Dans le cadre du travail de recherche
des étudiants de la conférence de méthode d'Eric Dupin
de l'année 1996-97, un groupe a étudié l'image réciproque
des "quémandeurs" et de "quémandés" dans le métro
parisien.
Nous reproduisons ci-dessous, comme
exemple d'un travail de terrain intelligemment mené par des étudiants
de deuxième année de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris,
les principaux résultats de cette enquête.
Sur les 17 personnes sollicitées
par notre questionnaire, la plupart ont accepté de répondre.
Une personne seulement a réellement refusé de répondre,
alors qu'un usager occasionnel et un provincial de passage à Paris
ne se sont pas sentis en mesure d'apporter des réponses significatives
1ère question: Quelle Impression avez-vous
en voyant une personne solliciter les voyageurs ?
Sur les quatorze personnes interrogées il ressort
que 10 réponses témoignent d'une impression de tristesse.
Les mots comme désolé, pitié, atterré, injustice
ont été employés pour exprimer cette tendance
dominante.
2 réponses témoignent d'une certaine indifférence tandis que i autre réponse se révèle plus nuancée. Une personne a en effet exprimé une opinion qui diffère en fonction des quémandeurs qui peuvent la solliciter : «parfois ému, parfois énervé. » Seule une personne a émis une réponse qui prend le réel contre-pied de la tendance dominante: «cela devient assez désagréable".
Une large majorité de personnes semblent donc éprouver un sentiment de compassion, l'agacement se révélant nettement plus marginal par rapport à l'hypothèse de départ
Cependant il ressort de ces réponses l'impression d'un discours assez convenu. Les voyageurs ont formulé dans une grande majorité une réponse assez laconique, dépourvue de réelle conviction. Aucun n'a formulé en effet une opinion réellement approfondie, au delà de quelques mots. Les opinions exprimées nous ont en fait donner l'impression de réponses un peu obligées, voulant se conformer à un discours dominant.
À la deuxième question 6 personnes ont répondu qu'elles ne donnaient jamais d'argent, 4 «de temps en temps » , 2 « pas souvent » alors que deux personnes ont répondu franchement « oui»
Parmi les 7 hommes interrogés 3 ont répondu par l'affirmative et 4 par la négative; Parmi les 7 femmes interrogées 4 ont répondu par l'affirmative, 3 par la négative.
Le faible écart de réponses positives et négatives entre les hommes et les femmes nous invite à ne pas formuler de généralité sur cette variable, même Si comme nous le verrons du point de vue des quémandeurs un peu plus loin, les femmes semblent avoir davantage tendance à donner de l'argent.
On peut remarquer une certaine contradiction dans le fait qu'une majorité de personnes n'a pas été choquée par la question de relance 2 bis « ne pensez-vous pas que c'est une solution de facilité » malgré la compassion dominante exprimée lors de la première question. Même Si la quête dans le métro semble être pour beaucoup une solution de facilité, la majorité des voyageurs interrogés semblent être compréhensifs et tiennent compte de la situation économique actuelle.
Comme le montre les réponses exprimées à la troisième question, il ressort qu'une majorité de personne ont reconnu faire une distinction entre les différents types de quémandeurs. 7 personnes ont prétendu être plus enclins à donner aux musiciens, parmi ces réponses, 3 englobent les vendeurs de journaux . Mais parmi les personnes faisant une distinction, 2 ont émis un jugement péjoratif à l'égard des vendeurs de journaux. il est possible que cette mauvaise réputation témoigne d'une méfiance faisant suite aux révélations faites par les médias quant à certaines méthodes frauduleuses employés par les éditeurs de journaux de « SDF». La multiplication des titres entraine peu être aussi de la lassitude de la part de certains voyageurs.
Enfin 5 personnes ont répondu ne pas faire de distinction ; il est intéressant de noter que les personnes affirmant ne pas donner d'argent sont aussi celles qui ne font pas de distinction entre les catégories de quémandeurs.
Au regard de la quatrième question, une très nette majorité de personnes interrogées (9 sur 14) refusent en revanche de faire une distinction en fonction de l'âge ou du sexe des personnes qul les sollicitent. 2 personnes affirment cependant être plus compréhensives à l'égard des jeunes et 3 personnes à l'égard des personnes plus âgées, aucune personne ne faisant de différence entre les hommes et femmes. Toutefois il est à remarquer que les quémandeurs sont en grande majorité des hommes.
Les réponses formulées à la cinquième question concernant la manière dont les quémandeurs sollicitent les voyageurs, témoignent d'une plus grande diversité de perception. 3 personnes ressentent une agressivité dominante, 3 estiment que l'abord est correct, 3 ont exprimé une impression qui varie en fonction des quémandeurs, alors que 3 personnes se sont focalisé sur un aspect particulier concernant les quémandeurs : une sur la forme du discours, une autre sur l'habillement, une dernière sur l'état d'ébriété de certains.
Interprétation d'ensemble
En dehors de l'impression de réponses relativement convenues dans l'ensemble, il nous est apparu que l'image des quémandeurs auprès des quémandés s'avère être particulièrement distante, les personnes interrogées semblaient davantage donner une opinion sur un phénomène dans son ensemble, celui de la quête dans le métro que sur des individus en situation. La banalisation du phénomène expliquerait la relative indifférence des voyageurs à l'égard des quémandeurs. Car en dépit d'une compassion exprimée par une majorité , le type de discours recueilli s'apparente dans une large mesure à celui qui est entendu au travers des médias. Le peu de conviction exprimée dans l'ensemble des réponses et notamment à la première question montre en effet que la plupart des voyageurs ne se sont pas réellement interrogé sur le phénomène avant que nous ne les ayons soumis à nos questions.
Par ailleurs la banalisation du phénomène semble expliquer la distinction qui est majoritairement exprimée à propos des quémandeurs. Leur nombre croissant au cours des dernières années peut en effet expliquer la sélectivité des voyageurs du métro à l'égard des personnes qui les sollicitent.
Vérification des hypothèses de départ
Certaines hypothèses de départ semblent être confirmées. La compassion existe bien, les voyageurs donneraient par ailleurs plus volontiers de l'argent en contrepartie de quelque chose ; cela s'est vérifié tout particulièrement à propos des musiciens. En revanche il ressort que les réactions peuvent difficilement faire l'objet d'une répartition en fonction du sexe, de l'âge ou de la catégorie sociale des personnes interrogées, à l'inverse de ce que nous avions supposé. D'autre part alors que l'hypothèse de l'agacement chez certains voyageurs avait été avancée, il s'avère qu'en dehors de la compassion exprimée en majorité, l'indifférence est aussi présente, ce à quoi nous n'avions pas songé.
Dans leur ensemble les hypothèses de départ
ont donc été excessivement tributaires des variables
classiques (sexe, age, CSP). Sans doute notre représentation
des quémandés était-elle empreinte d'un trop grand
déterminisme...
SYNTHESE DES RESPONSES AU QUESTIONNAIRE SOUMIS AUX QUEMANDEURS
1) 3 quémandeurs affirment que les quémandés leur prêtent de l'attention
4 considèrent que cela dépend (des jours, des gens...)
3 considèrent que les gens sont plutôt indifférents
Les réponses à cette question peuvent sembler se contrebalancer; toutefois, il faut noter que ce sont surtout les musiciens qui ont le sentiment qu'on leur prête de l'attention. Cela corrobore notre hypothèse de départ comme quoi les musiciens étaient plus écoutés et donc avaient une meilleure opinion des usagers du métro. Peut-être peut-on lancer l'hypothèse que jouer de la musique apparaît comme une méthode moins agressive, moins "directe" de solliciter les voyageurs, et que par conséquent, les quémandeurs/musiciens reçoivent un meilleur accueil qui leur fait dire que les gens "sont intéressés" (sous-entendu par leur musique). Les "habitués" ont globalement une opinion assez optimiste de l'attention qu'ils suscitent parmi les voyageurs. Enfin, ceux qui ont l'impression de ne susciter aucun intérêt sont souvent des jeunes.
2) 4 quémandeurs considèrent que les femmes donnent davantage
3 considèrent que les vieux donnent davantage
2 établissent des distinctions
en fonction du passé des quémandés et en fonction
de leur
situation financière (ceux ayant eu des
problèmes financiers étant plus compréhensifs et prêts
à
donner que ceux étant assis financièrement;
les étudiants, dont les problèmes de budget sont
bien connus, donneraient davantage par exemple)
1 établit une distinction
fondée sur la race des quémandés
3 ne font pas de différence
entre les quémandés
Nous avions formulé l'hypothèse que les femmes donnaient plus que les hommes. Cette hypothèse semble s'être confirmée (4 sur 10), d'autant plus qu'il ne nous a jamais été dit que les hommes, à l'inverse, donnaient plus. En revanche, contrairement à ce que nous pensions, il apparaît que "les vieux" donnent davantage. Les quémandeurs ont donc une image des usagers susceptibles de donner comme étant surtout des femmes ou des personnes âgées. Notons tout de même que trois quémandeurs (parmi ceux parlant mal le français ou se déclarant pressés) n'établissaient aucune distinction, ce qui rend la conclusion précédente sujette à caution.
Les quémandeurs qui nous ont donné le plus
l'impression d'avoir déjà réfléchi à
la question étaient ceux qw supposaient un lien entre la situation
financière des quémandés et leur tendance à
donner. Ils étaient assez volubiles et nous expliquaient que
ceux qui avaient cu des ennnuis étaient plus compréhensifs
à leur égard, peut-être parce qu'ils craignaient "de
[les] rejoindre un jour". Ces deux témoignages nous ont particulièrement
intéressés dans la mesure où les quémandeurs
semblaient se mettre à la place des quémandés
pour mieux les comprendre, et d'une certaine façon imaginaient les
quémandés faisant de même. On peut se demander comment
les quémandeurs présument de la situation financière
de ceux qu'ils sollicitent. Nous formulerons à ce sujet deux hypothèses.
Tout d'abord en fonction de l'apparence, notamment le port ou non du costume.
D'autre part, nous suggérons que les quémandeurs effectuent
un travail, plus ou moins inconscient, de reconstitution de la société.
Cela pourrait expliquer que, se sentant plus proches de ceux qui leur donnent,
ils leur attribuent une position objectivement plus proche de leur propre
position. Dans nos hypothèses de départ, nous avions souligné
un cliché (les gens moins aisés seraient plus généreux
que ceux qui sont aisés financièrement) et un contre-cliché
(les gens moins aisés ayant à lutter au quotidien contre
"les dures réalités de la vie" verraient davantage dans la
mendicité une solution de facilité). Il nous semble finalement
que cette opposition présente peu d'intérêt pour notre
propos qui n'est pas "qui donne le plus" mais l'image de l'autre. Dans
ce cas, comme nous avons tenté de l'expliquer, les quémandeurs
optent pour le cliché et désignent comme étant
plus compréhensifs et généreux les gens qui leur ressemblent
le plus.
3) 5 trouvent que les voyageurs sont, dans l'ensemble, "gentils".
3 les trouvent pas agréables.
1 souligne que tant qu'on est propre et correct, on est bien perçu
Ces réponse sont intéressantes dans la mesure où elles expriment clairement l'opinion des quémandeurs sur les quémandés. Toutefois nous avons été frappés par le fait qu'elles ne correspondent pas du tout à la question que nous posions (Comment êtes-vous perçus, selon vous, par les voyageurs ?), problème sur lequel nous reviendrons ultérieurement.
Pour tenter brièvement d'interpréter ces
réponses, nous soulignerons qu'une majorité de quémandeurs
(5 sur 10) considère que les usagers sont "gentils", terme qui n'a
pas été suggéré par les enquêteurs. Le
problème est que sur ces cinq quémandeurs satisfaits de l'aff
itude des voyageurs, quatre étaient des musiciens. Cela a
attiré notre attention sur le fait que sur dix quémandeurs
interrogés, cinq étaient des musiciens. Cela crée
un déséquilibre, involontaire de notre part, qui rend
nos interprétations d'autant plus hypothétiques qu'elles
sont basées sur un échantillon très réduit.
4) 3 quémandeurs trouvent les usagers plutôt agacés
3 les trouvent gentils ou compréhensifs
2 les trouvent indifférents
L'opinion des quémandeurs est loin d'être unanime quant à l'attitude des usagers. Ils attirent au contraire l'attention sur l'extrême variabilité du comportement des voyageurs, et parfois également sur le rôle des médias qui auraient rendu les voyageurs plus compréhensifs en leur montrant l'étendue du phénomène.
Il semble une fois de plus que les musiciens aient tendance
à trouver les gens gentils et que les jeunes les trouvent agacés,
désagréables, las. Nous avions posé l'hypothèse
que les quémandeurs trouvaient les usagers du métro indifférents,
voire en colère. Cette hypothèse ne s'est vérifiée
que très partiellement. En fait, les quémandeurs ne nous
sont apparus ni désabusés, ni amers et avec une vision plutôt
positive des quémandés. Les deux jeunes quémandeurs
se posent en contre-exemple ; ce sont ceux qui nous ont montré les
signes les plus évidents de détresse, et le sentiment que
les gens se désintéressaient totalement de leur sort.
5) 7 quémandeurs considèrent que la situation s'est dégradée ces dernières années
2 expliquent qu'ils ne voient pas de différence car ils font la manche depuis peu i considère que ça dépend des jours (dons pas de distinction avant/maintenant)
Il se dégage un très net consensus pour affirmer que la situation se dégrade depuis quelques années. Les quémandeurs expliquent que les voyageurs sont "de moins en moins généreux", "de plus en plus insensibles", "plus tendus". Mais ils dépassent le constat de l'évolution de l'attitude des quémandés pour tenter de les comprendre. Ils désignent comme cause essentielle de ce durcissement des voyageurs, le fait que les quémandeurs sont de plus en plus nombreux.
En conclusion, on peut réellement se demander
si les quémandeurs perçoivent les usagers du métro
comme des personnes vraiment individualisées (avec des caractéristiques
propres d'âge, de sexe, donnant plus ou moins...) ou comme une foule
indifférenciée Les réponse à nos questions,
notamment la deuxième portant sur les gens qui donnent plus ou moins,
pourraient nous faire penser qu'ils observent et différencient les
usagers. Toutefois, une anecdote nous inclinerait à penser qu'il
n'en est rien: 15 minutes après avoir interrogé une femme
qui faisait la manche, nous l'avons croisé a nouveau dans le métro
et en avons profité pour lui donner une pièce, ce que nous
n'avions pas fait précédemment ; elle ne nous a à
l'évidence ni reconnues ni même regardées. L'attitude
générale des quémandeurs au moment où ils sollicitent
les usagers nous conduirait plutôt à soutenir notre hypothèse
de départ que les quémandeurs perçoivent les usagers
comme une foule indifférenciée. Malheureusement cette affirmation
est davantage le résultat d'observations et d'intuitions que la
conclusion de notre questionnaire.
CONCLUSION GENERALE
L'impression majeure qui ressort de cette enquête est celle de l'existence de deux univers séparés mais pas opposés.
Chacun des deux groupes, quémandeurs et quémandés, a une image de l'autre très globale.Ils perçoivent en face d'eux un phénomène, une entité plutôt que des personnes. Certes, les quémandés font une distinction parfois entre "simples" quémandeurs et vendeurs de journaux ou musiciens. De leur côté, les quémandés paraissent voir en face d'eux des personnes différentes, puisqu'ils affirment que certaines catégories donnent plus que d'autres (femmes...).
Mais ces affirmations sont souvent contredites par les faits ou par d'autres affirmations. Ainsi, les quémandés ne nous ont pas semblé nous reconnaître un quart d'heure après nous avoir parlé. Les deux groupes ont en fait une conception très générale du phénomène et ceci tient sans doute au peu de contacts entre les deux groupes, ces contacts se réduisant souvent à un passage dans une rame entre deux stations. Les quémandés définissent les quémandeurs comme un nouveau groupe d'exclus, les "S.D.F." et ils en parlent comme d'un phénomène de société: "C'est une triste réalité". La médiatisation a sans doute contribué à la banalisation du phénomène et à la création d' un discours stéréotypé. Les individus disparaissent alors dans l'anonymat et surtout ils sont oubliés dès que les usagers quittent le métro. Les quémandeurs voient les quémandés d'une manière elle aussi finalement très englobante ce sont ceux qui leur permettent de survivre et on a l'impression qu'ils les conçoivent comme un monde différent.
Cependant, ces deux groupes ne se conçoivent pas comme des univers opposés. Chacun a de l'autre une image qui, bien que lointaine, n'est pas conflictuelle. Il n'y a pas d'incompréhension flagrante, plutôt un mélange d'indifférence et de compréhension. Il y a même consensus sur certains points. L'attitude vis-à-vis des musiciens est par exemple perçue de la même manière des deux côtés. Les quémandés semblent plus indulgents à leur sujet que pour les autres catégories de quémandeurs ; de leur côté, les musiciens interrogés ont une image généralement plus positive des quémandés que les autres types de quémandeurs. Il y a également accord sur la généralisation du phénomène. Les quémandeurs déclarent que l'attitude a changé du fait d'une plus grande précarisation et de la multiplication des personnes à la rue. Les quémandés, eux, voient dans l'agressivité croissante un signe de cette augmentation du nombre de S.D.F. Les deux groupes voient en fait à travers ce phénomène le reflet d' une société de plus en plus en proie à la précarité.
Enfin, de cette enquête et notamment du questionnaire des quémandés ressort toute la dimension morale et stéréotypée de la réaction face aux quémandeurs.Le discours tenu se veut sur le mode de la charité chrétienne mais il est aussi le reflet d'une image sociale à donner: celle de la personne compatissante. Cependant, les réponses positives données à la question "de relance" : Ne pensez-vous pas qu'il s'agit d'une solution de facilité ?" et 1'absence de personnes choquées par une telle question révèle une certaine promptitude à tomber dans la condamnation.