LE NOUVEAU MOUVEMENT

 

 

 

 

[1] Les luttes contre la domination capitaliste qui, sous ses formes modernes et diverses couvre tous les Etats du monde, montrent des tendances nouvelles en rupture totale avec ce quelles furent jusquau début du XXe siècle.

 

[2] Le trait commun et essentiel de ces tendances est la prise en mains par ceux qui luttent, par eux-mêmes et pour eux-mêmes, de la totalité de leurs intérêts propres, dans toutes les circonstances de leur vie, dans le domaine de laction comme dans celui de la pensée.

 

[3] Les traits de ce que pourrait être une transformation radicale des rapports sociaux se dessinent dans les bouleversements du capitalisme lui-même, dans ses crises et ses tentatives dadaptation. Ces traits peuvent surgir dans des explosions isolées, et rapidement détruits par les intérêts dominants, ou sesquisser dans de lents cheminements, plus ou moins endigués par des réformes.

 

[4] On peut constater plus ou moins dans tous les domaines de lactivité humaine, dans tous les pays, à léchelle des individus comme de toutes les collectivités dans lesquelles ils sont impliqués. Les luttes sur les lieux mêmes de lexploitation des hommes par le capital lentreprise reste essentielle ; mais les manifestations de ces tendances trouvent leur expression dans tous les domaines, avec des formes semblables. Les affrontements sociaux sétendent à tous les secteurs de la vie sociale, montrant que lautonomie ne saurait être limitée, mais bouleverserait tout.

 

[5] La fin de tout travail aliéné, donc de lexploitation, la fin de toute domination des hommes sur les hommes, transformera la totalité des rapports sociaux. Si cela est vrai, il est tout aussi vrai que les luttes dans tous les domaines transforment en même temps et au moment où elles se déroulent la totalité des rapports sociaux.

 

[6] Ces tendances à lautonomie et les formes originales, ouvertes ou diffuses, quelles prennent, se heurtent à lensemble des structures du monde capitaliste : Etat, partis, syndicats, groupes traditionnels, et tout le système de valeurs de la société dexploitation. Il en résulte des conflits permanents, tant pour lindividu que pour les groupes sociaux auquel il appartient. De ces conflits, on peut tirer la conclusion que les manifestations diverses du nouveau mouvement vont à lencontre de toutes les formes délitisme et davant-gardisme : elles tendent à détruire toute hiérarchie et à établir de nouvelles formes de relations entre les individus eux-mêmes, entre les individus et les organismes de luttes, entre ces organismes eux-mêmes.

 

[7] Ces luttes et ces tendances se relient à certaines luttes et tendances du passé ; comme par exemple lapparition des conseils ouvriers ou dorganismes homologues dans toutes les périodes dans lesquelles les luttes sociales tendent à menacer les bases même du système. La connaissance, létude et la réflexion à propos de ces faits sont un élément de notre connaissance du présent. Mais nous ne pensons pas que ce travail dinformation, danalyse, de théorisation, doive conduire à définir des modèles. Ce qui surgit dune lutte est adapté aux nécessités de cette lutte et ne peut donc servir de but pour dautres luttes ou de critère pour ce qui surgit de ces autres luttes.

 

[8] Les éléments dun monde nouveau ont tendance à se dégager en permanence du fonctionnement même du système capitaliste. Ces éléments sont à la fois produits par ce fonctionnement et nécessaires à ce fonctionnement, comme lest par exemple la nécessité de linitiative individuelle et collective à la base pour faire fonctionner lentreprise capitaliste moderne par exemple. Les formes qui sen dégagent ne peuvent être que transitoires, éphémères et marquées par la société dans laquelle elles se sont développées, comme, par exemple, le blocage de vastes unités par des mouvements spontanés dans un secteur, la grève active, la résistance au travail, les mouvements pour lamélioration de la condition des femmes, pour laménagement des quartiers, etc. Il est important de souligner lexistence de ces éléments, danalyser leurs développements et leurs formes ; il est vain de glorifier les actions autonomes comme lavènement imminent de la révolution ; il est tout aussi vain de les critiquer systématiquement sous prétexte que leur isolement les conduit finalement à concourir au renforcement du système. Aux groupes traditionnels qui voyaient dans chaque grève la révolution ou la dénonçaient comme « réformiste », se sont substitués des groupes plus subtils qui proposent des formes de luttes « tactiques » soit disant plus radicales.

 

[9] Quelles aient été glorifiées ou dénigrées, les actions autonomes nont été que rarement considérées comme les premiers symptômes dun nouveau mouvement dont lorganisation ne pouvait apparaître et se développer que dans la lutte elle-même. Pratiquement, les tentatives danalyses essaient dexpliquer léchec de ces actions, soit par leur « manque dorganisation », soit par linexistence dun parti révolutionnaire, le « manque de conscience », le retard idéologique, etc Toutes ces critiques relèvent en fait des schémas anciens ou traditionnels jugeant ce qui se passe daprès des critères définis par une élite révolutionnaire. Cette élite aurait à jouer, le moment voulu et par des voies diverses, un rôle central dans la révolution. Cette élite devrait, dans la révolution ouvrière, être lannonciatrice des crises et tracer la voie libératrice, exactement comme la bourgeoisie la fait en son temps. La révolution, conçue elle-même comme lévénement unique, se trouve détenir un pouvoir magique de transformation totale et brutale de tous les rapports sociaux : à partir du moment où une force assez violente pourrait désintégrer un maillon isolé de la chaîne de domination du capitalisme mondial, tout devrait basculer dans la société communiste.

 

[10] Le nouveau mouvement soppose à ce que nous appelons lancien mouvement. Cet ancien mouvement relève de schémas et de situations de la période historique du début du XVIIIe siècle jusquau début du XXe siècle, aux environs de la guerre de 1914. Jusquà la première guerre mondiale, on pouvait considérer comme valables les idées et les concepts surgis dans cette période. Ce qui, dans les partis ou organisations sociales-démocrates, bolcheviques, syndicalistes, pouvait paraître révolutionnaire à ce moment, a montré que ce nétait quune révolution dans la forme du capitalisme (capitalisme bureaucratique planifié au lieu de capitalisme libéral), laissant intacte la domination du capital et lexploitation du travail.

 

[11] Lancien mouvement apparaît, depuis la première guerre mondiale, de moins en moins adéquat aux situations issues du capitalisme ainsi rénové. Le nouveau mouvement, dès ses premières manifestations, sest dressé, non seulement contre les anciennes formes de lancien mouvement, alors même quelles pouvaient encore contenir des illusions révolutionnaires ; par exemple, les conseils dusines en 1917 en Russie et leur épilogue à Cronstadt. Le nouveau mouvement met en cause non seulement lexistence de ce quon peut englober sous le terme davant-garde (partis, groupes), mais aussi la conception même de la révolution. Lancien mouvement, comme détenteur présent ou potentiel du pouvoir capitaliste, ne peut quengager une lutte à mort contre toute manifestation du nouveau mouvement, soit pour labsorber, soit pour le détruire par la violence.

 

[12] Un des traits essentiels du nouveau mouvement est actuellement dans lattitude de ceux qui luttent et qui cessent de revendiquer, de personnes, de groupes, dinstitutions qui leurs sont extérieures : parents dans la famille, mari dans le couple, professeurs dans lécole ou luniversité, patrons dans lusine, syndicats dans les luttes, partis ou groupes pour laction ou la théorie, etc La forme de la lutte tend à être souvent la pratique même de ce qui est revendiqué. La tendance nouvelle est de faire les choses que lon désire par soi même, de prendre et de faire, au lieu de demander et dattendre.

 

[13] Les manifestations les plus visibles de cette tendance sont dans les formes nouvelles de la lutte de classe et lextension des conflits de classe à des affrontements entre dominants et  dominés dans toutes les structures de la société. Ces affrontements dessinent la cassure entre tous ceux qui agissent pour les travailleurs quelques soient leurs motivations et laction propre des exploités. On peut trouver ces formes diverses dans les tentatives de rejet des syndicats, lorganisation souterraine des luttes, les tentatives de liaisons horizontales, les attitudes nouvelles des élèves, des femmes, des homosexuels, des ouvriers devant le travail, etc toutes attitudes qui expriment la lutte des intéressés pour eux-mêmes et par eux-mêmes.

 

[14] Une des constantes des organisations était de se considérer comme le mouvement ouvrier et de faire de lhistoire des organisations lhistoire du mouvement ouvrier. Le nouveau mouvement développe sa propre histoire, qui nest finalement que celle du mouvement des travailleurs eux-mêmes, dissimulée jusquici par ceux qui faisaient lHistoire de leur seule activité « révolutionnaire ».

 

[15]  Le vieux mouvement ne peut envisager les différentes manifestations du nouveau mouvement que pour les assujettir à ses buts politiques. En général, il sagit de condamnations sans appel sous des étiquettes comme « réformiste », « non-conscient », « marginal », etc Mais la force du nouveau mouvement est telle quelle oblige les adeptes du vieux mouvement aux acrobaties les plus diverses pour tenter de se maintenir tant bien que mal dans le rôle quils se sont ou qui leur est assigné. Les transformations ou conflits au sein des parts ou syndicats, les scissions actuelles des différents partis ou groupes, sexpliquent souvent par des tentatives dadaptation des positions fondamentales aux caractères nouveaux des mouvements de lutte en les infléchissant dans leur intérêt.

 

[16] Certains répètent inlassablement les mêmes schémas, comme si le monde capitaliste ne sétait pas profondément transformé en 150 ans. Mais dautres essaient de sadapter ; on assiste ainsi à un double courant :

 

a) Ceux qui veulent donner une valeur absolue à certaines luttes particulières : on voit ainsi fleurir des théories privilégiant la lutte des jeunes, des femmes, des étudiants, des

marginaux, etc Certains considèrent le refus du travail et la destruction des lieux de travail comme le seul signe avant-courreur de la destruction du capital ; dautres veulent restreindre la notion de classe ouvrière au seul prolétariat dusine ; dautres enfin nient quil existe encore une lutte de classes, ne voyant plus que des individus victimes dune même aliénation universelle.

 

b) Ceux qui, par contre, rejettent tout particularisme et conservent une tentative dexplication totale ; ils modernisent langage et théorie, intègrent plus ou moins lévolution du capital et de la lutte de classe, mais refusent en même temps au nouveau mouvement sa caractéristique essentielle : lautonomie dans tous les domaines de lactivité dune lutte, sans exception.

 

[17] Ces tentatives ne sont pas toutes négligeables, car elles aident parfois à dégager le sens des manifestations nouvelles de lautonomie et à souligner les ambiguïtés et limites de celles-ci dans la société capitaliste. Mais limportance de ces théories, idées ou activités de groupe, est souvent démesurément grossie par les débats passionnés limités au ghetto de « lavant-garde révolutionnaire ». Ces débats eux-mêmes, et les idées qui en sortent sont dailleurs, quoi quen pensent leurs auteurs, récupérés, comme tout ce qui se développe dans la société du capital, par la classe dominante elle-même : lavant-garde elle-même finit par être le creuset où sélabore lidéologie dont les structures établies par le vieux mouvement semparent finalement.

 

[18] Dans les luttes, lintervention de cette avant-garde conduit à une même situation. La prétention est dapporter beaucoup à ces luttes, dans tous les domaines. Mais, dans les faits, tout se passe dune manière totalement différente de ce quils pensent. Parfois, ceux dont ils voudraient faire les instruments de leurs buts politiques retournent la situation et transforment des bonnes volontés intéressées en instruments de leurs propres luttes. Parfois, au contraire et plus souvent, cette intervention ne réussit quà freiner le développement autonome de la lutte. Là aussi, les partis ou syndicats quils prétendaient surpasser se servent de leur intervention pour canaliser et réprimer cette autonomie, à laquelle ils semblaient pouvoir contribuer au départ.

 

[19] Quelques soient les divergences entre tous ces groupes sur le plan de laction ou de la théorie, même sils se déchirent à belles dents, ils ont tous en commun un trait essentiel : ils refusent de laisser à ceux qui luttent la possibilité de régler par eux-mêmes et pour eux-mêmes la totalité de la situation dans laquelle ils sont impliqués (action, organisation, but, tactique, réflexion, perspectives). A la rigueur, on reconnaît à ceux qui luttent la décision dans laction et lorganisation, mais on leur refuse la « conscience de leur lutte » et, a fortiori, la théorie et les perspectives. Ce faisant, on accorde une priorité à certaines formes de pensée par rapport à lacte lui-même. Le spécialiste de la pensée et de la réflexion politique redevient ainsi le supérieur hiérarchique de ceux dont acte et pensée sont indissociables, ce qui est précisément le propre de tout être dans le processus de lutte contre la domination sociale au sein même de la collectivité sociale dans laquelle il est impliqué. On peut voir de nombreux groupes qui acceptent lautonomie des luttes seulement si cela va dans une « sens socialiste, révolutionnaire »jugé à lavance par des experts.

 

[20] Le nouveau mouvement nest pas ce que quelques-uns, fussent-ils nombreux, organisés, structurés, « cohérents », peuvent construire ou penser pour la « libération »  des autres. Cest ce que chacun ou tous créent par eux-mêmes dans leur lutte, pour leur lutte, pour leur propre intérêt. Le dépassement des particularismes, lunification des revendications, leur dépassement dans des problèmes  plus généraux, plus fondamentaux, les perspectives de la lutte, tout cela ne peut être, à un moment donné, que le produit de la lutte elle-même. Les syndicats parlent toujours dunité, les groupes de fronts, de comités, etc ; dans toute grève où sexprime lautonomie de laction, personne ne parle plus de cela, car la lutte est le fait de tous les travailleurs en marche.

 

[21] Lapparition du mouvement autonome a fait évoluer la notion de parti. Le parti « dirigeant » dhier, se définissant lui-même comme « avant-garde révolutionnaire » , sidentifiait au prolétariat ; cette « fraction consciente du prolétariat » devait jouer un rôle déterminant pour élever la « conscience de classe », marque essentielle des prolétaires constitués en classe. Les héritiers modernes du parti se rendent bien compte de la difficulté de maintenir une telle position ; aussi chargent-ils le parti ou le groupe dune « mission » bien précise pour suppléer à ce quils considèrent comme les carences des travailleurs ; doù le développement de groupes spécialisés dans lintervention, les liaisons, laction exemplaire, lexplication théorique, etc Mais même ces groupes ne peuvent plus exercer cette fonction hiérarchique de spécialistes dans le mouvement de lutte. Le nouveau mouvement, celui des travailleurs en lutte, considère tous ces éléments, les anciens groupes comme les nouveaux, en parfaite égalité avec ses propres actions. Il prend ce quil peut emprunter à ce qui se présente et rejette ce qui ne lui convient pas. Théorie et pratique napparaissent plus quun seul et même élément du processus révolutionnaire ; aucune ne précède ou ne domine lautre. Aucun groupe politique na donc un rôle essentiel à jouer.

 

[22] La révolution est un processus. Ce que nous avons pu relever en sont les premières manifestations dans tous les domaines sociaux. Personne ne peut dire sa durée, son rythme et les formes quil prendra. Ses manifestations seront inévitablement violentes, car aucune classe ne se laissera déposséder sans résister avec la dernière énergie. Mais cette bataille ne sera les batailles rangées au terme desquelles on verrait leffondrement des armées du capital, et linstallation de « structures révolutionnaires ». Toute une série dévénements dont on ne peut prévoir ni le lieu, ni le domaine, ni la forme, pourront toucher toutes les structures sociales sur tous les points du globe, aussi surprenants sans doute par leur soudaineté que par leur caractère. Aucun deux ne constituera la rupture brutale et générale attendue ; il ne sera quun élément qui pourra navoir aucun lien direct apparent avec les autres. Personne ne peut prétendre aujourdhui que la révolution russe, la révolution espagnole, les insurrections des pays de lEst (Hongrie, Pologne), Mai 68 en France, aient été la Révolution. Pourtant, chacun de ces évènements a profondément marqué lévolution du capital et du processus révolutionnaire. Si lon regarde le monde daujourdhui, on peut dire que les révolutions au sens jacobin du terme passent de plus en plus à larrière-plan, mais que le processus révolutionnaire lui-même est de plus en plus puissant.

 

[23] Cette idée de la révolution dans un seul évènement continue à hanter non seulement les vieilles théories marxistes ou anarchistes de conquête ou de destruction de lEtat par un affrontement direct, mais aussi tous les succédanés plus ou moins modernisés de ces théories. Le vieux mouvement déploie des trésors dingéniosité et des efforts démesurés pour essayer de construire lorganisation adéquate, soit à laide de vieilles formules (léninistes divers, néo-anarchistes), soit sur de nouvelles formules (marginaux, comités divers, communes), soit en se faisant les promoteurs dun nouvel élitisme au nom dune « exigence » théorique et pratique.

 

[24] Parallèlement, se développent au gré des luttes ou des circonstances, des organismes assumant une tâche déterminée, qui éclatent et se recomposent différemment ailleurs. Ils présentent souvent des caractères ambigus, étant souvent impulsés par des membres de groupes non dénués davant-gardisme, tendant à se substituer à ceux qui luttent. Mais, de plus en plus, leur existence est étroitement liée à une lutte, et ils doivent traduire les intérêts de ceux qui luttent, rester sous leur contrôle. Toutes les tentatives, ou pour les faire survivre après la lutte, ou pour leur donner une autre orientation ou les rattacher à une organisation politique, constituent autant déchecs, souvent leur mort.

 

[25] De plus en plus, les individus en lutte pour leur propre intérêt tendent à assumer eux-mêmes toutes les tâches qui surgissent au cours des luttes (coordination, informations, liaisons, etc.). Dans la mesure où ils ne se sentent pas assez forts pour le faire par eux-mêmes, ils ont recours aux organisations qui soffrent à eux : sections syndicales, « gauchistes », groupes divers Ces interventions et liaisons à la fois développent et freinent lautonomie. elles la développent dans la mesure où elles multiplient les ouvertures, les liaisons de toutes sortes et donnent confiance à ceux qui les utilisent dans leur lutte contre les structures légales établies. Elles freinent lautonomie dans la mesure où elles tendent à ramener la lutte dans des structures (syndicats ou partis) ou des courants didées et bloquent sur une idéologie se referant au passé une action (et limagination qui laccompagne) tournée vers le futur.

 

[26] Il apparaît ainsi quil existe un double affrontement de la base, dune part avec le capital et ses structures, dautre part avec ceux qui, luttant apparemment contre lordre établi, rêvent de constituer de nouvelles structures, imposant aux travailleurs les conceptions dune « élite révolutionnaire ». Il se constitue ainsi un énorme réseau de liaisons horizontales empruntant des canaux divers, extrêmement mobile, multiforme, permanent autant quéphémère, puissant par laccumulation des bonnes volontés, renouvelant les moyens matériels avec une force insoupçonnée. Il se produit un énorme brassage didées, de théories, mettant à nu sans concession les faiblesses et les forces des uns et des autres : tout un processus dauto-éducation et dauto-organisation par et dans la lutte semble commencé, dont ne peut prévoir forme et aboutissement.

 

[27] Certains croient découvrir dans ce bouillonnement nouveau de forces et didées la naissance dun nouveau mouvement de révolutionnaires, dun nouveau parti. Ils essaient de rajeunir, à la faveur de ces tendances, les vieilles théories de lorganisation et du parti, ou celles de laction directe et des minorités.

 

[28] Le nouveau mouvement en est pourtant la négation même. Une des preuves est limpossibilité concrète de toutes les tentatives de monopoliser dans une seule organisation les courants qui sexpriment, de couvrir dune seule idéologie les voies innombrables de laction et de la pensée de ceux qui luttent. La tentation de regrouper dans des manifestations cette « avant-garde » diffuse, non-récupérable, participe elle-même de lidée de tous ceux qui se considèrent comme en faisant partie. Ces manifestations témoignent à la fois de la force et de la faiblesse de cette « élite révolutionnaire ». Force parce quen regard des partis traditionnels, elle paraît nombreuse et peut jouer un rôle non-négligeable dans certaines luttes. Faiblesse parce quelle permet, à cause de cet élitisme, et dans la croyance en sa force, toutes les manipulations des groupuscules et lillusion quelle peut se substituer à laction propre des exploités. Derrière tout cela, on retrouve lidée quon peut faire la révolution pour les autres.

 

[29] Nous avons déjà souligné que les nouvelles formes de lutte témoignant de lexistence du nouveau mouvement sont des formes transitoires modelées par les circonstances mêmes de la lutte à un moment donné, et que, dans sa tentative de désarmer ceux qui luttent et de surmonter la crise qui a donné ouverture à ces luttes, le capital essaie daménager à son compte ce que la pratique a fait surgir. Ces tentatives viennent inévitablement des fractions les plus dynamiques des structures de domination, de celles qui encadrent les exploités : entreprises, syndicats, partis, etc Lautogestion établie par décret du pouvoir dEtat (quel quil soit) nest quune tentative parmi dautres dadapter les structures de domination du capital. Comme toutes les adaptations, elles ne parviennent quà créer de nouvelles formes de lutte et à développer de nouvelles luttes émancipatrices. Tous ceux qui confondent la véritable autonomie des luttes avec sa récupération (jamais complète) veulent nier la dialectique de la lutte tout en imposant leur « science théorique » aux travailleurs sous prétexte de leur éviter de tomber dans le « piège de lautogestion », etc.. En réalité, ceux qui luttent savent, mieux que la plupart des idéologues des nouveaux groupes, distinguer, dans leur pratique, entre lautonomie commandée par leurs intérêts propres et les tentatives dintégration commandées par lintérêt du capital.

 

[30] Ce qui se passe dans les luttes fait vite justice de toutes ces prétentions : une des caractéristiques du nouveau mouvement, celui des exploités eux-même, cest de réduire les prétentions de ceux minorité, élite révolutionnaire qui prétendent être ce nouveau mouvement  et de les ramener au rôle que ceux qui luttent leur assignent. Lexistence et le rôle dun « groupe révolutionnaire » se trouvent radicalement transformés. La prétention à luniversalité se trouve réduite à un élément dune expérience parmi dautres. Toute théorisation nest quune partie dun tout et prise comme telle. Au moins aussi importante que les luttes et liée étroitement à lévolution de celles-ci est la transformation des attitudes, des mentalités face aux valeurs traditionnelles du capital et des organismes qui sy rattachent. Cette transformation est une partie importante du processus révolutionnaire.

 

[31] La critique par les faits concerne tous les aspects de la théorie, y compris les conceptions de lorganisation. Lengagement que lon se donne soi-même est dabord motivé par lexpérience que lon que lon se donne soi-même est dabord motivé par lexpérience que lon a soi-même des rapports sociaux dans un monde capitaliste. Cette expérience, la réflexion à ce sujet et les conclusions quon en tire, ne sont jamais quun aspect particulier, dans un monde si vaste, aux interrelations si profondes et si peu connues, et en perpétuelle transformation ; personne ne peut prétendre détenir une vérité autre que la sienne, qui e place sur le même plan que touts les autres.

 

[32] Même lorsquil rencontre avec dautres en vue dune réflexion ou dune action commune, chacun nagit dabord que pour lui-même. Réflexion et action du groupe nont pas plus de valeur que celles de nimporte quel autre groupe semblable. Quelles que soient les « tâches » quil se donne, quel que soit le niveau de généralisation de son intervention ou de sa pensée, il ne saurait en tirer lui-même une position supérieure sur les autres groupes analogues ou sur lorganisation du mouvement de lute tel quil apparaît dans le nouveau mouvement.

 

[33] De tels groupes ou organisations ont toujours existé sous des formes diverses, avec des prétentions diverses. Leur multiplication présente est un facteur positif et montre précisément que chacun des groupes se développe sur des circonstances particulières à ceux qui le forment. Tout ce qui précède vise à définir ce qui pourrait être pour un tel groupe une orientation générale de travail, à préciser relativement au nouveau mouvement tel quil a été esquissé. La conception même du nouveau mouvement, telle que nous lavons abordée dans ce texte, peut se trouver elle-même transformée à mesure de lévolution du processus révolutionnaire. Le nouveau mouvement nest pas un absolu immuable, mais une pratique en constante mutation à laquelle nous ne pouvons prévoir un futur.

 

 

Henri Simon, 1974