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18

 

Un soir au White Lunch, cafétéria du haut lieu de la bourgeoisie des hippies infortunés, les copains ont fait le pari de celui qui boirait le plus de verres d'eau. La récompense du vainqueur sera un paquet de cigarettes.

Évidemment, le moment venu de choisir un cobaye, les regards de Conrad, Émile et Donald ont convergé vers moi.

— Est-ce que j'ai une tête de buveur d'eau? que j'ai demandé en faisant un geste de protestation.

Émile et Donald ont répondu en même temps:

— Envoye, t'es capable!

— Nah! Achalez-moé pas avec ça, que je dis en balançant la tête de gauche à droite.

Puis Conrad, qui d'habitude ne me parle presque jamais, a dit les bons mots pour me faire réagir:

— Laissez-le faire. Moé, j'dis qu'il n'est pas capable. C'est rien qu'un dégonflé, un trouillard.

Pour lui prouver qu'il avait tort, j'ai relevé le défi. Il ne faut jamais me mettre au défi car on serait surpris de ce que je peux faire.

Le groupe de hippies de la table d'à-côté a aussi trouvé leur homme. Donald s'est levé, a pris un cabaret et l'a rempli d'une dizaine de verres d'eau. Les autres ont fait de même. Émile et Donald vont me surveiller et compter le nombre de verres d'eau que je boirai. Pour faire sûr que l'autre groupe ne trichera pas, Conrad est allé s'asseoir à leur table pour surveiller et l'un des leurs est venu nous rejoindre pour faire de même.

J'ai attendu le signal, retenu ma respiration et j'ai commencé à boire quand on m'a dit OK. Pour m'encourager, Émile frappait la table de son poing et Donald ne cessait de répéter «envoye, bonhomme! Lâche pas, t'es capable!»

Chaque fois que je terminais de boire un verre d'eau, Émile lançait «et de trois... Et de six...» J'ai bu et j'ai bu. A un moment donné, j'ai senti mon ventre se gonfler. Il n'était pas question de me rendre aux toilettes. J'ai continué à boire et à boire.

Puis, tout d'un coup, le gars de l'autre groupe a crié:

— I've got enough! Assez! C'est assez! Je n'en peux plus.

Donald s'est exclamé:

— T'as gagné, Pierre. Le compte est de 14 à 9 pour toi. Tu l'as battu, bonhomme!

J'ai continué à boire encore quelques verres d'eau, comme si je ne pouvais plus m'arrêter. Il ne me restait plus qu'à faire des bulles comme les poissons. Tout ce qui est sorti de ma bouche fut un hoquet. Et les toilettes qui m'attendaient.

 

Dans la même soirée, toujours au White Lunch, des policiers viennent à notre table pour demander si quelqu'un connaît un certain Bob...

Tout étonné, je réponds que c'est moi. J'interroge pour savoir ce que j'aurais pu faire de malhonnête. Pas de réponse et on me demande de les suivre. Les amis et moi, on se regarde à tour de rôle, sans comprendre ce qui se passe. Donald s’empresse de me dire de ne pas m'en faire, qu'il se rendra au poste de police pour savoir de quoi il en retourne.

Encadré par les policiers, je monte dans le fourgon cellulaire. Juste avant qu'on ne referme la porte, je demande encore une fois la raison de mon arrêt. Le policier répond qu'il a un mandat contre moi et que je saurai le reste bien assez tôt.

Malheureusement, je n’ai jamais vu le fameux mandat en question.

Donald s'amène et, lui aussi, veut savoir pourquoi on m'arrête. La porte du fourgon cellulaire se referme. Je suis dans la noirceur.

Au poste de police sur la rue Hasting, je me retrouve dans une petite pièce. Il y a une table et deux chaises. Rien de plus.

Quelques minutes plus tard, un homme entre. Il est en chemise blanche avec les manches retroussées jusqu'aux coudes. Il a un crayon à l'oreille et tient des feuilles de papier dans les mains. Il me regarde d'un air méprisant et commence à me questionner sur un vol d'auto survenu en 1965.

Je réponds du mieux que je peux en essayant de lui faire comprendre qu'en 1965 je n'étais pas à Vancouver mais à Hull. Il n'écoute pas vraiment et continue à me questionner. Je pense à Donald. J'ai hâte qu'il arrive à ma rescousse. Mais comment fera-t-il pour persuader le policier qu'il se trompe de personne? Je n'en ai aucune idée. Ce dont je suis cependant certain, c'est que je ne suis pas le voleur d'auto et, en 1965, je n'avais que quinze ans.

La porte s'est ouverte pour faire place à Donald et à un autre policier en tenue civile. Ce dernier dit qu'ils ont fait erreur sur la personne. Il exhibe une photo du Bob... et ça ne correspond pas à ma personne. On s'excuse platement et on me remet en liberté. C'est tout.

 

En ce début de printemps 1968, je m'offre une guitare. J'accumule assez d'argent pour acheter ce morceau de bois que je vois dans la vitrine du magasin Eaton de la rue Hasting.

Je dépense la somme de 14$ et, à ce prix, je ne m'attends à ce que le son de la caisse de résonance soit l'équivalent d'une Fender ou d'une Gibson. Je ne me fais pas d'illusion. J'ai simplement le désir d'apprendre à en jouer, ne serait-ce que quelques accords. Encore faut-il que j'en sache, des accords. Comme j'ai une assez bonne mémoire visuelle, je me souviens de la façon dont s'y prenait mon copain-musicien à Hull pour jouer "Satisfaction" et "La Poupée qui fait non". Il me suffirait de positionner mes doigts aux bons endroits.

 

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Peur encore une fois de me faire taxer de fou, je ne dis rien à personne et je prends l'ascenseur pour me rendre au troisième étage du magasin Eaton. Je flâne un long moment devant les instruments de musique en démonstration et j'achète la guitare à quatorze dollars. Tout fier, je sors du magasin avec la guitare sous le bras. Les gens me regardent. Je fais de l'effet. Je marche d'un pas fébrile vers la rue Georgia pour me rendre à la fontaine. Là, je m'installe confortablement sur les marches de l'escalier qui mène au Court House. Je sors la guitare de la boîte de carton. Je caresse le manche, la caisse de résonance. Je suis au p'tits oiseaux. Je frotte les cordes. Son discordant. Zut!, la guitare n'est pas accordée. Je n'y connais rien mais je fais semblant d'être un expert. J'ajuste les clés, sans beaucoup de résultat. Comment on fait? Quelques hippies passent à proximité. Je fais celui qui est concentré à mon affaire mais je suis terriblement gêné. Je donne deux coups à vide sur la sixième corde, puis un troisième coup bref. Je pose mon index sur la deuxième case, suivi d'un autre coup. Je déplace l'index sur la troisième case et donne un dernier coup sur la corde. Je viens de jouer (I Can't get no) Satisfaction des Rolling Stones. Tout fier, je fais un grand sourire et je regarde autour de moi. Il n'y a personne.

Le soir venu, je pars pour le White Lunch. Je n'entre pas. J'ai peur de la crise que va faire Donald en voyant la guitare sous mon bras. Il va sûrement me faire la morale du genre: «Pourquoi t'as pas pris ton argent pour t'acheter du linge et de la nourriture au lieu de faire l'acquisition d'une guitare qui sonne tout croche? Tu garroches ton argent de tous bords de tous côtés. C'est à se demander si t'as une tête sur les épaules.»  J'admets que c'est un scénario exagéré que je m'invente, que Donald n'est pas ainsi. Tout de même, il va sûrement lever les yeux au ciel et faire celui qui n'en revient pas... de ma stupidité.

Je reste dehors et m'assoie sur le palier de l'immeuble d'à côté. Je regarde le monde qui passe et le monde qui passe me regarde. J'en ai rien à foutre de leur jugement. Parce que je suis sûr qu'à l'instant même où le regard se pose sur moi, on me juge. «Tiens, v'là t-y pas un autre imbécile de hippie qui fout rien de sa vie. Va t'laver, l’maudit crotté. Va t'faire couper les cheveux, le magané.» Je me vois leur répondre «Allez donc tous chier, s'il vous plaît, merci. Si vous n'êtes pas content, regardez ailleurs. Vous n'avez jamais vu ça, un hippie? Vous puez la jalousie et l'envie d'être à ma place parce que je suis un homme libre.»  Mais puis-je me considérer un homme à 17-18 ans?

Je réalise que je ne contrôle pas toujours mes pensées et que je déconne à fond. Et puis j'ai faim. Mais je n'ai plus beaucoup d'argent dans les poches. Je n'ai même pas de quoi me payer un café. La misère noire.

Deux jeunes hommes dans la vingtaine s'arrêtent à ma hauteur. Ils portent de beaux vêtements, ont les cheveux très courts. «Des straights», que je me dis. Ils me dévisagent en souriant. Je m'attend à tout, surtout au pire. Je crois avoir affaire à des détectives ou des gens qui travaillent pour les narcotiques. «Je n'ai pas de drogue et je n'en vends pas, messieurs, passez votre chemin. Allez, ouste!», que je me porte comme réflexion.

L'un d'eux me tend la main et l'autre m'offre une cigarette. Ils aimeraient que je joue de la guitare pour eux.  Je sens le rouge me monter au visage. Je me défile en disant que j'ai trop joué aujourd'hui et que j'ai le bout des doigts qui font mal. Je suis toujours sur la défensive. Sont-ce deux homosexuels en quête d'une aventure, vont-ils me faire des avances?, que je me demande.  Ils parlent du beau temps qu'il fait, du prochain love-in  qui va avoir lieu au parc Stanley, de la magnificence des montagnes rocheuses. Les minutes passent lentement, trop lentement à mon goût. Je ne sais pas où ils veulent en venir et je voudrais bien qu'ils me laissent en paix.

Puis je vois Conrad qui vient vers nous. Je respire un peu mieux. Il se présente à eux et leur fait la conversation, comme s'il les connaissait. Il faut dire que Conrad a un caractère sociable et qu'il s'intéresse à plein de choses, même les plus saugrenues.

Je me retrouve avec lui dans la voiture des deux anglais. Apparemment, on va se promener dans le centre-ville pour essayer de flirter des filles. Ils ont de la bière avec eux et nous en buvons. J'aurais cependant préféré un bon repas. Je parle peu. C'est surtout Conrad qui se fait aller la langue. A un moment donné, il prend conscience qu'il y a une guitare posée entre mes jambes et demande:

    Kossé tu fais avec ça?

     

J'ai envie de lui répondre que c'est une nouvelle sorte de tue-mouches …pour assommer ceux qui posent des questions niaiseuses.

                   C'est à moi. J'ai acheté ça  aujourd'hui chez Eaton.

                    

Il hausse les épaules. C'est mieux ainsi. Je n'aurais pas accepté qu'il porte un jugement sur ma personne.

Nous avons roulé pendant au moins une heure sur Granville, Georgia et Hasting et pas de femmes à l'horizon. Mon estomac fait des glouglous. J'ai faim. Je n'ai pas dîné et je me demande si je vais pouvoir souper.

Comme on est bredouille, les anglais nous ramènent à la piaule de la rue Hamilton. Conrad les invite à entrer. La caisse de bière suit, ma guitare aussi.

Émile et Donald sont là. On fait les présentations et on boit de la bière. Je demande à Donald si je peux prendre du pain et me faire des sandwichs aux bananes. Voyant cela, les anglais proposent qu'on aille tous au restaurant et que ce sont eux qui vont payer la note. De façon unanime, on répond par la négative.

Plus tard, après leur départ, Donald s'approche de moi et me regarde d'un drôle d'air. Je comprends vite ce à quoi il pense. Il veut savoir d'où vient la guitare appuyée au mur près de la porte. Je raconte. Il répond.

                   À Calgary, monsieur s'achète une veste à franges et maintenant, monsieur s'achète une guitare. Monsieur n'a pas mangé de la journée et monsieur n'a pas d'argent pour s'acheter de la nourriture. J'ai mon maudit voyage!

                    

Et bla bla bla.

Pendant une semaine entière, je me suis promené avec la guitare sous le bras. C'est drôle ce que certaines gens peuvent penser quand on te voit ainsi. Soudainement, tu n'es plus à leurs yeux un crotté de hippie mais un artiste. Les gens ont des préjugés, ça c'est certain, ils se fient sur les apparences. Évidemment, j'pense bien que je ne suis pas mieux qu'un autre. Je dois en avoir des tonnes de préjugés en moi et que je ne connais pas.

Dans le courant de la deuxième semaine, ma guitare a disparu. J'ai dû avoir fumé un joint de trop car je ne me souviens pas ce qui est arrivé. Je l'ai oublié quelque part ou je me la suis fait voler... et puis "ouate de phoque"!

 

 

Vers la même période Collen, la petite amie de Conrad, est venu le rencontrer sur la rue Granville. Elle était accompagnée de Lorene. Cette dernière n'en veut pas à Donald pour l'après-midi où il s'était saoulé au vin. Au contraire, elle dit qu'elle a bien rigolé. Sauf que Sue n'a pas encore digéré le fait que Donald ait gâché son après-midi en se saoulant.

Collen remet un billet à Conrad. C'est une invitation pour que lui et moi allions les retrouver en soirée. Les filles sont du baby-sitting. Puis on se sépare.

Sur le trottoir, Conrad chante et danse. Il dit que c'est la première fois que Collen et lui seront enfin seuls. Il a hâte que la soirée arrive. Quant à moi, je ne sais que penser de ma rencontre avec Lorene "la sauvageonne". On dirait que quelque chose a changé, qu'elle est plus distante vis-à-vis de moi. Néanmoins, elle m'attire toujours autant et c'est pour cette raison que j'accompagnerai Conrad.

Conrad et moi n'avons pas l'habitude de faire des choses ensemble. On ne tripe pas sur les mêmes affaires, sauf la musique. Je sais qu'il fait des efforts pour m'apprivoiser et qu'il doit trouver ça plate que ce ne soit pas réciproque. Ce n'est pas de ma faute, il me tape sur les nerfs. Par contre, je tolère sa présence à mes côtés. Et puis, qui sait si au fond il ne pense pas comme moi. Peut-être que moi aussi, je lui tape sur les nerfs et qu'il tolère ma présence. Alors pourquoi ais-je cette impression qu'il essaie de se rapprocher de moi? Il y a des choses que je ne comprend pas.

La soirée est vite venue et comme nous nous apprêtions à partir, les deux anglais sont arrivés à la piaule. Conrad leur a expliqué que nous avions un rendez-vous. Comme ils n'ont rien à faire, ils désirent nous accompagner. Conrad pèse le pour et le contre et accepte en y mettant une condition, qu'ils doivent partir si les filles ne veulent pas de leur présence. Ils ont compris et c'est d'accord.

On se retrouve dans leur petite auto jaune. En chemin, ils arrêtent à un dépanneur et achètent une caisse de bière. Conrad et moi n'avons rien à débourser. On arrive devant un immeuble très chic. Ding, dong! Collen ouvre la porte. Conrad entre le premier et l'embrasse. Je suis derrière. Lorene est assise sur le divan du salon et me fait signe de la rejoindre. Conrad demande à Collen s'il peut faire entrer les deux copains qui nous accompagnent et mentionne qu'ils ne resteront pas longtemps. Elle accepte, presque à contrecœur.

De la chambre à coucher, je vois Jane — "chien d'poche" — qui s'approche et qui fait des signes pour qu'on parle moins fort parce que les enfants dorment. Puis elle s'assoit à l'indienne juste devant moi. Je crois que c'est foutu pour des moments d'intimité avec Lorene. L'un des deux anglais décapsule les bouteilles de bière et l'autre vient faire la conversation à Jane. Ce qui me rassure. Comme ça, elle n'aura pas les yeux rivés sur moi, à m'épier en tout temps. Je lance un soupir de satisfaction. Lorene me regarde avec un sourire en coin. Elle me souffle à l'oreille qu'elle sait que Jane est follement amoureuse de moi depuis le premier jour qu'elle m'a vu et que c'est Sue qui le lui a dit. Je dis : «what do you want me to do, leave this place?» Elle passe son bras sous le mien et dit: «No way. You stay with me.»  Puis elle fait le geste de se lever et m'invite à la suivre.

Je jette un coup d'oeil à Jane. Elle n'écoute plus ce que raconte l'anglophone. Elle prend un disque et le pose sur une table-tournante. Dans la pièce du salon résonne la voix de Dean Martin: "Ev'rybody love som'body som'times". Pauvre Jane, je ne peux rien faire pour elle. Est-ce de ma faute si je n'ai pas le béguin pour elle? C'est une assez jolie fille et elle trouvera sûrement quelqu'un à aimer et qui l'aimera en retour, à un moment donné. C'est la troisième fois qu'une fille s'amourache de moi et que je veux rien savoir.

Dans le passé, il y a eu Suzanne et Patsy. La première m'aimait probablement parce que je faisais parti d'un groupe rock avec Luc et Daniel. Elle était toujours présente aux pratiques du groupe et ne me quittait pas d'une semelle. Une vraie sangsue. Quant à la seconde, elle poussait un peu fort. Elle appelait quasiment à toutes les heures sur mon lieu de travail au garage pour savoir ce que je faisais. Comme si ce n'était pas assez, à la maison de mes parents, c'est elle qui appelait tard en soirée en raccrochant rapidement si ce n'était pas ma voix qu'elle entendait. Elle avait même le culot d'appeler en pleine nuit. C'était purement et simplement du harcèlement.

Une bière à la main et mon bras autour du cou de Lorene, on se dirige vers l'une des chambres à coucher. On referme la porte derrière nous et je m'empresse de mettre le verrou. On ne sait jamais.

Ça ne fait pas dix minutes qu'on se minouche que quelqu'un frappe à la porte. C'est Jane qui, sur un ton impératif,  demande qu'on sorte de la chambre au plus sacrant et que si on ne s'exécute pas, elle dira tout aux parents. Lorene dit qu'il faut se plier à son chantage parce c'est elle qui a la garde des enfants. «She's the boss», ajoute-t-elle.

De l'autre côté de la porte, Jane a tout entendu et répond: «Bitch!» (garce) .

Nous sortons de la chambre.

Je me dirige vers le salon mais au lieu d'y entrer, je bifurque vers la salle de bain et m'y enferme en espérant que Lorene pensera à venir m'y retrouver. Ce qu'elle fait quelques instants plus tard. La porte barrée derrière nous, on s'enlace à nouveau. Elle enlève mes vêtements et je fais de même. On s'étend sur le tapis moelleux et on commence à faire l'amour.

Toc! Toc! Toc!

Non, ça ne se peut pas! Cette fille joue avec mes nerfs. Je vais piquer une crise, m'arracher les cheveux, grimper dans les rideaux...

— What is it? demande Lorene.

C'est l'un des deux anglophones qui répond:

— I gotta go to the can, man. Hurry up!

Lorene et moi, on se regarde et, en choeur, on se dit «Shit!». On se rhabille en vitesse et on sort avec une moue d’exaspération sur le visage qui en dit long sur nos états d’âme du moment.

L’anglophone, tout d’abord étonné de voir sortir Lorene qui a les cheveux mêlés et une chandelle éteinte à la main, me regarde et me lance un sourire gnangnan.

C’est en maugréant que Lorene et moi retournons au salon où Collen est en train de rouler un joint de grass, assise sur le tapis du plancher, juste à côté de Jane. Conrad est sur le divan avec une bouteille de bière à la main et une cigarette de l’autre. En me voyant m’asseoir près de Conrad, Jane a un petit sourire de satisfaction.

Collen demande qu’on fasse un cercle autour d’elle et le joint passe de main à main. Vers les 23 heures, on est tous ben stones. La musique des Doors remplie la pièce. «People are strange, when you are a stranger, faces look ugly, when you’re alone...». Personne n’entend la sonnerie de la porte d’entrée. Puis la porte s’ouvre. Ce sont les parents des enfants qui font irruption dans l’appartement. D’une traite, on bondit sur nos pieds. On ne sait pas trop quoi faire. Ils sont fâchés et ils engueulent Collen et Jane. Nous, on ne dit mot. Puis, la femme donne une gifle à la figure de Collen et Jane reçoit un coup de sacoche par la tête. La situation s’envenime.

Pendant ce temps, le mari regarde partout à la recherche de je ne sais quoi. Il se rend dans les chambres à coucher, peut-être pour voir s’il n’y a pas quelqu’un d’autre. Sa femme le suit puis elle revient en bousculant Conrad au passage. Lui aussi, il reçoit un coup de sacoche par la tête. Alors, complètement hystérique, elle crie «Out!, out!, out!» Elle n'est pas contente du tout, la madame. Elle agrippe le téléphone et demande la police. Quand on voit ça, on ne se fait pas prier deux fois, la bouteille de bière d’une main et la veste de l’autre, par ici la sortie. On descend les escaliers en sautant les marches deux par deux. C’est en courant qu’on rejoint l’auto dans le stationnement et dans laquelle, en refermant les portières, on éclate de rire.

 

 

Le jour suivant, Conrad et moi n’étions plus très copain-copain. Je ne me souviens plus comment cela avait commencé et ni vraiment pourquoi j’ai pogné les nerfs à ce moment-là.

Nous étions, juste lui et moi, autour d’une table à la cafétéria du Hudson Bay. On parlait des animaux de la ferme. Jusque là, ça allait bien. Puis il s’est mis à dire qu’être fermier c’est la belle vie, qu’il n’y a pas plus libre qu’un fermier. Alors j’ai pogné les nerfs. Je lui ai répondu que j’aimerais bien le voir dans la peau d’un fermier, se lever tous les matins vers 5 heures, se rendre dans au champ pour ramener les vaches à l’écurie — et qu’il n’en manque pas une seule parce qu’une vache qui n’est pas traite va mourir parce que trop pleine de lait —, les attacher par le cou, nettoyer leur pies, s’asseoir sur un p’tit banc avec le seau et les traire; ensuite, amener le lait au séparateur, emplir les canisses de métal et les porter au bout du chemin pour la compagnie qui les ramassera; faire boire les veaux, donner à manger aux poules, l’avoine aux chevaux, sans oublier les porcs... et que tout ça devait se faire tous les jours, le matin et en fin d’après-midi. J'aurais aimé voir Conrad ramasser le foin avec une fourche sous le soleil pesant d'un après-midi chaud et humide de l'été.

Tête dure, Conrad insistait quand même pour dire qu’il n’y avait pas meilleur métier au monde et qu’un fermier n’avait de compte à rendre qu’à lui-même. J’étais en colère. Pas une colère noire, juste une colère sourde que je retenais. Que savait-il des tâches d’un fermier et des comptes à rendre? Des comptes à rendre, le fermier en a envers sa famille, les animaux, sa terre. Sa liberté? Foutaises! Il ne peut mettre au lendemain ce qu’il doit faire au temps présent. J’aurais aimé voir Conrad en bottes de caoutchouc, un grattoir, la pelle et la fourche, les deux pieds dans la merde en train de nettoyer l’enclos des cochons; soulever une pelletée de merde pour la déposer dans une brouette et réaliser que dessous c’est plein de vers blancs qui gigottent dans tous les sens et, en plus, l’odeur...

Je me suis alors demandé si Conrad ne cherchait tout simplement pas qu’à me provoquer. Comme ça, pour rien, parler pour ne rien dire. Le froid est revenu entre nous et cette fois, j’ai gardé mes distances.

 

(A SUIVRE)

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