, mais à chaque fois ils s'attaquent au passé, et le futur montrera que
si les formes déjà apparues ne peuvent se reproduire à cause de la
répression, d'autres formes imprévues (et imprévisibles) surgiront. Ainsi va
la dialectique dans la lutte de classe. Pour Cellatex and Co, nul doute que
les contre-feux soient déjà en place, qu'il s'agisse de contrôles plus
efficaces des produits dangereux pouvant servir à l'occasion, ou de fusibles
d'intervention syndicaux, politiques ou administratifs. C'est sans doute à
cela que pensait le baron du Medef lorsqu'il déclarait qu'il n'y avait aucun
risque de voir Cellatex faire école. H. S., août 2000 |