Conclusion du livre d'Eric Dupin
SORTIR LA GAUCHE DU COMA
COMPRENDRE LES RACINES D'UN DESASTRE
Flammarion - 19 €


Rebâtir la gauche

 Et si le socialisme disparaissait de la surface de l’Europe ? En ce début de millénaire, son avenir n’est aucunement assuré. Cette question troublante vient à l’esprit à la lecture du livre des politologues américains Seymour Martin Lipset et Gary Marks qui explique « pourquoi le socialisme a échoué aux Etats-Unis » (1). « Les Etats-Unis sont la seule démocratie occidentale dominée par un système de deux partis favorables au capitalisme libéral », affirment-ils. S’il a toujours existé, ayant même pu gagner des positions de pouvoir locales ou syndicales, le « Parti socialiste » n’y est jamais sorti de sa marginalité. Les auteurs distinguent plusieurs facteurs explicatifs de cette impuissance. Le premier tient à la « culture américaine » caractérisée par un anti-étatisme et un individualisme générateurs d’hostilité à l’encontre de l’idéologie socialiste. D’autant plus que – second facteur – les socialistes américains n’ont pas fait preuve d’une grande souplesse politique, contrairement à leurs homologues dans plusieurs pays de tradition anglo-saxonne. Ils se sont dramatiquement coupés des organisations syndicales. La sociologie particulière de la classe ouvrière américaine ajoute une troisième explication majeure de leur faillite : « Les clivages ethniques, religieux et raciaux furent des sources d’identité politique plus fortes pour la plupart des travailleurs américains que leur communauté en tant que classe ». Le caractère très contraignant du système électoral favorisant le bipartisme n’était pas, en lui-même, un obstacle insurmontable. Si le socialisme américain avait suffisamment gagné en influence, il aurait pu devenir ou pénétrer un des deux grands partis en compétition pour le pouvoir.
 Les causes structurelles dégagées par Lipset et Marks pour rendre compte de l’absence du socialisme américain rappellent étrangement les évolutions idéologiques et sociologiques qui remodèlent l’Europe dans la phase actuelle. L’individualisme et l’anti-étatisme ont fait des pas de géant sur le Vieux Continent. Les gauches social-démocrates se sont éloignées des organisations syndicales. L’ancienne « classe ouvrière » a laissé la place à une galaxie hétérogène de « salariés d’exécution » de plus en plus séparés par des clivages professionnels, de mode de vie, ou même ethniques – avec la constitution d’un fort prolétariat immigré ou d’origine étrangère. Si les mêmes causes produisent les mêmes effets, le socialisme disparaîtra en Europe pour les raisons précises qui lui ont interdit d’émerger aux Etats-Unis. C’est un constat banal que l’Europe s’américanise – dans ses manières de vivre comme de penser. Pourquoi sa spécificité social-démocrate échapperait-elle à ce mouvement général ? « C’est la gauche du Vieux Monde qui ressemble de plus en plus à la gauche américaine », observe Lipset (2). Comme si l’Europe, se dépouillant de son héritage féodal dont les classes sociales étaient issues, épousait désormais totalement le capitalisme.
 Significativement, le parti historiquement lié au mouvement ouvrier européen qui est monté avec le plus d’enthousiasme dans le train de la « modernité » – le New Labour britannique – se sent des atomes crochus avec le Parti démocrate américain. Les néo-travaillistes anglais ne parlent d’ailleurs plus de « socialisme ». Ils se situent prudemment dans l’espace ambigu du « centre-gauche ». Nombreux sont ceux, en France même, qui n’hésitent pas à proclamer que le socialisme démocratique tel qu’il s’est développé en Europe appartient au passé. « Le projet historique de la social-démocratie est définitivement achevé », tranche Pierre Rosanvallon (3). Le professeur au Collège de France explique qu’avec la chute du communisme et l’humanisation relative du capitalisme, « la social-démocratie a totalement gagné intellectuellement, mais elle y a perdu son identité ». Son projet se serait effondré dés les années quatre-vingt. « La crise de la gauche social-démocrate européenne est due d’abord à sa réussite », estime en écho Claude Allègre (4). L’ancien ministre socialiste estime que « ses grandes ambitions d’origine », particulièrement en matière de protection sociale, sont entrées dans les faits. Le sociologue Jean-Pierre Le Goff (5) sonne, lui aussi, le tocsin : « Ce n’est pas seulement l’incohérence de la gauche qui a été au pouvoir ou un modèle social-démocrate qui est en question, mais l’arrière-fond culturel commun, le terreau sur lequelle elle s’est constituée depuis le XIXème siècle. Quel homme politique de gauche osera dire clairement et publiquement que le mouvement ouvrier est historiquement mort ? »
L’optimisme de Robert Fossaert (6) est, pour le moins, isolé. « Le 21ème siècle sera le troisième siècle du socialisme, le siècle où ce mouvement politique qui naquit en Europe deviendra pleinement mondial, non sans se diversifier plus que jamais », affirme l’auteur d’une somme d’analyse de la société. Il ne fait pas de doute que les classes ouvrières exploitées se situent désormais dans les pays du Sud. Mais l’exemple américain montre justement que le développement du capitalisme, malgré son cortège d’injustices et de dominations, n’entraîne pas automatiquement celui du socialisme. Tout dépend de la manière dont les inégalités qu’il engendre sont vécues par les populations. Dans une interview au réseau américain Public Broadcasting Service (7), Lipset cite la thèse de l’intellectuel socialiste américain Leon Sampson selon laquelle le socialisme n’a jamais pris dans son pays parce que « l’Amérique était socialiste ». Il entendait par-là qu’en dépit de ses énormes inégalités économiques, ses habitant se sentaient socialement égaux, et ne ressentaient donc pas le besoin de remettre en cause le système.
On rapprochera cette manière de voir du contraste, caractéristique de l’évolution des sociétés occidentales, que pointe Pierre Manent (8). Les « inégalités économiques » se creusent alors même qu’une « égalité sociale générale » s’étend dans une société de moins en moins hiérarchisée selon les sexes, les valeurs et les droits. Dans son fameux « De la démocratie en Amérique », rappelle Manent, Alexis de Tocqueville avait déjà repéré ce double mouvement contradictoire. Des inégalités économiques acceptées socialement ne peuvent accoucher d’une conscience socialiste. C’est pourquoi il est douteux qu’un « mouvement ouvrier » d’une telle inspiration idéologique fasse naturellement tache d’huile dans les masses ouvrières de l’Asie industrieuse.
Dans les démocraties occidentales, la gauche est de moins en moins assimilable au socialisme ou même à la social-démocratie. Outre le cas américain, la gauche n’a désormais pratiquement pas d’attache idéologique de ce type au Canada, en Irlande ou au Japon. La vie politique canadienne offre un exemple frappant de marginalisation du courant social-démocrate. Celui-ci est incarné par le « Nouveau parti démocrate » (NPD) qui obtenait en moyenne 17% des suffrages des années soixante à quatre-vingt (9). Après des expériences malheureuses au pouvoir dans plusieurs provinces, dont l’Ontario et la Colombie Britannique, le NPD s’effondre à 6,6% des voix au scrutin de 1993. Le parti le plus traditionnellement à gauche de la scène canadienne ne s’en remettra pas. Aux élections de novembre 2000, il a dû se contenter de 8,5% des suffrages en étant quasiment absent de l’Est du pays. C’est désormais le Parti libéral qui attire les suffrages de ceux qui veulent s’opposer aux conservateurs. Le socialisme est-il voué à disparaître d’une manière ou d’une autre ? C’est l’opinion de Lipset (2) : « Bien qu’ils se pensent toujours comme sociaux-démocrates ou socialistes, les partis de gauche se sont largement reconstitués en prenant la forme de libéraux, au sens américain du mot ».
C’est dire si le maintien d’une référence socialiste est un enjeu au sein même de la gauche. Sa redéfinition, en France comme en Europe, pose de redoutables questions. Refonder la gauche n’a rien d’une entreprise cosmétique. Le chantier des remises en causes inéluctables est vaste. On se limitera ici à trois questions que la gauche ne pourra éternellement esquiver. La première est celle de sa base sociale : quelle est la cible ? La seconde concerne son projet idéologique : quel est le but ? La troisième est d’ordre stratégique : quel est le chemin ?

Quelle cible ?
 Hier, tout était clair. Aujourd’hui, tout est confus. Les mutations sociologiques ont mis à bas le bon vieux déterminisme qui consolait la gauche française de ses échecs. Au soir de sa défaite de 1974, François Mitterrand rassurait ainsi son camp : « Parce que vous représentez le monde de la jeunesse et du travail, votre victoire est inéluctable ». Dans la même veine, juste après son succès de 1981, le leader socialiste affirmait que « la majorité politique de la France vient de s’identifier à sa majorité sociale ». C’était simple. Le peuple, majoritairement exploité et victime du capitalisme, avait vocation à soutenir la gauche pour peu que celle-ci sache déchirer le voile de tromperie idéologique tendu par la droite. Le socialisme était l’expression politique de la classe ouvrière et de ses alliés.
 L’affaire est désormais autrement plus complexe. Il y a de quoi être troublé lorsqu’un de nos intellectuels de gauche les plus estimés lance un message de détresse. « Le problème n’est pas tant celui des partis qui trahissent les masses que celui d’une société devenue illisible ; d’une société introuvable à ses propres yeux, comme à ceux de l’observateur », avoue Rosanvallon (10). « Ce qui est en jeu, c’est de comprendre les transformations des identités individuelles et collectives, des représentations de soi et des autres, qui ont souterrainement remodelé en profondeur nos sociétés depuis une vingtaine d’années », ajoute-t-il en suggérant de « redevenir marxiste pour décrypter avec précision les nouveaux modes de production et d’organisation ».
 Cette opacité rend inopérant le traditionnel raisonnement en termes de classes sociales. Lionel Jospin a cru le moderniser en proposant, le 29 août à La Rochelle, « une nouvelle alliance, en faisant converger dans notre projet et dans notre action, les politiques qu’attendent, respectivement, les exclus, les classes populaires et les classes moyennes ». On peut sérieusement s’interroger sur la pertinence de ces catégories, même si Laurent Baumel et Henri Weber (11) ont sans doute raison d’estimer que les socialistes doivent « continuer à appréhender la réalité sociale en termes de classes ». Le rôle de la gauche est de s’adresser prioritairement au « salariat d’exécution » qui représente environ 60% de la population active. Mais ces auteurs socialistes reconnaissent aussi que la « conscience de classe » s’est sérieusement érodée, que le social s’est complexifié, ce qui l’oblige à parler « plus directement aux individus ».
 L’idée qu’il n’est plus possible de lire la société avec les lunettes habituelles pénètre enfin la gauche française. Jean-Christophe Cambadélis (12) observe lucidement que « chacun des segments » des couches populaires « s’est communautarisé, solidifié autour de demandes spécifiques, souvent légitimes mais affirmées contradictoirement à l’intérêt général de la gauche ». Le dirigeant socialiste estime même que « chaque segment manifeste son propre populisme ». Dans un registre complémentaire, Philippe Corcuff (13) explique l’éclatement des classes populaires par « la compétition entre le clivage de la justice sociale et le clivage national-racial ». Ce sociologue engagé à la LCR souligne que le travail politique du FN s’est « branché sur des processus quotidiens d’ethnicisation traversant des secteurs populaires délaissés, voire méprisés, par la gauche gouvernante ». Le « peuple » est moins unique que jamais. Les situations d’exploitation et de domination sont d’une multiplicité telle qu’il est illusoire de leur imaginer une convergence politique naturelle.
 Faut-il alors proclamer, comme Olivier Wieviorka (14), que « contre le gauchisme ouvriériste, il faut affirmer que le souffle du renouveau, à gauche, ne proviendra guère des usines et des ateliers » ? Viendra-t-il des universités ou des salons ? Après avoir être prisonnière de la vision holiste d’une société compartimentée en classes, la gauche se perdrait en ne raisonnant plus qu’en termes de valeurs et d’individus. Eric Maurin (15) a raison de rejeter la vision binaire opposant « société de classes » à « société des individus ». Si, rappelle-t-il, nous sommes sortis de la société de classes traditionnelle « au sens où les inégalités et les identités ne s’ancrent plus comme naguère dans la division sociale du travail », nous n’avons nullement basculé dans une « société des individus, une vaste classe moyenne, peuplée d’atomes dans des situations transitoirement différentes, mais fondamentalement égaux ». Maurin souligne que la « persistance des inégalités de destin est le signe d’une société de classe, mais dans un sens (wébérien) très différent de celui (marxiste) habituellement donné à ce terme ».
C’est à un nouveau problème structurel d’inégalités de classe que la gauche est confrontée. Assister les « exclus », tout en aidant les « couches populaires » sans trop ponctionner les « classes moyennes », relève de la quadrature du cercle. Au rebours de ce genre de formule, tout choix politique implique des gagnants et des perdants. On suivra Bernard Kouchner (16) quand il écrit que la gauche « doit garder des vestiges du marxisme la nécessité d’aider les exclus à ne pas le rester et non d’aider les plus démunis à demeurer hors de la société ». Prise au sérieux, cette option implique un vaste champ de réformes qui supposent, elles-mêmes, de nouveaux instruments de politique publique.

Quel but ?
 Curieusement, le socialisme s’est souvent plus défini par ses moyens que par ses buts. Au temps du marxisme triomphant, c’est l’appropriation collective des moyens de production qui faisait figure d’alpha et d’oméga de la pensée socialiste. L’identité social-démocrate s’est parallèlement confondue avec la défense et le perfectionnement de l’Etat-providence. Le but ultime de la gauche était renvoyé dans les brumes d’un horizon idéologique indistinct, le « communisme » pour les uns, le « socialisme » pour les autres. L’écroulement de ces schémas de pensée conduit la gauche à tenter de se redéfinir autour de « valeurs ». Mobilières ou immobilières, est-on tenté de demander au socialiste bourgeois qui cherche désespérément à « retrouver ses valeurs ». Cette expression a plus sérieusement l’inconvénient de supposer que le salut passe par la redécouverte d’une identité originelle. Or, si la gauche du futur ne pourra faire l’impasse sur l’héritage de son propre passé, elle devra faire table rase de toute une série d’idées obsolètes.
 Plus ou moins consciemment, la gauche française reste encombrée de manières de penser dépassées. Prenons l’exemple du couple « libéralisme culturel »-« anti-libéralisme économique » qui a longtemps été l’équation gagnante dans l’électorat de gauche. Cette double identité correspondait aux traditions du progressisme français tout en permettant une alliance entre classes populaires et couches moyennes. Mais le cocktail est désormais imbuvable. Comme l’explique Michel Crozier (17), la culture libertaire d’une certaine gauche l’a mise « en porte-à-faux avec l’autorité » et l’a empêché d’« aborder avec pragmatisme et efficacité le dossier de la sécurité ». Simultanément, sa défiance à l’égard du libéralisme économique est maintenant aussi hypocrite qu’irréaliste. Loin de préfigurer la « fin du travail » chère à Jeremy Rifkin, les fameuses 35 heures fournissent une autre illustration d’une coûteuse routine mentale de la gauche. Cette idée figurait déjà dans les 110 propositions de François Mitterrand pour l’élection présidentielle de 1981 !
Ce poids du passé est subi non sans mauvaise conscience. Jean-Pierre Le Goff remarque les efforts pathétiques de la gauche pour « maintenir ensemble les morceaux d’une identité éclatée », oscillant sans cesse entre ses conceptions traditionnelles et « une fuite en avant moderniste » censée lui attirer les bonnes grâces des couches sociales montantes. Là encore, cette recette n’est plus de mise. On ne peut plus, sans dommages, juxtaposer hymnes à la modernité et coups de chapeau à ceux qui souffrent. Le discours faussement balancé est désormais inaudible. En compagnie de quelques amis ex-rocardiens, Alain Bergounioux (18) est fondé à demander à ses camarades socialistes d’être « plus audacieux et plus clairs » en sortant « définitivement de la culture du ni ni ». Et d’en appeler le PS à « renouveler sa doctrine ».
Encore faut-il préciser autour de quelle colonne vertébrale peut se bâtir la nouvelle culture socialiste. La question renvoie à une très ancienne interrogation : qu’est-ce qui, au fond, distingue la gauche de la droite ? On ne peux se contenter de la réponse humoristique et impressionniste donnée par Emmanuel Mounier dans le premier numéro de la revue « Esprit » publiée en octobre 1932 : « La justice est à gauche avec Picasso, les fonctionnaires, M. Homais, l’hygiène sociale, le féminisme, la liberté et la psychologie expérimentale ». On observera tout de même que cet inventaire à la Prévert comporte deux concepts fondamentaux, celui de « justice » et de « liberté ». Or c’est autour du couple liberté-égalité que se joue une grande part du débat sur la redéfinition de l’identité de la gauche. Celle-ci ne peut plus guère se revendiquer du « progrès », l’ambivalence de celui-ci n’étant plus à démontrer, tandis que le capitalisme est à l’avant-garde du changement et que la gauche campe sur la défensive.
La gauche peut elle devenir le parti de la liberté ? Ce serait pousser sa conversion libérale jusqu’aux confins de sa propre disparition. Dans un petit essai convaincant, Norberto Bobbio (19) note que la droite comme la gauche se disputent, avec une égale sincérité, la défense de la « liberté », même si elles en donnent une traduction concrète différente. Par ailleurs, ajoute-t-il, « l’opposition entre libertaires et autoritaires correspond à une autre distinction qui ne recouvre pas celle entre droite et gauche ». De manière encore plus poussée, le clivage décisif de la croyance dans la démocratie oppose extrémistes et modérés de droite comme de gauche, mais il est transversal à cette dernière opposition. Au fil de l’histoire, la droite et la gauche ont enfin défendu des positions variées qui interdisent de les définir à partir d’un contenu permanent. Toute caractérisation essentialiste de ces notions est vaine. Leur antagonisme est-il pour autant réductible à une simple opposition topographique simplifiant le choix des électeurs ?
« En tant que principe fondateur, l’égalité est le seul critère qui résiste à l’usure du temps », répond Bobbio. Le philosophe italien s’empresse d’ajouter que « soutenir que la gauche est égalitaire n’implique pas qu’elle soit égalitariste ». Cette déviation serait à mettre au compte du collectivisme marxiste. Il s’agit plutôt d’en revenir à l’opposition philosophique qui fonde la distinction entre les gens de gauche et ceux de droite : « D’un côté se trouvent ceux qui pensent que les hommes sont plus égaux qu’inégaux, de l’autre ceux qui estiment qu’ils sont plus inégaux qu’égaux ». Le simple fait de mettre l’accent sur l’une ou l’autre de ces deux conceptions de l’humanité peut avoir des conséquences majeures. Cela ne signifie pas que la gauche a toujours défendu l’idéal d’égalité. Il suffit de se remémorer son attachement au colonialisme ou encore sur opposition au droit de vote des femmes pour démolir ce mythe.
Mais l’égalité est bien aujourd’hui la pierre de touche d’une philosophie de gauche. A condition que celle-ci ne demeure pas dans le ciel des idées et s’incarne en politiques publiques concrètes. C’est là que le bas blesse. La gauche est sommée de renouveler son attirail conceptuel. « Remettre la question sociale au cœur du débat public, travailler à la promotion d’une version rénovée du clivage de la justice sociale », selon le vœu de Corcuff (13) suppose de donner un contenu actuel à l’exigence d’égalité. Les mutations sociologiques, les limites du système redistributif et de l’Etat-providence interdisent d’en revenir à la quête d’une simple « égalité des conditions ». Celle-ci vise à rapprocher les niveaux de vie de groupes sociaux homogènes grâce à des instruments macro-économiques comme la fiscalité. Si la gauche traditionnelle s’accroche à cette conception, celle-ci apparaît de moins en moins opérante. Mais il serait périlleux de basculer de l’autre côté du cheval et de se limiter, comme une partie de la gauche modérée, à vanter les charmes d’une « égalité des chances ». Dans une société où les inégalités culturelles sont trop radicales pour pouvoir être compensées par le système scolaire, cette égalité peut, à bon droit, être qualifiée de largement formelle. Au pire, elle ne sert qu’à culpabiliser les enfants des classes populaires qui n’ont pas réussi à s’élever dans l’échelle sociale.
La piste d’une « égalité des possibles » esquissée par Eric Maurin (20) semble offrir une alternative séduisante à ce dilemme. Elle prend en compte la nouvelle nature des inégalités dans le monde du travail qui « se lisent de plus en plus comme le résultat des échecs et des réussites de chacun, de moins en moins comme l’expression des rapports sociaux ». Cette individualisation est à la fois l’expression des nouvelles organisations d’entreprises et d’une évolution de la culture des salariés. Mais elle ne doit pas occulter le fait que « l’inégalité des conditions est encore aujourd’hui pour une large part le reflet de l’inégalité des possibles, de l’inégalité des ressources dont chacun a hérité au départ de sa vie », remarque Maurin. Voilà qui fonde une politique de correction des inégalités qui aide « chacun à mieux comprendre ce que ses échecs personnels gardent d’intrinsèquement social ». Par ailleurs, ajoute l’auteur, « progresser vers l’égalisation des possibles » suppose précisément une réduction des inégalités de conditions de vie. C’est en améliorant le revenu parental des plus démunis, la qualité de leur logement ou de leur environnement scolaire qu’on peut accroître les chances de leurs enfants.
Une politique de services publics de qualité devient alors éminemment progressiste. L’égalité des possibles suppose encore de « repenser de fond en comble » le système de formation continue qui, dans l’état actuel, sert d’abord les plus favorisés. L’idée est ici d’offrir aux catégories particulièrement menacées par les mutations économiques, non seulement un filet de sécurité, mais les moyens concrets de mener au mieux leur propre projet de vie. Ceux qui n’étaient rien ne seront sans doute pas tout. Mais ils cesseront au moins d’être considérés – par les autres comme par eux-mêmes – comme des pas grand chose. C’est un mouvement vers l’égalité réelle qu’il convient de promouvoir.
Refusant de faire l’impasse sur les trajectoires individuelles, cette manière de combattre les inégalités interdit logiquement à la gauche de se définir par l’anti-libéralisme. Ce qui n’est pas un mal. « A gauche, le libéralisme suscite une réaction de rejet passionnel », déplore Thierry Leterre (21). Or la tradition libérale, trop souvent réduite à une dimension économique extrêmement schématique, peut autant inspirer la gauche que la droite. « L’affirmation selon laquelle la liberté est incompatible avec la justice sociale ressortit d’une argumentation conservatrice classique », observe Leterre. La dénonciation rituelle, par la gauche de « l’ultra-libéralisme » n’est qu’une manifestation de sa paresse intellectuelle et de son indigence idéologique. Seul le néo-gauchisme est cohérent dans son rejet, par principe, du libéralisme.
Qu’on le veuille ou non, la gauche réellement existante est aujourd’hui d’inspiration libérale dans la plupart des pays développés. A la gauche française d’assumer cette réalité et de mettre, comme l’écrit Leterre, « la liberté au service de l’égalité » tandis que la droite a naturellement tendance à placer « la liberté au service de l’ordre ». Le salut ne passe pas par une conversion pure et simple à un « libéralisme » qui n’a rien d’une idéologie totale et intouchable. Au contraire, estime encore cet auteur, « la gauche pourrait apporter au libéralisme le bénéfice d’une redéfinition de cette société civile en fonction du caractère inévitable des conflits sociaux que le libéralisme a toujours eu du mal à accepter autrement que sous la forme de passions mal maîtrisées ». Autrement dit, le « social-libéralisme », décrié mécaniquement par une gauche parfois aussi peu libérale qu’elle n’est sociale, peut aussi être lu comme un ambitieux projet de redéfinition du progressisme contemporain.
Assumer la dimension libérale d’un projet de gauche n’implique nullement  d’abandonner la critique du capitalisme. C’est pour des raisons de timidité politique que les socialistes ont troqué, dans les années quatre-vingt, leurs attaques contre le « capitalisme » par des flèches envoyées au « libéralisme ». Il serait préférable qu’ils fassent le contraire, et ceci à deux niveaux. A une époque où le capitalisme est gravement secoué par les effets de « l’exubérance irrationnelle des marchés », selon l’expression d’Alan Greenspan, le président de la Réserve fédérale américaine, il serait opportun de se souvenir que Karl Marx reprochait à ce mode de production plus encore son irrationalité que son injustice. La série de scandales financiers, de « gouvernances » d’entreprises calamiteuses et de gestions irrespectueuses à la fois des consommateurs, des salariés et des actionnaires devrait donner matière à de solides critiques de la part de la gauche. Pourquoi se priverait-elle de mettre le doigt sur les contradictions criantes entre les belles valeurs affichées par le libéralisme et les sombres réalités du capitalisme concret ? Les nouveaux « maîtres du monde » économique sont justifiables d’une mise en examen permanente de la part d’une gauche qui assumerait pleinement sa fonction de critique du monde réel.
Elle ne saurait cependant se limiter à cette contestation interne du capitalisme au nom du libéralisme. Une gauche moderne devrait y ajouter une critique d’ordre philosophique du capitalisme, entendu comme un économisme mutilant. Elle s’écarterait alors à la fois de l’héritage marxiste et de la tradition social-démocrate, ces deux idéologies restant marquées par une conception économiste de la société. Une piste à explorer peut être celle de « l’anti-utilitarisme » tel qu’il est étudié par le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), du nom du sociologue Marcel Mauss (1871-1950). Militant socialiste, l’auteur de l’« Essai sur le don » dessine une conception des rapports humains qui peut inspirer ceux qui ne réduisent pas la vie sociale à une somme d’égoïstes calculs. Il y a là une source de renouvellement idéologique pour une gauche qui chercherait à dépasser la « société de marché » au lieu de la condamner verbalement.
Alain Caillé, l’un des animateurs de ce courant de pensée, souhaite que le socialisme français se remémore que sa propre tradition dépasse largement le cadre étroit du marxisme. Il le conjure de « se tenir à égale distance de deux écueils », « sa réduction à la matrice économiste-utilitariste dont il est né et a procédé, ou bien sa dissolution dans les brumes de la quête, aussitôt démentie, d’un amour universel illimité » (22). Dans le premier cas, le socialisme bascule dans la gestion platement libérale ou social-démocrate tandis que dans le second il sombre dans l’effroyable totalitarisme. « L’autre socialisme, ni utilitariste ni totalitaire, c’est celui qui sait penser et assumer ce primat de l’idéal démocratique », affirme Caillé qui mise, avec un optimisme peut-être excessif, sur le foisonnement associatif. Si la gauche n’a guère besoin d’une « utopie de substitution », selon la mise en garde de Jean-Pierre Le Goff (5), elle peut difficilement redevenir attractive sans un cadre doctrinal neuf. Le socialisme est une idée à réinventer.

Quel chemin ?
 Ce vaste programme prendra du temps. Beaucoup de temps. Il n’y a pas de raccourci historique pour refonder la gauche française. Ceux qui croient la remettre sur pied en quelques mois ou quelques années se trompent. La gauche peut gagner les élections assez rapidement pour peu que la droite confirme sa réputation d’être « la plus bête du monde ». Même dans cette hypothèse, qui n’a rien d’inéluctable, sa faiblesse structurelle demeurerait. Ce ne serait pas forcément rendre service à la gauche que de lui redonner les manettes de l’Etat avant qu’elle n’ait clarifié ses idées et redéfini son projet. « La gauche française est sans perspective claire de renouveau idéologique, et il est vain et incantatoire d'annoncer pour elle une refondation trop rapide, qui en fait se réduirait à des changements d'équilibre au sein de ses partis, et entre eux », écrit justement Wieviorka (14). C’est tout le soubassement intellectuel de la gauche qui est à revisiter. De nouveaux concepts et d’autres mots devront redonner chair au socialisme.
 Tout ne va certes pas être inventé à partir de rien. La démarche de refondation intellectuelle de la gauche devrait idéalement marier audace futuriste et respect de la tradition. C’est en réfléchissant au passé, en le passant au tamis de l’expérience et de la critique, que l’on pense le mieux l’avenir. La domination du marxisme a excessivement fait oublier les écoles du socialisme français qui lui étaient antérieures, de Saint-Simon à Fourier en passant par Proudhon. Ces auteurs ne détiennent aucune clef salvatrice pour ouvrir les portes d’un troisième millénaire socialiste. Mais la gauche française doit impérativement sortir de sa monoculture marxisante.
Il lui faudra gérer avec délicatesse son rapport à l’époque présente. Les partis de gauche sont menacés par deux dérives symétriques. Une fraction de ses militants, déboussolés par l’évolution du monde et de la société, a tendance à se réfugier dans un certain passéisme. Le culte nostalgique d’un socialisme ou d’une République idéalisés peut se conjuguer avec la défense plus triviale des « acquis sociaux ». A l’inverse, une partie des dirigeants de la gauche est tentée par la fuite en avant moderniste et pèche par un « bougisme » justement dénoncé par Pierre-André Taguieff. Le monde tel qu’il va n’a ni forcément raison ni obligatoirement tort. La gauche doit oser donner au présent l’épaisseur de son ambivalence politique.
 Il lui faut aussi rompre avec son goût immodéré pour les idées générales. « Plutôt que de brandir abstraitement de grands principes, il s’agit de prendre en compte les défis inédits qu’affronte la collectivité », suggère Jean-Pierre Le Goff (23). C’est à partir d’analyses concrètes de problèmes particuliers que les militants et intellectuels de gauche pourront reconstruire pas à pas une identité solide. La mauvaise méthode consisterait à bricoler quelque idéologie globale par de sauvages importations d’idées. Mieux vaudrait avoir l’humilité de commencer par étudier la société française, ses problèmes, ses clivages et ses attentes. C’est en réfléchissant sérieusement sur l’école, la formation professionnelle, le logement ou encore la démocratie dans l’entreprise que la gauche oeuvrera efficacement. Cette réflexion devrait associer les militants politiques, les acteurs de terrain et les intellectuels qui ne méprisent ni l’engagement ni le concret. La nouvelle gauche naîtra aussi des enseignements que les multiples expériences du mouvement social lui apporteront. Par « mouvement social », nous n’entendons pas forcément le surgissement spectaculaire de protestations massives, mais les actions entreprises quotidiennement par tous ceux qui ne se satisfont pas du désordre établi.
 Une telle entreprise dépasse largement le cadre des partis politiques en général, et du PS en particulier. La renaissance ne peut être attendue d’appareils fourbus. L’état de santé du mouvement syndical et associatif ne lui permet pas non plus de revivifier à lui seul la « gauche réelle ». Chacun doit avoir conscience de ses limites. De nouvelles formes de dialogue et de coopération sont à imaginer entre militants politiques, syndicaux et associatifs. Car le rôle des partis, malgré leurs défauts, reste irremplaçable. A partir d’un certain stade de la rénovation, il sera même décisif. Les intellectuels ont, eux aussi, une fonction à remplir tant il est vrai qu’on pense plus librement dans des clubs que dans des partis inévitablement surdéterminés par les enjeux de pouvoir. La gauche officielle s’est toujours ressourcée en puisant des idées nées dans de modestes cénacles. Il n’est pas de plus grand honneur pour un « intellectuel de gauche » que d’être pillé par un responsable politique…
 Rebâtir la gauche ne signifie pas qu’elle ne doive se préoccuper que d’elle-même. Le nombrilisme est une maladie congénitale de la gauche française. Non seulement il lui faut être attentive à l’évolution de la droite, mais aussi et surtout à la marche du monde. Même les débats idéologiques ont désormais une dimension internationale. Sa refondation suppose encore qu’elle ait l’audace intellectuelle de d’aborder les grands enjeux de la période, du péril islamiste aux questions éthiques posées par les avancées scientifiques en passant par les effets du désenchantement démocratique. Le simplisme n’est plus de mise, quand bien même il ressurgirait sous de nouveaux habits. Telle est la critique que l’on est en droit d’opposer aux tenants d’une gauche « post-matérialiste » mariant écologie, féminisme, droits des minorités et autres libertés culturelles. Observons la crise qui frappe la gauche aux Pays-Bas, la contrée où les valeurs post-matérialistes sont pourtant les plus répandues. La gauche doit rompre avec son vieil économisme sans basculer dans le moralisme vide d’une certaine idéologie des droits de l’homme. Si la gauche de papa est morte, celle qui la remplacera n’est pas pour demain. Après-demain, peut-être.
 

(1) Seymour Martin Lipset and Gary Marks, « It didn’t appear here – Why socialism failed in the United States », W. W. Norton & Compagny, New York, London, 2000.
(2) Seymour Martin Lipset, “L’américanisation de la gauche européenne” dans la revue “Commentaire”, automne 2001.
(3) Pierre Rosanvallon, “Le projet social-démocrate est définitivement achevé”, interview publiée par “Le Monde” le 26 mai 2002.
(4) Claude Allegre, « Faire germer une nouvelle gauche », « Libération » du 26 juin 2002.
(5) Jean-Pierre Le Goff, « L’identité perdue de la gauche », « Libération » du 24 juin 2002.
(6) Robert Fossaert, « L’avenir du socialisme », Stock, 1996.
(7) http://www.pbs.org/fmc/interviews/lipset.htm
(8) Pierre Manent, « Cours familier de philosophie politique », Fayard, 2001.
(9) Alan Whitehorn, « The 2000 NPD campain : Social democracy a the crossroads » dans Jon H. Pammett and Christophe Dornan, “The Canadian General Election of 2000”, Dundurn Press, 2001.
(10) Pierre Rosanvallon, « La société introuvable », « Le Nouvel Observateur » du 23 mai 2002.
(11) Henri Weber, Laurent Baumel, « Une nouvelle alliance – Une approche politique de la question sociale », Les Notes de la Fondation Jean-Jaurès, N°30, mai 2002.
(12) Jean-Christophe Cambadélis, « PS : inventaire pour une réforme », « Libération » du 25 juin 2002.
(13) Philippe Corcuff, « Répondre aux barbaries par une nouvelle social-démocratie », « Libération » du 10 mai 2002.
(14) Olivier Wieviorka, « Deux gauches face à trois droites », « Libération » du 21 juin 2002.
(15) Eric Maurin « Repenser l’égalité », « Le Monde » du 28 mai 2002.
(16) Bernard Kouchner, « La gauche doit réapprendre à faire rêver », « Libération » du 18 juin 2002.
(17) Michel Crozier, « La tentation de l’utopie », interview au « Figaro » du 22 mai 2002.
(18) Alain Bergounioux, Claude Evin, Alain Richard, Michel Sapin et Bernard Soulage, « Quel renouveau pour le Parti socialiste ? », « Le Monde » du 21 juin 2002.
(19) Norberto Bobbio, « Droite et gauche », Seuil, 1996.
(20) Eric Maurin, « L’égalité des possibles », La Républiques des idées, Seuil, 2002.
(21) Thierry Leterre, « La gauche et la peur libérale », Presses de Sciences Po, 2000.
(22) « L’autre socialisme », Revue du MAUSS, La Découverte, N°16, second semestre 2000.
(23) Jean-Pierre Le Goff, « La démocratie post-totalitaire », La Découverte, 2002.


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Que cette conclusion étrange ne vous dispense pas de lire le livre !

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