A propos de la prétendue reforme constitutionnelle fondamentale:
Coup de force contre la République

Tunis le 28 Février 2002

A 1'heure où la société tunisienne aspire à de véritables réformes qui mettent un terme aux violations permanentes des droits et libertés, qui réhabilitent l’état de droit et restaurent l’autorité de l’institution judiciaire, le pouvoir nous surprend avec un projet de reforme de la constitution, présenté devant la chambre des députés le 14 février. Il apparaît clairement à la lecture de ce projet que sa finalité est de saper un des fondements de la république et de légaliser la non responsabilité des gouvernants. Le régime républicain est ainsi menacé, l'avenir démocratique du pays hypothéqué, toute perspective d’alternance pacifique au pouvoir réduite à néant et la dictature consolidée.

Coup de force contre la légalité
Dans sa formulation actuelle, l’article 39 de la constitution ne permet pas au président en exercice de briguer un quatrième mandat en 2004. L’amendement envisagé n'a pas d'autre objet que de lever cette interdiction pour lui permettre de présenter une nouvelle fois sa candidature. L’alinéa 3 du projet de réforme stipule ainsi sans plus de précision que «le président de la république a la possibilité de renouveler sa candidature». Les autres axes du projet ont un seul objet: masquer l'essentiel à savoir le coup de force contre la légalité et l’accaparement du pouvoir pour un nouveau mandat présidentiel.

La consolidation de la dictature
Le régime tunisien est un régime présidentialiste. Le président n’y est soumis à aucun contrôle. C'est là une des failles de la constitution qui a incité nombre d'instances et de militants ainsi que des juristes à exiger sa remise en cause afin de limiter les pouvoirs présidentiels, devenu ainsi un pouvoir absolu et dictatorial qui bat en brèche le principe de la séparation des pouvoirs.

La réforme qui va être engagée, ne corrige pas ces aspects négatifs comme il se devrait mais s’attache, bien au contraire, à les renforcer en consacrant notamment l’impunité judiciaire « à vie » du chef de l'Etat. L’article 41, alinéa 2 du projet stipule en effet que «le président bénéfice d1une immunité judiciaire durant l'exercice de son mandat et après la fin de son mandat pour les actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions. »

Ainsi, le chef de l'Etat est placé au-dessus des lois. Cela contredit le discours officiel sur la défense de l'Etat de droit dont la signification véritable est la subordination du pouvoir aux impératifs de la loi. Désormais, le président aura les mains libres, il pourra exercer le pouvoir sans contrôle ni obligation quelconque de rendre des comptes

Formalisme des amendements et absence de garanties
Contrairement à ce que le projet présente comme des «réformes fondamentales», les modifications envisagées confirment le caractère purement formel de la réforme ainsi que l'absence de garanties réelles et concrètes concernant l'exercice des droits et des libertés. L’amendement projeté de l’article 5 de la constitution n’est rien d’autre que l’insertion de considérations d'ordre philosophique concernant l'approche «universelle et globale des droits de l'homme ». Ces droits que garantit l'actuelle constitution dans ses articles 5 (libertés Individuelles, liberté de croyance), 8 (liberté de pensée, d’expression, de presse), 9 (inviolabilité du domicile et de la correspondance), 10 (liberté de circulation à l’intérieur et à l’extérieur du territoire), sont pourtant constamment violés par le pouvoir en place qui a promulgué un arsenal de lois qui ont vidé ces libertés constitutionnelles de toute substance. En quoi donc l’énonciation de considérations philosophiques empêcheront-elles ces violations permanentes ?

Par ailleurs, l’élargissement projeté du cadre de la représentation au moyen de la création d'une seconde Chambre législative ne résout en aucune manière le déficit effectif de la représentation populaire. Le ministère de l'Intérieur continuera à se substituer à l'électeur dans le choix des députés en fonction de critères d'allégeance au pouvoir comme cela a été de règle avec la première Chambre.

Il en sera de même pour ce qui est du Conseil constitutionnel qui ne peut être saisi pour examiner les plaintes pour non-constitutionnalité des lois. Il est significatif que l'amendement proposé prévoit que le Chef de l'Etat désigne 6 de ses membres sur 9, les trois autres étant, le premier président de la Cour d'appel, le premier président du tribuna1 administratif, le premier président de la Cour des comptes, qui sort eux-mêmes nommés par décret présidentiel ! Quel contrôle constitutionnel est-il donc possible d’exercer alors pour cette Cour lorsque tous ses membres sont désignés par le président de la république qui a également toute latitude pour les révoquer?

Les autres questions abordées par ce projet ne constituent pas plus des réformes fondamentales. La mise en place de mécanismes d’interpellation orale et écrite des membres du gouvernement par les députés ne peut ainsi résoudre l'absence de séparation des pouvoirs que consacre la domination abso1ue du Parti officiel sur toutes les institutions du pays.

Une réforme qui ne respecte pas les lois ni ne limite les pouvoirs présidentiels
Le CNLT considère que la condition préalable à toute réforme doit être le respect des lois et notamment l'article 39 de la constitution qui concerne l'alternance au pouvoir, un des piliers fondamentaux du régime républicain.

Toute réforme conséquente doit avoir pour finalité de restreindre les pouvoirs du Chef de l'Etat de manière à ce qu’il ne soit pas au-dessus des lois ; d’organiser le contrôle de l'institution présidentielle de façon à supprimer son autorité sur les pouvoirs législatif et judiciaire et rétablir ainsi l'équilibre entre les différents pouvoirs.

Quant aux droits du citoyen et aux libertés fondamentales, le texte de la constitution actuelle ne nécessite aucunement l'apport de considérations philosophiques; de même que rien ne justifie la retranscription de principes du Code pénal dans la constitution. Par contre, il est impératif de favoriser l’existence d'une justice indépendante et impartiale, délivrée de la tutelle du pouvoir exécutif et qui soit en mesure de jouer son rôle dans la protection et le respect des lois et dans la sanction de ceux qui les transgressent.

Il est de même indispensable que soient abrogées les lois anticonstitutionnelles qui empêchent le citoyen d'exercer ses droits naturels à l'expression, à l’organisation et à la réunion.

Le CNLT appelle l'ensemble des forces vives du pays à s'opposer à ce projet de reforme qui revêt une gravité extrême pour l’avenir du pays en ce qu’il constitue un coup de force contre les fondements de la république et un renforcement du pouvoir absolu du chef de l’Etat.

Pour le Conseil,

La porte-parole

Sihem Bensedrine