Et si le socialisme disparaissait de la surface
de l’Europe ? En ce début de millénaire, son avenir n’est
aucunement assuré. Cette question troublante vient à l’esprit
à la lecture du livre des politologues américains Seymour
Martin Lipset et Gary Marks qui explique « pourquoi le socialisme
a échoué aux Etats-Unis » (1). « Les Etats-Unis
sont la seule démocratie occidentale dominée par un système
de deux partis favorables au capitalisme libéral », affirment-ils.
S’il a toujours existé, ayant même pu gagner des positions
de pouvoir locales ou syndicales, le « Parti socialiste » n’y
est jamais sorti de sa marginalité. Les auteurs distinguent plusieurs
facteurs explicatifs de cette impuissance. Le premier tient à la
« culture américaine » caractérisée par
un anti-étatisme et un individualisme générateurs
d’hostilité à l’encontre de l’idéologie socialiste.
D’autant plus que – second facteur – les socialistes américains
n’ont pas fait preuve d’une grande souplesse politique, contrairement à
leurs homologues dans plusieurs pays de tradition anglo-saxonne. Ils se
sont dramatiquement coupés des organisations syndicales. La sociologie
particulière de la classe ouvrière américaine ajoute
une troisième explication majeure de leur faillite : « Les
clivages ethniques, religieux et raciaux furent des sources d’identité
politique plus fortes pour la plupart des travailleurs américains
que leur communauté en tant que classe ». Le caractère
très contraignant du système électoral favorisant
le bipartisme n’était pas, en lui-même, un obstacle insurmontable.
Si le socialisme américain avait suffisamment gagné en influence,
il aurait pu devenir ou pénétrer un des deux grands partis
en compétition pour le pouvoir.
Les causes structurelles dégagées
par Lipset et Marks pour rendre compte de l’absence du socialisme américain
rappellent étrangement les évolutions idéologiques
et sociologiques qui remodèlent l’Europe dans la phase actuelle.
L’individualisme et l’anti-étatisme ont fait des pas de géant
sur le Vieux Continent. Les gauches social-démocrates se sont éloignées
des organisations syndicales. L’ancienne « classe ouvrière
» a laissé la place à une galaxie hétérogène
de « salariés d’exécution » de plus en plus séparés
par des clivages professionnels, de mode de vie, ou même ethniques
– avec la constitution d’un fort prolétariat immigré ou d’origine
étrangère. Si les mêmes causes produisent les mêmes
effets, le socialisme disparaîtra en Europe pour les raisons précises
qui lui ont interdit d’émerger aux Etats-Unis. C’est un constat
banal que l’Europe s’américanise – dans ses manières de vivre
comme de penser. Pourquoi sa spécificité social-démocrate
échapperait-elle à ce mouvement général ? «
C’est la gauche du Vieux Monde qui ressemble de plus en plus à la
gauche américaine », observe Lipset (2). Comme si l’Europe,
se dépouillant de son héritage féodal dont les classes
sociales étaient issues, épousait désormais totalement
le capitalisme.
Significativement, le parti historiquement lié
au mouvement ouvrier européen qui est monté avec le plus
d’enthousiasme dans le train de la « modernité » – le
New Labour britannique – se sent des atomes crochus avec le Parti démocrate
américain. Les néo-travaillistes anglais ne parlent d’ailleurs
plus de « socialisme ». Ils se situent prudemment dans l’espace
ambigu du « centre-gauche ». Nombreux sont ceux, en France
même, qui n’hésitent pas à proclamer que le socialisme
démocratique tel qu’il s’est développé en Europe appartient
au passé. « Le projet historique de la social-démocratie
est définitivement achevé », tranche Pierre Rosanvallon
(3). Le professeur au Collège de France explique qu’avec la chute
du communisme et l’humanisation relative du capitalisme, « la social-démocratie
a totalement gagné intellectuellement, mais elle y a perdu son identité
». Son projet se serait effondré dés les années
quatre-vingt. « La crise de la gauche social-démocrate européenne
est due d’abord à sa réussite », estime en écho
Claude Allègre (4). L’ancien ministre socialiste estime que «
ses grandes ambitions d’origine », particulièrement en matière
de protection sociale, sont entrées dans les faits. Le sociologue
Jean-Pierre Le Goff (5) sonne, lui aussi, le tocsin : « Ce n’est
pas seulement l’incohérence de la gauche qui a été
au pouvoir ou un modèle social-démocrate qui est en question,
mais l’arrière-fond culturel commun, le terreau sur lequelle elle
s’est constituée depuis le XIXème siècle. Quel homme
politique de gauche osera dire clairement et publiquement que le mouvement
ouvrier est historiquement mort ? »
L’optimisme de Robert Fossaert (6) est, pour le moins,
isolé. « Le 21ème siècle sera le troisième
siècle du socialisme, le siècle où ce mouvement politique
qui naquit en Europe deviendra pleinement mondial, non sans se diversifier
plus que jamais », affirme l’auteur d’une somme d’analyse de la société.
Il ne fait pas de doute que les classes ouvrières exploitées
se situent désormais dans les pays du Sud. Mais l’exemple américain
montre justement que le développement du capitalisme, malgré
son cortège d’injustices et de dominations, n’entraîne pas
automatiquement celui du socialisme. Tout dépend de la manière
dont les inégalités qu’il engendre sont vécues par
les populations. Dans une interview au réseau américain Public
Broadcasting Service (7), Lipset cite la thèse de l’intellectuel
socialiste américain Leon Sampson selon laquelle le socialisme n’a
jamais pris dans son pays parce que « l’Amérique était
socialiste ». Il entendait par-là qu’en dépit de ses
énormes inégalités économiques, ses habitant
se sentaient socialement égaux, et ne ressentaient donc pas le besoin
de remettre en cause le système.
On rapprochera cette manière de voir du contraste,
caractéristique de l’évolution des sociétés
occidentales, que pointe Pierre Manent (8). Les « inégalités
économiques » se creusent alors même qu’une «
égalité sociale générale » s’étend
dans une société de moins en moins hiérarchisée
selon les sexes, les valeurs et les droits. Dans son fameux « De
la démocratie en Amérique », rappelle Manent, Alexis
de Tocqueville avait déjà repéré ce double
mouvement contradictoire. Des inégalités économiques
acceptées socialement ne peuvent accoucher d’une conscience socialiste.
C’est pourquoi il est douteux qu’un « mouvement ouvrier » d’une
telle inspiration idéologique fasse naturellement tache d’huile
dans les masses ouvrières de l’Asie industrieuse.
Dans les démocraties occidentales, la gauche est
de moins en moins assimilable au socialisme ou même à la social-démocratie.
Outre le cas américain, la gauche n’a désormais pratiquement
pas d’attache idéologique de ce type au Canada, en Irlande ou au
Japon. La vie politique canadienne offre un exemple frappant de marginalisation
du courant social-démocrate. Celui-ci est incarné par le
« Nouveau parti démocrate » (NPD) qui obtenait en moyenne
17% des suffrages des années soixante à quatre-vingt (9).
Après des expériences malheureuses au pouvoir dans plusieurs
provinces, dont l’Ontario et la Colombie Britannique, le NPD s’effondre
à 6,6% des voix au scrutin de 1993. Le parti le plus traditionnellement
à gauche de la scène canadienne ne s’en remettra pas. Aux
élections de novembre 2000, il a dû se contenter de 8,5% des
suffrages en étant quasiment absent de l’Est du pays. C’est désormais
le Parti libéral qui attire les suffrages de ceux qui veulent s’opposer
aux conservateurs. Le socialisme est-il voué à disparaître
d’une manière ou d’une autre ? C’est l’opinion de Lipset (2) : «
Bien qu’ils se pensent toujours comme sociaux-démocrates ou socialistes,
les partis de gauche se sont largement reconstitués en prenant la
forme de libéraux, au sens américain du mot ».
C’est dire si le maintien d’une référence
socialiste est un enjeu au sein même de la gauche. Sa redéfinition,
en France comme en Europe, pose de redoutables questions. Refonder la gauche
n’a rien d’une entreprise cosmétique. Le chantier des remises en
causes inéluctables est vaste. On se limitera ici à trois
questions que la gauche ne pourra éternellement esquiver. La première
est celle de sa base sociale : quelle est la cible ? La seconde concerne
son projet idéologique : quel est le but ? La troisième est
d’ordre stratégique : quel est le chemin ?
Quelle cible ?
Hier, tout était clair. Aujourd’hui, tout
est confus. Les mutations sociologiques ont mis à bas le bon vieux
déterminisme qui consolait la gauche française de ses échecs.
Au soir de sa défaite de 1974, François Mitterrand rassurait
ainsi son camp : « Parce que vous représentez le monde de
la jeunesse et du travail, votre victoire est inéluctable ».
Dans la même veine, juste après son succès de 1981,
le leader socialiste affirmait que « la majorité politique
de la France vient de s’identifier à sa majorité sociale
». C’était simple. Le peuple, majoritairement exploité
et victime du capitalisme, avait vocation à soutenir la gauche pour
peu que celle-ci sache déchirer le voile de tromperie idéologique
tendu par la droite. Le socialisme était l’expression politique
de la classe ouvrière et de ses alliés.
L’affaire est désormais autrement plus complexe.
Il y a de quoi être troublé lorsqu’un de nos intellectuels
de gauche les plus estimés lance un message de détresse.
« Le problème n’est pas tant celui des partis qui trahissent
les masses que celui d’une société devenue illisible ; d’une
société introuvable à ses propres yeux, comme à
ceux de l’observateur », avoue Rosanvallon (10). « Ce qui est
en jeu, c’est de comprendre les transformations des identités individuelles
et collectives, des représentations de soi et des autres, qui ont
souterrainement remodelé en profondeur nos sociétés
depuis une vingtaine d’années », ajoute-t-il en suggérant
de « redevenir marxiste pour décrypter avec précision
les nouveaux modes de production et d’organisation ».
Cette opacité rend inopérant le traditionnel
raisonnement en termes de classes sociales. Lionel Jospin a cru le moderniser
en proposant, le 29 août à La Rochelle, « une nouvelle
alliance, en faisant converger dans notre projet et dans notre action,
les politiques qu’attendent, respectivement, les exclus, les classes populaires
et les classes moyennes ». On peut sérieusement s’interroger
sur la pertinence de ces catégories, même si Laurent Baumel
et Henri Weber (11) ont sans doute raison d’estimer que les socialistes
doivent « continuer à appréhender la réalité
sociale en termes de classes ». Le rôle de la gauche est de
s’adresser prioritairement au « salariat d’exécution »
qui représente environ 60% de la population active. Mais ces auteurs
socialistes reconnaissent aussi que la « conscience de classe »
s’est sérieusement érodée, que le social s’est complexifié,
ce qui l’oblige à parler « plus directement aux individus
».
L’idée qu’il n’est plus possible de lire
la société avec les lunettes habituelles pénètre
enfin la gauche française. Jean-Christophe Cambadélis (12)
observe lucidement que « chacun des segments » des couches
populaires « s’est communautarisé, solidifié autour
de demandes spécifiques, souvent légitimes mais affirmées
contradictoirement à l’intérêt général
de la gauche ». Le dirigeant socialiste estime même que «
chaque segment manifeste son propre populisme ». Dans un registre
complémentaire, Philippe Corcuff (13) explique l’éclatement
des classes populaires par « la compétition entre le clivage
de la justice sociale et le clivage national-racial ». Ce sociologue
engagé à la LCR souligne que le travail politique du FN s’est
« branché sur des processus quotidiens d’ethnicisation traversant
des secteurs populaires délaissés, voire méprisés,
par la gauche gouvernante ». Le « peuple » est moins
unique que jamais. Les situations d’exploitation et de domination sont
d’une multiplicité telle qu’il est illusoire de leur imaginer une
convergence politique naturelle.
Faut-il alors proclamer, comme Olivier Wieviorka
(14), que « contre le gauchisme ouvriériste, il faut affirmer
que le souffle du renouveau, à gauche, ne proviendra guère
des usines et des ateliers » ? Viendra-t-il des universités
ou des salons ? Après avoir être prisonnière de la
vision holiste d’une société compartimentée en classes,
la gauche se perdrait en ne raisonnant plus qu’en termes de valeurs et
d’individus. Eric Maurin (15) a raison de rejeter la vision binaire opposant
« société de classes » à « société
des individus ». Si, rappelle-t-il, nous sommes sortis de la société
de classes traditionnelle « au sens où les inégalités
et les identités ne s’ancrent plus comme naguère dans la
division sociale du travail », nous n’avons nullement basculé
dans une « société des individus, une vaste classe
moyenne, peuplée d’atomes dans des situations transitoirement différentes,
mais fondamentalement égaux ». Maurin souligne que la «
persistance des inégalités de destin est le signe d’une société
de classe, mais dans un sens (wébérien) très différent
de celui (marxiste) habituellement donné à ce terme ».
C’est à un nouveau problème structurel
d’inégalités de classe que la gauche est confrontée.
Assister les « exclus », tout en aidant les « couches
populaires » sans trop ponctionner les « classes moyennes »,
relève de la quadrature du cercle. Au rebours de ce genre de formule,
tout choix politique implique des gagnants et des perdants. On suivra Bernard
Kouchner (16) quand il écrit que la gauche « doit garder des
vestiges du marxisme la nécessité d’aider les exclus à
ne pas le rester et non d’aider les plus démunis à demeurer
hors de la société ». Prise au sérieux, cette
option implique un vaste champ de réformes qui supposent, elles-mêmes,
de nouveaux instruments de politique publique.
Quel but ?
Curieusement, le socialisme s’est souvent plus
défini par ses moyens que par ses buts. Au temps du marxisme triomphant,
c’est l’appropriation collective des moyens de production qui faisait figure
d’alpha et d’oméga de la pensée socialiste. L’identité
social-démocrate s’est parallèlement confondue avec la défense
et le perfectionnement de l’Etat-providence. Le but ultime de la gauche
était renvoyé dans les brumes d’un horizon idéologique
indistinct, le « communisme » pour les uns, le « socialisme
» pour les autres. L’écroulement de ces schémas de
pensée conduit la gauche à tenter de se redéfinir
autour de « valeurs ». Mobilières ou immobilières,
est-on tenté de demander au socialiste bourgeois qui cherche désespérément
à « retrouver ses valeurs ». Cette expression a plus
sérieusement l’inconvénient de supposer que le salut passe
par la redécouverte d’une identité originelle. Or, si la
gauche du futur ne pourra faire l’impasse sur l’héritage de son
propre passé, elle devra faire table rase de toute une série
d’idées obsolètes.
Plus ou moins consciemment, la gauche française
reste encombrée de manières de penser dépassées.
Prenons l’exemple du couple « libéralisme culturel »-«
anti-libéralisme économique » qui a longtemps été
l’équation gagnante dans l’électorat de gauche. Cette double
identité correspondait aux traditions du progressisme français
tout en permettant une alliance entre classes populaires et couches moyennes.
Mais le cocktail est désormais imbuvable. Comme l’explique Michel
Crozier (17), la culture libertaire d’une certaine gauche l’a mise «
en porte-à-faux avec l’autorité » et l’a empêché
d’« aborder avec pragmatisme et efficacité le dossier de la
sécurité ». Simultanément, sa défiance
à l’égard du libéralisme économique est maintenant
aussi hypocrite qu’irréaliste. Loin de préfigurer la «
fin du travail » chère à Jeremy Rifkin, les fameuses
35 heures fournissent une autre illustration d’une coûteuse routine
mentale de la gauche. Cette idée figurait déjà dans
les 110 propositions de François Mitterrand pour l’élection
présidentielle de 1981 !
Ce poids du passé est subi non sans mauvaise conscience.
Jean-Pierre Le Goff remarque les efforts pathétiques de la gauche
pour « maintenir ensemble les morceaux d’une identité éclatée
», oscillant sans cesse entre ses conceptions traditionnelles et
« une fuite en avant moderniste » censée lui attirer
les bonnes grâces des couches sociales montantes. Là encore,
cette recette n’est plus de mise. On ne peut plus, sans dommages, juxtaposer
hymnes à la modernité et coups de chapeau à ceux qui
souffrent. Le discours faussement balancé est désormais inaudible.
En compagnie de quelques amis ex-rocardiens, Alain Bergounioux (18) est
fondé à demander à ses camarades socialistes d’être
« plus audacieux et plus clairs » en sortant « définitivement
de la culture du ni ni ». Et d’en appeler le PS à «
renouveler sa doctrine ».
Encore faut-il préciser autour de quelle colonne
vertébrale peut se bâtir la nouvelle culture socialiste. La
question renvoie à une très ancienne interrogation : qu’est-ce
qui, au fond, distingue la gauche de la droite ? On ne peux se contenter
de la réponse humoristique et impressionniste donnée par
Emmanuel Mounier dans le premier numéro de la revue « Esprit
» publiée en octobre 1932 : « La justice est à
gauche avec Picasso, les fonctionnaires, M. Homais, l’hygiène sociale,
le féminisme, la liberté et la psychologie expérimentale
». On observera tout de même que cet inventaire à la
Prévert comporte deux concepts fondamentaux, celui de « justice
» et de « liberté ». Or c’est autour du couple
liberté-égalité que se joue une grande part du débat
sur la redéfinition de l’identité de la gauche. Celle-ci
ne peut plus guère se revendiquer du « progrès »,
l’ambivalence de celui-ci n’étant plus à démontrer,
tandis que le capitalisme est à l’avant-garde du changement et que
la gauche campe sur la défensive.
La gauche peut elle devenir le parti de la liberté
? Ce serait pousser sa conversion libérale jusqu’aux confins de
sa propre disparition. Dans un petit essai convaincant, Norberto Bobbio
(19) note que la droite comme la gauche se disputent, avec une égale
sincérité, la défense de la « liberté
», même si elles en donnent une traduction concrète
différente. Par ailleurs, ajoute-t-il, « l’opposition entre
libertaires et autoritaires correspond à une autre distinction qui
ne recouvre pas celle entre droite et gauche ». De manière
encore plus poussée, le clivage décisif de la croyance dans
la démocratie oppose extrémistes et modérés
de droite comme de gauche, mais il est transversal à cette dernière
opposition. Au fil de l’histoire, la droite et la gauche ont enfin défendu
des positions variées qui interdisent de les définir à
partir d’un contenu permanent. Toute caractérisation essentialiste
de ces notions est vaine. Leur antagonisme est-il pour autant réductible
à une simple opposition topographique simplifiant le choix des électeurs
?
« En tant que principe fondateur, l’égalité
est le seul critère qui résiste à l’usure du temps
», répond Bobbio. Le philosophe italien s’empresse d’ajouter
que « soutenir que la gauche est égalitaire n’implique pas
qu’elle soit égalitariste ». Cette déviation serait
à mettre au compte du collectivisme marxiste. Il s’agit plutôt
d’en revenir à l’opposition philosophique qui fonde la distinction
entre les gens de gauche et ceux de droite : « D’un côté
se trouvent ceux qui pensent que les hommes sont plus égaux qu’inégaux,
de l’autre ceux qui estiment qu’ils sont plus inégaux qu’égaux
». Le simple fait de mettre l’accent sur l’une ou l’autre de ces
deux conceptions de l’humanité peut avoir des conséquences
majeures. Cela ne signifie pas que la gauche a toujours défendu
l’idéal d’égalité. Il suffit de se remémorer
son attachement au colonialisme ou encore sur opposition au droit de vote
des femmes pour démolir ce mythe.
Mais l’égalité est bien aujourd’hui la
pierre de touche d’une philosophie de gauche. A condition que celle-ci
ne demeure pas dans le ciel des idées et s’incarne en politiques
publiques concrètes. C’est là que le bas blesse. La gauche
est sommée de renouveler son attirail conceptuel. « Remettre
la question sociale au cœur du débat public, travailler à
la promotion d’une version rénovée du clivage de la justice
sociale », selon le vœu de Corcuff (13) suppose de donner un contenu
actuel à l’exigence d’égalité. Les mutations sociologiques,
les limites du système redistributif et de l’Etat-providence interdisent
d’en revenir à la quête d’une simple « égalité
des conditions ». Celle-ci vise à rapprocher les niveaux de
vie de groupes sociaux homogènes grâce à des instruments
macro-économiques comme la fiscalité. Si la gauche traditionnelle
s’accroche à cette conception, celle-ci apparaît de moins
en moins opérante. Mais il serait périlleux de basculer de
l’autre côté du cheval et de se limiter, comme une partie
de la gauche modérée, à vanter les charmes d’une «
égalité des chances ». Dans une société
où les inégalités culturelles sont trop radicales
pour pouvoir être compensées par le système scolaire,
cette égalité peut, à bon droit, être qualifiée
de largement formelle. Au pire, elle ne sert qu’à culpabiliser les
enfants des classes populaires qui n’ont pas réussi à s’élever
dans l’échelle sociale.
La piste d’une « égalité des possibles
» esquissée par Eric Maurin (20) semble offrir une alternative
séduisante à ce dilemme. Elle prend en compte la nouvelle
nature des inégalités dans le monde du travail qui «
se lisent de plus en plus comme le résultat des échecs et
des réussites de chacun, de moins en moins comme l’expression des
rapports sociaux ». Cette individualisation est à la fois
l’expression des nouvelles organisations d’entreprises et d’une évolution
de la culture des salariés. Mais elle ne doit pas occulter le fait
que « l’inégalité des conditions est encore aujourd’hui
pour une large part le reflet de l’inégalité des possibles,
de l’inégalité des ressources dont chacun a hérité
au départ de sa vie », remarque Maurin. Voilà qui fonde
une politique de correction des inégalités qui aide «
chacun à mieux comprendre ce que ses échecs personnels gardent
d’intrinsèquement social ». Par ailleurs, ajoute l’auteur,
« progresser vers l’égalisation des possibles » suppose
précisément une réduction des inégalités
de conditions de vie. C’est en améliorant le revenu parental des
plus démunis, la qualité de leur logement ou de leur environnement
scolaire qu’on peut accroître les chances de leurs enfants.
Une politique de services publics de qualité devient
alors éminemment progressiste. L’égalité des possibles
suppose encore de « repenser de fond en comble » le système
de formation continue qui, dans l’état actuel, sert d’abord les
plus favorisés. L’idée est ici d’offrir aux catégories
particulièrement menacées par les mutations économiques,
non seulement un filet de sécurité, mais les moyens concrets
de mener au mieux leur propre projet de vie. Ceux qui n’étaient
rien ne seront sans doute pas tout. Mais ils cesseront au moins d’être
considérés – par les autres comme par eux-mêmes – comme
des pas grand chose. C’est un mouvement vers l’égalité réelle
qu’il convient de promouvoir.
Refusant de faire l’impasse sur les trajectoires individuelles,
cette manière de combattre les inégalités interdit
logiquement à la gauche de se définir par l’anti-libéralisme.
Ce qui n’est pas un mal. « A gauche, le libéralisme suscite
une réaction de rejet passionnel », déplore Thierry
Leterre (21). Or la tradition libérale, trop souvent réduite
à une dimension économique extrêmement schématique,
peut autant inspirer la gauche que la droite. « L’affirmation selon
laquelle la liberté est incompatible avec la justice sociale ressortit
d’une argumentation conservatrice classique », observe Leterre. La
dénonciation rituelle, par la gauche de « l’ultra-libéralisme
» n’est qu’une manifestation de sa paresse intellectuelle et de son
indigence idéologique. Seul le néo-gauchisme est cohérent
dans son rejet, par principe, du libéralisme.
Qu’on le veuille ou non, la gauche réellement
existante est aujourd’hui d’inspiration libérale dans la plupart
des pays développés. A la gauche française d’assumer
cette réalité et de mettre, comme l’écrit Leterre,
« la liberté au service de l’égalité »
tandis que la droite a naturellement tendance à placer « la
liberté au service de l’ordre ». Le salut ne passe pas par
une conversion pure et simple à un « libéralisme »
qui n’a rien d’une idéologie totale et intouchable. Au contraire,
estime encore cet auteur, « la gauche pourrait apporter au libéralisme
le bénéfice d’une redéfinition de cette société
civile en fonction du caractère inévitable des conflits sociaux
que le libéralisme a toujours eu du mal à accepter autrement
que sous la forme de passions mal maîtrisées ». Autrement
dit, le « social-libéralisme », décrié
mécaniquement par une gauche parfois aussi peu libérale qu’elle
n’est sociale, peut aussi être lu comme un ambitieux projet de redéfinition
du progressisme contemporain.
Assumer la dimension libérale d’un projet de gauche
n’implique nullement d’abandonner la critique du capitalisme. C’est
pour des raisons de timidité politique que les socialistes ont troqué,
dans les années quatre-vingt, leurs attaques contre le « capitalisme
» par des flèches envoyées au « libéralisme
». Il serait préférable qu’ils fassent le contraire,
et ceci à deux niveaux. A une époque où le capitalisme
est gravement secoué par les effets de « l’exubérance
irrationnelle des marchés », selon l’expression d’Alan Greenspan,
le président de la Réserve fédérale américaine,
il serait opportun de se souvenir que Karl Marx reprochait à ce
mode de production plus encore son irrationalité que son injustice.
La série de scandales financiers, de « gouvernances »
d’entreprises calamiteuses et de gestions irrespectueuses à la fois
des consommateurs, des salariés et des actionnaires devrait donner
matière à de solides critiques de la part de la gauche. Pourquoi
se priverait-elle de mettre le doigt sur les contradictions criantes entre
les belles valeurs affichées par le libéralisme et les sombres
réalités du capitalisme concret ? Les nouveaux « maîtres
du monde » économique sont justifiables d’une mise en examen
permanente de la part d’une gauche qui assumerait pleinement sa fonction
de critique du monde réel.
Elle ne saurait cependant se limiter à cette contestation
interne du capitalisme au nom du libéralisme. Une gauche moderne
devrait y ajouter une critique d’ordre philosophique du capitalisme, entendu
comme un économisme mutilant. Elle s’écarterait alors à
la fois de l’héritage marxiste et de la tradition social-démocrate,
ces deux idéologies restant marquées par une conception économiste
de la société. Une piste à explorer peut être
celle de « l’anti-utilitarisme » tel qu’il est étudié
par le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales),
du nom du sociologue Marcel Mauss (1871-1950). Militant socialiste, l’auteur
de l’« Essai sur le don » dessine une conception des rapports
humains qui peut inspirer ceux qui ne réduisent pas la vie sociale
à une somme d’égoïstes calculs. Il y a là une
source de renouvellement idéologique pour une gauche qui chercherait
à dépasser la « société de marché
» au lieu de la condamner verbalement.
Alain Caillé, l’un des animateurs de ce courant
de pensée, souhaite que le socialisme français se remémore
que sa propre tradition dépasse largement le cadre étroit
du marxisme. Il le conjure de « se tenir à égale distance
de deux écueils », « sa réduction à la
matrice économiste-utilitariste dont il est né et a procédé,
ou bien sa dissolution dans les brumes de la quête, aussitôt
démentie, d’un amour universel illimité » (22). Dans
le premier cas, le socialisme bascule dans la gestion platement libérale
ou social-démocrate tandis que dans le second il sombre dans l’effroyable
totalitarisme. « L’autre socialisme, ni utilitariste ni totalitaire,
c’est celui qui sait penser et assumer ce primat de l’idéal démocratique
», affirme Caillé qui mise, avec un optimisme peut-être
excessif, sur le foisonnement associatif. Si la gauche n’a guère
besoin d’une « utopie de substitution », selon la mise en garde
de Jean-Pierre Le Goff (5), elle peut difficilement redevenir attractive
sans un cadre doctrinal neuf. Le socialisme est une idée à
réinventer.
Quel chemin ?
Ce vaste programme prendra du temps. Beaucoup de
temps. Il n’y a pas de raccourci historique pour refonder la gauche française.
Ceux qui croient la remettre sur pied en quelques mois ou quelques années
se trompent. La gauche peut gagner les élections assez rapidement
pour peu que la droite confirme sa réputation d’être «
la plus bête du monde ». Même dans cette hypothèse,
qui n’a rien d’inéluctable, sa faiblesse structurelle demeurerait.
Ce ne serait pas forcément rendre service à la gauche que
de lui redonner les manettes de l’Etat avant qu’elle n’ait clarifié
ses idées et redéfini son projet. « La gauche française
est sans perspective claire de renouveau idéologique, et il est
vain et incantatoire d'annoncer pour elle une refondation trop rapide,
qui en fait se réduirait à des changements d'équilibre
au sein de ses partis, et entre eux », écrit justement Wieviorka
(14). C’est tout le soubassement intellectuel de la gauche qui est à
revisiter. De nouveaux concepts et d’autres mots devront redonner chair
au socialisme.
Tout ne va certes pas être inventé
à partir de rien. La démarche de refondation intellectuelle
de la gauche devrait idéalement marier audace futuriste et respect
de la tradition. C’est en réfléchissant au passé,
en le passant au tamis de l’expérience et de la critique, que l’on
pense le mieux l’avenir. La domination du marxisme a excessivement fait
oublier les écoles du socialisme français qui lui étaient
antérieures, de Saint-Simon à Fourier en passant par Proudhon.
Ces auteurs ne détiennent aucune clef salvatrice pour ouvrir les
portes d’un troisième millénaire socialiste. Mais la gauche
française doit impérativement sortir de sa monoculture marxisante.
Il lui faudra gérer avec délicatesse son
rapport à l’époque présente. Les partis de gauche
sont menacés par deux dérives symétriques. Une fraction
de ses militants, déboussolés par l’évolution du monde
et de la société, a tendance à se réfugier
dans un certain passéisme. Le culte nostalgique d’un socialisme
ou d’une République idéalisés peut se conjuguer avec
la défense plus triviale des « acquis sociaux ». A l’inverse,
une partie des dirigeants de la gauche est tentée par la fuite en
avant moderniste et pèche par un « bougisme » justement
dénoncé par Pierre-André Taguieff. Le monde tel qu’il
va n’a ni forcément raison ni obligatoirement tort. La gauche doit
oser donner au présent l’épaisseur de son ambivalence politique.
Il lui faut aussi rompre avec son goût immodéré
pour les idées générales. « Plutôt que
de brandir abstraitement de grands principes, il s’agit de prendre en compte
les défis inédits qu’affronte la collectivité »,
suggère Jean-Pierre Le Goff (23). C’est à partir d’analyses
concrètes de problèmes particuliers que les militants et
intellectuels de gauche pourront reconstruire pas à pas une identité
solide. La mauvaise méthode consisterait à bricoler quelque
idéologie globale par de sauvages importations d’idées. Mieux
vaudrait avoir l’humilité de commencer par étudier la société
française, ses problèmes, ses clivages et ses attentes. C’est
en réfléchissant sérieusement sur l’école,
la formation professionnelle, le logement ou encore la démocratie
dans l’entreprise que la gauche oeuvrera efficacement. Cette réflexion
devrait associer les militants politiques, les acteurs de terrain et les
intellectuels qui ne méprisent ni l’engagement ni le concret. La
nouvelle gauche naîtra aussi des enseignements que les multiples
expériences du mouvement social lui apporteront. Par « mouvement
social », nous n’entendons pas forcément le surgissement spectaculaire
de protestations massives, mais les actions entreprises quotidiennement
par tous ceux qui ne se satisfont pas du désordre établi.
Une telle entreprise dépasse largement le
cadre des partis politiques en général, et du PS en particulier.
La renaissance ne peut être attendue d’appareils fourbus. L’état
de santé du mouvement syndical et associatif ne lui permet pas non
plus de revivifier à lui seul la « gauche réelle ».
Chacun doit avoir conscience de ses limites. De nouvelles formes de dialogue
et de coopération sont à imaginer entre militants politiques,
syndicaux et associatifs. Car le rôle des partis, malgré leurs
défauts, reste irremplaçable. A partir d’un certain stade
de la rénovation, il sera même décisif. Les intellectuels
ont, eux aussi, une fonction à remplir tant il est vrai qu’on pense
plus librement dans des clubs que dans des partis inévitablement
surdéterminés par les enjeux de pouvoir. La gauche officielle
s’est toujours ressourcée en puisant des idées nées
dans de modestes cénacles. Il n’est pas de plus grand honneur pour
un « intellectuel de gauche » que d’être pillé
par un responsable politique…
Rebâtir la gauche ne signifie pas qu’elle
ne doive se préoccuper que d’elle-même. Le nombrilisme est
une maladie congénitale de la gauche française. Non seulement
il lui faut être attentive à l’évolution de la droite,
mais aussi et surtout à la marche du monde. Même les débats
idéologiques ont désormais une dimension internationale.
Sa refondation suppose encore qu’elle ait l’audace intellectuelle de d’aborder
les grands enjeux de la période, du péril islamiste aux questions
éthiques posées par les avancées scientifiques en
passant par les effets du désenchantement démocratique. Le
simplisme n’est plus de mise, quand bien même il ressurgirait sous
de nouveaux habits. Telle est la critique que l’on est en droit d’opposer
aux tenants d’une gauche « post-matérialiste » mariant
écologie, féminisme, droits des minorités et autres
libertés culturelles. Observons la crise qui frappe la gauche aux
Pays-Bas, la contrée où les valeurs post-matérialistes
sont pourtant les plus répandues. La gauche doit rompre avec son
vieil économisme sans basculer dans le moralisme vide d’une certaine
idéologie des droits de l’homme. Si la gauche de papa est morte,
celle qui la remplacera n’est pas pour demain. Après-demain, peut-être.
(1) Seymour Martin Lipset and Gary Marks, « It didn’t
appear here – Why socialism failed in the United States », W. W.
Norton & Compagny, New York, London, 2000.
(2) Seymour Martin Lipset, “L’américanisation
de la gauche européenne” dans la revue “Commentaire”, automne 2001.
(3) Pierre Rosanvallon, “Le projet social-démocrate
est définitivement achevé”, interview publiée par
“Le Monde” le 26 mai 2002.
(4) Claude Allegre, « Faire germer une nouvelle
gauche », « Libération » du 26 juin 2002.
(5) Jean-Pierre Le Goff, « L’identité perdue
de la gauche », « Libération » du 24 juin 2002.
(6) Robert Fossaert, « L’avenir du socialisme »,
Stock, 1996.
(7) http://www.pbs.org/fmc/interviews/lipset.htm
(8) Pierre Manent, « Cours familier de philosophie
politique », Fayard, 2001.
(9) Alan Whitehorn, « The 2000 NPD campain : Social
democracy a the crossroads » dans Jon H. Pammett and Christophe Dornan,
“The Canadian General Election of 2000”, Dundurn Press, 2001.
(10) Pierre Rosanvallon, « La société
introuvable », « Le Nouvel Observateur » du 23 mai 2002.
(11) Henri Weber, Laurent Baumel, « Une nouvelle
alliance – Une approche politique de la question sociale », Les Notes
de la Fondation Jean-Jaurès, N°30, mai 2002.
(12) Jean-Christophe Cambadélis, « PS :
inventaire pour une réforme », « Libération »
du 25 juin 2002.
(13) Philippe Corcuff, « Répondre aux barbaries
par une nouvelle social-démocratie », « Libération
» du 10 mai 2002.
(14) Olivier Wieviorka, « Deux gauches face à
trois droites », « Libération » du 21 juin 2002.
(15) Eric Maurin « Repenser l’égalité
», « Le Monde » du 28 mai 2002.
(16) Bernard Kouchner, « La gauche doit réapprendre
à faire rêver », « Libération » du
18 juin 2002.
(17) Michel Crozier, « La tentation de l’utopie
», interview au « Figaro » du 22 mai 2002.
(18) Alain Bergounioux, Claude Evin, Alain Richard, Michel
Sapin et Bernard Soulage, « Quel renouveau pour le Parti socialiste
? », « Le Monde » du 21 juin 2002.
(19) Norberto Bobbio, « Droite et gauche »,
Seuil, 1996.
(20) Eric Maurin, « L’égalité des
possibles », La Républiques des idées, Seuil, 2002.
(21) Thierry Leterre, « La gauche et la peur libérale
», Presses de Sciences Po, 2000.
(22) « L’autre socialisme », Revue du MAUSS,
La Découverte, N°16, second semestre 2000.
(23) Jean-Pierre Le Goff, « La démocratie
post-totalitaire », La Découverte, 2002.