Quand les électeurs manipulent les sondages
Paru dans "le Monde" du 16 mars 2002
De longue date, les sondages ont été violemment
attaqués dans leur principe même. En septembre 1972, Maurice
Druon publie dans « le Monde » un article qui condamne avec virulence
« une pollution de la démocratie ». L’académicien
de droite s’alarme de l’apparition d’une « démocratie sur ordinateur
» qui « désolennise le suffrage ». En janvier de
la même année, Pierre Bourdieu prononce une conférence
destinée à devenir le texte de référence d’une
critique radicale des sondages. Sous le titre « l’opinion publique n’existe
pas », le sociologue de gauche dénonce la manipulation de ces
enquêtes par les différents pouvoirs.
Ces procès ne portent pas sur l’imperfection de
l’instrument ni sur les abus de son interprétation. Ils dénient
aux sondages leur légitimité dans l’espace démocratique.
C’est Alain Lancelot, longtemps directeur de l’Institut d’études politiques
de Paris, qui a le plus vertement répliqué à ces attaques.
En 1980, dans la revue « Commentaire », le politologue centriste
argumente autour de l’analogie entre le sondage et le suffrage universel.
Condamner sans appel le premier révèlerait une méfiance
cachée à l’égard du second, les deux étant fondés
sur l’expression de l’opinion populaire.
Cette ligne de défense, qui sera régulièrement
reprise par les sondeurs, ne peut occulter le changement profond dans l’exercice
de la démocratie induit par la multiplication des sondages. Cette mutation
est particulièrement visible en période électorale. Depuis
que les intentions de vote sont connues, la conception classique de l’acte
électoral est révolue. Le citoyen ne vote plus seulement en
son âme et conscience, dans le secret de l’isoloir, sorte de confessionnal
laïque. Le terme même d’ « isoloir » était révélateur
de la volonté, longtemps problématique, de libérer l’électeur
des pressions de son entourage. L’esprit républicain commandait d’en
finir avec ces paysans votant comme leur maître ou ces ouvriers obéissant
aux injonctions de leur patron. A un stade récent du suffrage universel,
le vote est devenu tellement intime qu’il n’est pas rare que son secret soit
respecté au sein même du couple.
En réalité, l’individualisme du vote a
toujours été foncièrement illusoire. Toutes les études
ont démontré la pesanteur des déterminants sociologiques
sur l’acte électoral. On croit voter librement, et on ne fait qu’imiter
ses semblables. La grande nouveauté introduite par les sondages, c’est
qu’on peut en être désormais conscient. Chacun sait, au moins
approximativement, ce que pensent les autres. Faut-il s’en inquiéter
? Pendant longtemps, la science politique a tenté de désamorcer
le débat en expliquant que cette connaissance n’avait pas de conséquences
notables sur le comportement électoral. Plus précisément,
deux effets étaient censés s’annuler. Certains électeurs,
sensibles à l’effet « bandwagon », voleraient au secours
de la victoire. Mais d’autres caractères, soumis à l’effet «
underdog », viendraient charitablement renforcer le perdant.
Ces théories, formulées aux Etats-Unis
il y a de nombreuses années, semblent dépassées. En
France, comme dans d’autres pays, l’électorat est devenu, au cours
des dernières décennies, plus volatile. La hausse du niveau
d’éducation et d’information libèrent partiellement les citoyens
de leur environnement familial ou social. Les véritables « électeurs
stratèges », qui ajustent scrutin après scrutin leur
choix aux enjeux qui leur importent dans une totale indifférence idéologique,
restent certes très minoritaires. Mais un consumérisme électoral
s’est indéniablement développé. On ne vote plus toute
sa vie pour le même parti. Les attitudes politiques se transmettent
moins de génération en génération. Le bulletin
de vote sert de plus en plus à exprimer, à un moment donné,
une aspiration, une angoisse, un message plus ou moins clair.
Dans cet esprit, l’information communiquée par
les sondages est précieuse. Elle permet à l’électeur
de voter « utilement » par rapport à ses motivations propres.
C’est ainsi que les citoyens manipulent, eux aussi, les sondages. Ils s’en
servent pour se situer efficacement dans l’espace électoral. Les intentions
de vote publiées révèlent, par exemple, quel candidat
est le mieux placé pour porter un message « protestataire »
dans la compétition en cours. Si les enquêtes d’opinion ne créent
pas les dynamiques de campagne, elles les amplifient sans doute.
L’élection présidentielle de 1995 a présenté
quelques autres exemples d’effet en retour des sondages sur le choix électoral.
Après le dépassement, en février, d’Edouard Balladur
par Jacques Chirac dans les intentions de vote, le score virtuel du Premier
ministre est temporairement remonté. Comme si une fraction de l’électorat
de droite ne voulait pas que Chirac devance trop largement son ancien «
ami de trente ans ». L’écart entre les deux hommes au soir du
premier tour a d’ailleurs été moindre que ne le laissaient pressentir
les enquêtes. Dans un autre registre, il semble bien qu’une partie
des électeurs de gauche, effrayés par la possibilité
d’un duel Balladur-Chirac au second tour, a décidé au dernier
moment de voter en faveur de Lionel Jospin. Dans une démocratie qui
contemple sans cesse son miroir, les interactions entre sondeurs et sondés
sont incroyablement plus complexes qu’il n’y paraît.
Eric Dupin