LE NOUVEAU
MOUVEMENT |
[1] Les luttes contre la domination capitaliste
qui, sous ses formes modernes et diverses couvre tous les Etats du monde,
montrent des tendances nouvelles en rupture totale avec ce qu’elles furent jusqu’au
début du XXe siècle. [2] Le trait commun et essentiel de ces
tendances est la prise en mains par ceux qui luttent, par eux-mêmes et pour
eux-mêmes, de la totalité de leurs intérêts propres, dans toutes les circonstances
de leur vie, dans le domaine de l’action
comme dans celui de la pensée. [3] Les traits de ce que pourrait être une
transformation radicale des rapports sociaux se dessinent dans les
bouleversements du capitalisme lui-même, dans ses crises et ses tentatives d’adaptation. Ces traits peuvent surgir dans des
explosions isolées, et rapidement détruits par les intérêts dominants, ou s’esquisser dans de lents cheminements, plus ou
moins endigués par des réformes. [4] On peut constater plus ou moins dans tous
les domaines de l’activité
humaine, dans tous les pays, à l’échelle
des individus comme de toutes les collectivités dans lesquelles ils sont
impliqués. Les luttes sur les lieux mêmes de l’exploitation
des hommes par le capital – l’entreprise –
reste essentielle ; mais les manifestations de ces tendances trouvent
leur expression dans tous les domaines, avec des formes semblables. Les
affrontements sociaux s’étendent
à tous les secteurs de la vie sociale, montrant que l’autonomie ne saurait être limitée, mais
bouleverserait tout. [5] La fin de tout travail aliéné, donc de l’exploitation, la fin de toute domination des
hommes sur les hommes, transformera la totalité des rapports sociaux. Si cela
est vrai, il est tout aussi vrai que les luttes dans tous les domaines
transforment en même temps et au moment où elles se déroulent la totalité des
rapports sociaux. [6] Ces tendances à l’autonomie et les formes originales, ouvertes ou
diffuses, qu’elles prennent, se heurtent
à l’ensemble des structures du monde
capitaliste : Etat, partis, syndicats, groupes traditionnels, et tout le
système de valeurs de la société d’exploitation.
Il en résulte des conflits permanents, tant pour l’individu que pour les groupes sociaux auquel il
appartient. De ces conflits, on peut tirer la conclusion que les
manifestations diverses du nouveau mouvement vont à l’encontre de toutes les formes d’élitisme et d’avant-gardisme :
elles tendent à détruire toute hiérarchie et à établir de nouvelles formes de
relations entre les individus eux-mêmes, entre les individus et les
organismes de luttes, entre ces organismes eux-mêmes. [7] Ces luttes et ces tendances se relient à
certaines luttes et tendances du passé ; comme par exemple l’apparition des conseils ouvriers ou d’organismes homologues dans toutes les périodes
dans lesquelles les luttes sociales tendent à menacer les bases même du
système. La connaissance, l’étude
et la réflexion à propos de ces faits sont un élément de notre connaissance
du présent. Mais nous ne pensons pas que ce travail d’information, d’analyse,
de théorisation, doive conduire à définir des modèles. Ce qui surgit d’une lutte est adapté aux nécessités de cette
lutte et ne peut donc servir de but pour d’autres
luttes ou de critère pour ce qui surgit de ces autres luttes. [8] Les éléments d’un
monde nouveau ont tendance à se dégager en permanence du fonctionnement même
du système capitaliste. Ces éléments sont à la fois produits par ce
fonctionnement et nécessaires à ce fonctionnement, comme l’est par exemple la nécessité de l’initiative individuelle et collective à la base
pour faire fonctionner l’entreprise
capitaliste moderne par exemple. Les formes qui s’en dégagent ne peuvent être que transitoires,
éphémères et marquées par la société dans laquelle elles se sont développées,
comme, par exemple, le blocage de vastes unités par des mouvements spontanés
dans un secteur, la grève active, la résistance au travail, les mouvements
pour l’amélioration de la condition
des femmes, pour l’aménagement
des quartiers, etc. Il est important de souligner l’existence de ces éléments, d’analyser leurs développements et leurs
formes ; il est vain de glorifier les actions autonomes comme l’avènement imminent de la révolution ; il
est tout aussi vain de les critiquer systématiquement sous prétexte que leur
isolement les conduit finalement à concourir au renforcement du système. Aux
groupes traditionnels qui voyaient dans chaque grève la révolution ou
la dénonçaient comme « réformiste », se sont substitués des groupes
plus subtils qui proposent des formes de luttes « tactiques » soit
disant plus radicales. [9] Qu’elles
aient été glorifiées ou dénigrées, les actions autonomes n’ont été que rarement considérées comme les
premiers symptômes d’un
nouveau mouvement dont l’organisation
ne pouvait apparaître et se développer que dans la lutte elle-même.
Pratiquement, les tentatives d’analyses
essaient d’expliquer l’échec de ces actions, soit par leur
« manque d’organisation », soit
par l’inexistence d’un parti révolutionnaire, le « manque de
conscience », le retard idéologique, etc…
Toutes ces critiques relèvent en fait des schémas anciens ou traditionnels
jugeant ce qui se passe d’après
des critères définis par une élite révolutionnaire. Cette élite aurait à
jouer, le moment voulu et par des voies diverses, un rôle central dans la
révolution. Cette élite devrait, dans la révolution ouvrière, être l’annonciatrice des crises et tracer la voie
libératrice, exactement comme la bourgeoisie l’a
fait en son temps. La révolution, conçue elle-même comme l’événement unique, se trouve détenir un pouvoir
magique de transformation totale et brutale de tous les rapports
sociaux : à partir du moment où une force assez violente pourrait
désintégrer un maillon isolé de la chaîne de domination du capitalisme
mondial, tout devrait basculer dans la société communiste. [10] Le nouveau mouvement s’oppose à ce que nous appelons l’ancien mouvement. Cet ancien mouvement relève de
schémas et de situations de la période historique du début du XVIIIe
siècle jusqu’au début du XXe
siècle, aux environs de la guerre de 1914. Jusqu’à la première guerre mondiale, on pouvait
considérer comme valables les idées et les concepts surgis dans cette
période. Ce qui, dans les partis ou organisations sociales-démocrates, bolcheviques,
syndicalistes, pouvait paraître révolutionnaire à ce moment, a montré que ce
n’était qu’une
révolution dans la forme du capitalisme (capitalisme bureaucratique
planifié au lieu de capitalisme libéral), laissant intacte la domination du
capital et l’exploitation du travail. [11] L’ancien
mouvement apparaît, depuis la première guerre mondiale, de moins en moins
adéquat aux situations issues du capitalisme ainsi rénové. Le nouveau
mouvement, dès ses premières manifestations, s’est
dressé, non seulement contre les anciennes formes de l’ancien mouvement, alors même qu’elles pouvaient encore contenir des illusions
révolutionnaires ; par exemple, les conseils d’usines en 1917 en Russie et leur épilogue à
Cronstadt. Le nouveau mouvement met en cause non seulement l’existence de ce qu’on
peut englober sous le terme d’avant-garde
(partis, groupes), mais aussi la conception même de la révolution. L’ancien mouvement, comme détenteur présent ou
potentiel du pouvoir capitaliste, ne peut qu’engager
une lutte à mort contre toute manifestation du nouveau mouvement, soit pour l’absorber, soit pour le détruire par la violence.
[12] Un des traits essentiels du nouveau
mouvement est actuellement dans l’attitude
de ceux qui luttent et qui cessent de revendiquer, de personnes, de groupes,
d’institutions qui leurs sont extérieures :
parents dans la famille, mari dans le couple, professeurs dans l’école ou l’université,
patrons dans l’usine, syndicats dans les
luttes, partis ou groupes pour l’action
ou la théorie, etc… La
forme de la lutte tend à être souvent la pratique même de ce qui est
revendiqué. La tendance nouvelle est de faire les choses que l’on désire par soi même, de prendre et de faire,
au lieu de demander et d’attendre. [13] Les manifestations les plus visibles de
cette tendance sont dans les formes nouvelles de la lutte de classe et l’extension des conflits de classe à des
affrontements entre dominants et
dominés dans toutes les structures de la société. Ces affrontements
dessinent la cassure entre tous ceux qui agissent pour les
travailleurs – quelques soient leurs
motivations – et l’action propre des exploités. On peut trouver ces
formes diverses dans les tentatives de rejet des syndicats, l’organisation souterraine des luttes, les
tentatives de liaisons horizontales, les attitudes nouvelles des élèves, des
femmes, des homosexuels, des ouvriers devant le travail, etc… toutes attitudes qui expriment la lutte des
intéressés pour eux-mêmes et par eux-mêmes. [14] Une des constantes des organisations était
de se considérer comme le mouvement ouvrier et de faire de l’histoire des organisations l’histoire du mouvement ouvrier. Le nouveau
mouvement développe sa propre histoire, qui n’est
finalement que celle du mouvement des travailleurs eux-mêmes,
dissimulée jusqu’ici par ceux qui faisaient l’Histoire de leur seule activité
« révolutionnaire ». [15] Le
vieux mouvement ne peut envisager les différentes manifestations du nouveau
mouvement que pour les assujettir à ses buts politiques. En général, il s’agit de condamnations sans appel sous des
étiquettes comme « réformiste », « non-conscient »,
« marginal », etc…
Mais la force du nouveau mouvement est telle qu’elle
oblige les adeptes du vieux mouvement aux acrobaties les plus diverses pour
tenter de se maintenir tant bien que mal dans le rôle qu’ils se sont ou qui leur est assigné. Les
transformations ou conflits au sein des parts ou syndicats, les scissions
actuelles des différents partis ou groupes, s’expliquent
souvent par des tentatives d’adaptation
des positions fondamentales aux caractères nouveaux des mouvements de lutte
en les infléchissant dans leur intérêt. [16] Certains répètent inlassablement les mêmes
schémas, comme si le monde capitaliste ne s’était
pas profondément transformé en 150 ans. Mais d’autres
essaient de s’adapter ; on assiste
ainsi à un double courant : a) Ceux qui veulent donner une valeur absolue à
certaines luttes particulières : on voit ainsi fleurir des théories
privilégiant la lutte des jeunes, des femmes, des étudiants, des marginaux, etc…
Certains considèrent le refus du travail et la destruction des lieux de
travail comme le seul signe avant-courreur de la destruction du
capital ; d’autres veulent restreindre
la notion de classe ouvrière au seul prolétariat d’usine ; d’autres
enfin nient qu’il existe encore une lutte
de classes, ne voyant plus que des individus victimes d’une même aliénation universelle. b) Ceux qui, par contre, rejettent tout
particularisme et conservent une tentative d’explication
totale ; ils modernisent langage et théorie, intègrent plus ou moins l’évolution du capital et de la lutte de classe,
mais refusent en même temps au nouveau mouvement sa caractéristique
essentielle : l’autonomie
dans tous les domaines de l’activité
d’une lutte, sans exception. [17] Ces tentatives ne sont pas toutes
négligeables, car elles aident parfois à dégager le sens des manifestations
nouvelles de l’autonomie et à souligner les
ambiguïtés et limites de celles-ci dans la société capitaliste. Mais l’importance de ces théories, idées ou activités
de groupe, est souvent démesurément grossie par les débats passionnés limités
au ghetto de « l’avant-garde
révolutionnaire ». Ces débats eux-mêmes, et les idées qui en sortent
sont d’ailleurs, quoi qu’en pensent leurs auteurs, récupérés, comme tout
ce qui se développe dans la société du capital, par la classe dominante
elle-même : l’avant-garde
elle-même finit par être le creuset où s’élabore
l’idéologie dont les structures établies par le
vieux mouvement s’emparent
finalement. [18] Dans les luttes, l’intervention de cette avant-garde conduit à une
même situation. La prétention est d’apporter
beaucoup à ces luttes, dans tous les domaines. Mais, dans les faits, tout se
passe d’une manière totalement
différente de ce qu’ils
pensent. Parfois, ceux dont ils voudraient faire les instruments de leurs
buts politiques retournent la situation et transforment des bonnes volontés
intéressées en instruments de leurs propres luttes. Parfois, au contraire et
plus souvent, cette intervention ne réussit qu’à
freiner le développement autonome de la lutte. Là aussi, les partis ou
syndicats qu’ils prétendaient surpasser
se servent de leur intervention pour canaliser et réprimer cette autonomie, à
laquelle ils semblaient pouvoir contribuer au départ. [19] Quelques soient les divergences entre tous
ces groupes sur le plan de l’action
ou de la théorie, même s’ils
se déchirent à belles dents, ils ont tous en commun un trait essentiel :
ils refusent de laisser à ceux qui luttent la possibilité de régler par eux-mêmes
et pour eux-mêmes la totalité de la situation dans laquelle ils sont
impliqués (action, organisation, but, tactique, réflexion, perspectives). A
la rigueur, on reconnaît à ceux qui luttent la décision dans l’action et l’organisation,
mais on leur refuse la « conscience de leur lutte » et, a fortiori,
la théorie et les perspectives. Ce faisant, on accorde une priorité à
certaines formes de pensée par rapport à l’acte
lui-même. Le spécialiste de la pensée et de la réflexion politique redevient
ainsi le supérieur hiérarchique de ceux dont acte et pensée sont
indissociables, ce qui est précisément le propre de tout être dans le
processus de lutte contre la domination sociale au sein même de la
collectivité sociale dans laquelle il est impliqué. On peut voir de nombreux
groupes qui acceptent l’autonomie
des luttes seulement si cela va dans une « sens socialiste,
révolutionnaire »jugé à l’avance
par des experts. [20] Le nouveau mouvement n’est pas ce que quelques-uns, fussent-ils
nombreux, organisés, structurés, « cohérents », peuvent construire
ou penser pour la « libération »
des autres. C’est
ce que chacun ou tous créent par eux-mêmes dans leur lutte, pour leur lutte,
pour leur propre intérêt. Le dépassement des particularismes, l’unification des revendications, leur dépassement
dans des problèmes plus généraux,
plus fondamentaux, les perspectives de la lutte, tout cela ne peut être, à un
moment donné, que le produit de la lutte elle-même. Les syndicats parlent toujours
d’unité, les groupes de fronts, de comités, etc… ; dans toute grève où s’exprime l’autonomie
de l’action, personne ne parle
plus de cela, car la lutte est le fait de tous les travailleurs en marche. [21] L’apparition
du mouvement autonome a fait évoluer la notion de parti. Le parti « dirigeant »
d’hier, se définissant lui-même comme
« avant-garde révolutionnaire » , s’identifiait
au prolétariat ; cette « fraction consciente du prolétariat »
devait jouer un rôle déterminant pour élever la « conscience de
classe », marque essentielle des prolétaires constitués en classe. Les
héritiers modernes du parti se rendent bien compte de la difficulté de
maintenir une telle position ; aussi chargent-ils le parti ou le groupe
d’une « mission » bien précise pour
suppléer à ce qu’ils considèrent comme les
carences des travailleurs ; d’où
le développement de groupes spécialisés dans l’intervention,
les liaisons, l’action exemplaire, l’explication théorique, etc… Mais même ces groupes ne peuvent plus exercer
cette fonction hiérarchique de spécialistes dans le mouvement de lutte. Le
nouveau mouvement, celui des travailleurs en lutte, considère tous ces
éléments, les anciens groupes comme les nouveaux, en parfaite égalité avec
ses propres actions. Il prend ce qu’il
peut emprunter à ce qui se présente et rejette ce qui ne lui convient pas.
Théorie et pratique n’apparaissent
plus qu’un seul et même élément du
processus révolutionnaire ; aucune ne précède ou ne domine l’autre. Aucun groupe politique n’a donc un rôle essentiel à jouer. [22] La révolution est un processus. Ce que nous
avons pu relever en sont les premières manifestations dans tous les domaines
sociaux. Personne ne peut dire sa durée, son rythme et les formes qu’il prendra. Ses manifestations seront
inévitablement violentes, car aucune classe ne se laissera déposséder sans
résister avec la dernière énergie. Mais cette bataille ne sera les batailles
rangées au terme desquelles on verrait l’effondrement
des armées du capital, et l’installation
de « structures révolutionnaires ». Toute une série d’événements dont on ne peut prévoir ni le lieu,
ni le domaine, ni la forme, pourront toucher toutes les structures sociales
sur tous les points du globe, aussi surprenants sans doute par leur
soudaineté que par leur caractère. Aucun d’eux
ne constituera la rupture brutale et générale attendue ; il ne sera qu’un élément qui pourra n’avoir aucun lien direct apparent avec les
autres. Personne ne peut prétendre aujourd’hui
que la révolution russe, la révolution espagnole, les insurrections des pays
de l’Est (Hongrie, Pologne), Mai
68 en France, aient été la Révolution. Pourtant, chacun de ces
évènements a profondément marqué l’évolution
du capital et du processus révolutionnaire. Si l’on regarde le monde d’aujourd’hui,
on peut dire que les révolutions au sens jacobin du terme passent de plus en
plus à l’arrière-plan, mais que le
processus révolutionnaire lui-même est de plus en plus puissant. [23] Cette idée de la révolution dans un seul
évènement continue à hanter non seulement les vieilles théories marxistes ou
anarchistes de conquête ou de destruction de l’Etat
par un affrontement direct, mais aussi tous les succédanés plus ou moins
modernisés de ces théories. Le vieux mouvement déploie des trésors d’ingéniosité et des efforts démesurés pour
essayer de construire l’organisation
adéquate, soit à l’aide
de vieilles formules (léninistes divers, néo-anarchistes), soit sur de
nouvelles formules (marginaux, comités divers, communes), soit en se faisant
les promoteurs d’un nouvel élitisme au nom d’une « exigence » théorique et
pratique. [24] Parallèlement, se développent au gré des
luttes ou des circonstances, des organismes assumant une tâche déterminée,
qui éclatent et se recomposent différemment ailleurs. Ils présentent souvent
des caractères ambigus, étant souvent impulsés par des membres de groupes non
dénués d’avant-gardisme, tendant à se
substituer à ceux qui luttent. Mais, de plus en plus, leur existence est
étroitement liée à une lutte, et ils doivent traduire les intérêts de ceux
qui luttent, rester sous leur contrôle. Toutes les tentatives, ou pour les
faire survivre après la lutte, ou pour leur donner une autre orientation ou
les rattacher à une organisation politique, constituent autant d’échecs, souvent leur mort. [25] De plus en plus, les individus en lutte pour
leur propre intérêt tendent à assumer eux-mêmes toutes les tâches qui
surgissent au cours des luttes (coordination, informations, liaisons, etc.).
Dans la mesure où ils ne se sentent pas assez forts pour le faire par
eux-mêmes, ils ont recours aux organisations qui s’offrent à eux : sections syndicales,
« gauchistes », groupes divers…
Ces interventions et liaisons à la fois développent et freinent l’autonomie. elles la développent dans la mesure
où elles multiplient les ouvertures, les liaisons de toutes sortes et donnent
confiance à ceux qui les utilisent dans leur lutte contre les structures
légales établies. Elles freinent l’autonomie
dans la mesure où elles tendent à ramener la lutte dans des structures
(syndicats ou partis) ou des courants d’idées
et bloquent sur une idéologie se referant au passé une action (et l’imagination qui l’accompagne)
tournée vers le futur. [26] Il apparaît ainsi qu’il existe un double affrontement de la base, d’une part avec le capital et ses structures, d’autre part avec ceux qui, luttant apparemment
contre l’ordre établi, rêvent de
constituer de nouvelles structures, imposant aux travailleurs les conceptions
d’une « élite révolutionnaire ». Il se
constitue ainsi un énorme réseau de liaisons horizontales empruntant des canaux
divers, extrêmement mobile, multiforme, permanent autant qu’éphémère, puissant par l’accumulation des bonnes volontés, renouvelant
les moyens matériels avec une force insoupçonnée. Il se produit un énorme
brassage d’idées, de théories, mettant
à nu sans concession les faiblesses et les forces des uns et des
autres : tout un processus d’auto-éducation
et d’auto-organisation par et
dans la lutte semble commencé, dont ne peut prévoir forme et aboutissement. [27] Certains croient découvrir dans ce bouillonnement
nouveau de forces et d’idées
la naissance d’un nouveau mouvement de
révolutionnaires, d’un
nouveau parti. Ils essaient de rajeunir, à la faveur de ces tendances, les
vieilles théories de l’organisation
et du parti, ou celles de l’action
directe et des minorités. [28] Le nouveau mouvement en est pourtant la
négation même. Une des preuves est l’impossibilité
concrète de toutes les tentatives de monopoliser dans une seule organisation les
courants qui s’expriment, de couvrir d’une seule idéologie les voies innombrables de l’action et de la pensée de ceux qui luttent. La
tentation de regrouper dans des manifestations cette
« avant-garde » diffuse, non-récupérable, participe elle-même de l’idée de tous ceux qui se considèrent comme en
faisant partie. Ces manifestations témoignent à la fois de la force et de la
faiblesse de cette « élite révolutionnaire ». Force parce qu’en regard des partis traditionnels, elle paraît
nombreuse et peut jouer un rôle non-négligeable dans certaines luttes.
Faiblesse parce qu’elle
permet, à cause de cet élitisme, et dans la croyance en sa force, toutes les
manipulations des groupuscules et l’illusion
qu’elle peut se substituer à l’action propre des exploités. Derrière tout cela,
on retrouve l’idée qu’on peut faire la révolution pour les
autres. [29] Nous avons déjà souligné que les nouvelles
formes de lutte témoignant de l’existence
du nouveau mouvement sont des formes transitoires modelées par les
circonstances mêmes de la lutte à un moment donné, et que, dans sa tentative
de désarmer ceux qui luttent et de surmonter la crise qui a donné ouverture à
ces luttes, le capital essaie d’aménager
à son compte ce que la pratique a fait surgir. Ces tentatives viennent inévitablement
des fractions les plus dynamiques des structures de domination, de celles qui
encadrent les exploités : entreprises, syndicats, partis, etc… L’autogestion
établie par décret du pouvoir d’Etat
(quel qu’il soit) n’est qu’une
tentative parmi d’autres
d’adapter les structures de domination du capital.
Comme toutes les adaptations, elles ne parviennent qu’à créer de nouvelles formes de lutte et à
développer de nouvelles luttes émancipatrices. Tous ceux qui confondent la
véritable autonomie des luttes avec sa récupération (jamais complète) veulent
nier la dialectique de la lutte tout en imposant leur « science
théorique » aux travailleurs sous prétexte de leur éviter de tomber dans
le « piège de l’autogestion »,
etc.. En réalité, ceux qui luttent savent, mieux que la plupart des
idéologues des nouveaux groupes, distinguer, dans leur pratique, entre
l’autonomie commandée par leurs intérêts propres
et les tentatives d’intégration
commandées par l’intérêt du capital. [30] Ce qui se passe dans les luttes fait vite
justice de toutes ces prétentions : une des caractéristiques du nouveau
mouvement, celui des exploités eux-même, c’est
de réduire les prétentions de ceux –
minorité, élite révolutionnaire –
qui prétendent être ce nouveau mouvement
et de les ramener au rôle que ceux qui luttent leur assignent. L’existence et le rôle d’un « groupe révolutionnaire » se
trouvent radicalement transformés. La prétention à l’universalité se trouve réduite à un élément d’une expérience parmi d’autres. Toute théorisation n’est qu’une
partie d’un tout et prise comme
telle. Au moins aussi importante que les luttes et liée étroitement à l’évolution de celles-ci est la transformation des
attitudes, des mentalités face aux valeurs traditionnelles du capital et des
organismes qui s’y rattachent. Cette
transformation est une partie importante du processus révolutionnaire. [31] La critique par les faits concerne tous les
aspects de la théorie, y compris les conceptions de l’organisation. L’engagement
que l’on se donne soi-même est d’abord motivé par l’expérience
que l’on que l’on se donne soi-même est d’abord motivé par l’expérience
que l’on a soi-même des rapports
sociaux dans un monde capitaliste. Cette expérience, la réflexion à ce sujet
et les conclusions qu’on
en tire, ne sont jamais qu’un
aspect particulier, dans un monde si vaste, aux interrelations si profondes
et si peu connues, et en perpétuelle transformation ; personne ne peut
prétendre détenir une vérité autre que la sienne, qui e place sur le même
plan que touts les autres. [32] Même lorsqu’il
rencontre avec d’autres en vue d’une réflexion ou d’une
action commune, chacun n’agit
d’abord que pour lui-même. Réflexion et action du
groupe n’ont pas plus de valeur que
celles de n’importe quel autre groupe
semblable. Quelles que soient les « tâches » qu’il se donne, quel que soit le niveau de
généralisation de son intervention ou de sa pensée, il ne saurait en tirer
lui-même une position supérieure sur les autres groupes analogues ou sur l’organisation du mouvement de lute tel qu’il apparaît dans le nouveau mouvement. [33] De tels groupes ou organisations ont
toujours existé sous des formes diverses, avec des prétentions diverses. Leur
multiplication présente est un facteur positif et montre précisément que
chacun des groupes se développe sur des circonstances particulières à ceux
qui le forment. Tout ce qui précède vise à définir ce qui pourrait être pour
un tel groupe une orientation générale de travail, à préciser relativement au
nouveau mouvement tel qu’il
a été esquissé. La conception même du nouveau mouvement, telle que nous l’avons abordée dans ce texte, peut se trouver
elle-même transformée à mesure de l’évolution
du processus révolutionnaire. Le nouveau mouvement n’est pas un absolu immuable, mais une pratique en
constante mutation à laquelle nous ne pouvons prévoir un futur. Henri
Simon, 1974
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