Vache folle, styrène et globalisation

 La recrudescence de la crise de la vache folle, ainsi que les naufrages de l’Erika et du Ievoli sun, conduisent à s’interroger sur les responsabilités respectives des secteurs publics et privés dans ces désastres. D’aucuns accusent le capitalisme sauvage, la globalisation et les idéologies libérales. La loi du profit imposerait, selon eux, la réduction des coûts à tout prix; l’économie de marché se développerait au détriment de la qualité de la vie et de la dignité humaine. A l’exploitation du travailleur aurait succédé celle du consommateur, massivement empoisonné et contraint de vivre dans un environnement dévasté. On n’est pas loin d’en conclure, avec les José Bové et autres pourfendeurs de la globalisation, qu’il est urgent de restreindre les échanges et les mouvements de capitaux.  Or, ces épisodes ne résultent pas d’un échec du marché, mais d’un échec du gouvernement. Les théorèmes “panglossiens” de la science économique n’ont jamais supposé, ni montré, que l’entreprise est une organisation philanthropique attachée à l’intérêt général (ne nous laissons pas leurrer par la mode actuelle de “l’éthique des affaires”, qui vise à s’assurer certaines clientèles sensibles aux aspects éthiques ou religieux, et obéit donc, comme les autres décisions de l’entreprise, à des motifs purement économiques). Au contraire, l’idée centrale de l’économie classique est que la recherche égoïste de l’intérêt particulier conduit, sous certaines conditions, à une situation de bien-être collectif maximum.  Ces conditions garantissent que la concurrence entre entreprises se fasse par les prix et non par des activités nuisibles à un rival ou aux consommateurs. En particulier, ceux-ci doivent être parfaitement informés sur les caractéristiques des produits qu’ils achètent: qualité, sécurité, etc.  Les producteurs n’ont pas d’incitations à révéler toutes les caractéristiques de leur  produit. S’ils peuvent réduire les coûts en réduisant leur sûreté, ils n’ont bien entendu aucun intérêt à ce que les consommateurs soient au courant des risques qu’on leur fait courir. Tant que les décisions prises sont légales, il est absurde de blâmer une entreprise parce qu’elle met en danger la sécurité des personnes. Dans un environnement concurrentiel, elle peut même  y être acculée sous peine de mettre en danger sa santé financière.   Il incombe donc au gouvernement de réglementer le marché (par exemple en ce qui concerne l’étiquetage), pour éliminer de tels risques et s’assurer que l’acheteur ait toute l’information nécéssaire. Si le gouvernement ne fait pas son travail, le mauvais produit chasse le bon: puisque l’on ne peut pas faire la différence entre les produits de bonne qualité et ceux de mauvaise qualité au moment de l’achat, ces derniers, plus compétitifs puisque moins coûteux à produire, finiront par éliminer les premiers. Comme les consommateurs s’en rendent compte, s’ils ne veulent pas de la qualité inférieure, cela peut conduire à la disparition pure et simple du marché. C’est ce qui explique pourquoi de nombreux marchés (tels que marchés d’actions ou du crédit) sont inexistants dans de nombreux pays en voie de développement, et c’est ce qu’on observe en ce moment sur le marché du boeuf. La décision du gouvernement d’interdire les
farines animales est bienvenue, mais elle arrive dix ans trop tard. On peut se demander pourquoi on a tant tardé à prendre des précautions aussi élémentaires. J’y vois trois raisons.
 D’une part, la méfiance instinctive à l’égard du marché ainsi qu’un certain chauvinisme a conduit à interdire l’importation de viande anglaise plutôt qu’à mettre en place un système de contrôle de la qualité de la viande vendue en France, indépendamment de sa provenance.  D’autre part, le gouvernement, comme les autres agents économiques, dispose de ressources limitées. Il doit les répartir de manière à obtenir la plus grande efficacité sociale possible, et pour cela il doit avoir une vision claire de son rôle et de la frontière entre Etat et Marché. La réglementation tous azimuts de l’économie (en particulier des relations de travail) brouille cette frontière. Au lieu de se consacrer à ses fonctions essentielles, qui sont vitales pour le bon fonctionnement de l’économie, l’Etat préfère intervenir dans tous
les domaines au moyen de taxes, subventions, réglementations et embauches. On pourrait avoir moins d’inspecteurs du travail, de percepteurs de la redevance télévisée, et, pourquoi pas, d’intermittents du spectacle, et libérer ainsi des ressources pour mieux contrôler la qualité de la viande. L’engagement excessif de l’Etat  conduit paradoxalement à des situations de sous-réglementation ou de sous-application de la loi dans certains domaines, comme on l’a vu dans le cas de la vache
folle et comme on le constate hélas tous les jours dans le cas de la sécurité publique.  Enfin, le gouvernement doit être indépendant des lobbies et groupes de pression économiques. Si ceux-ci pèsent trop lourdement dans les décisions collectives, on se trouve dans une situation de “capitalisme d’état” dont les consommateurs font les frais. Or, il semble que dans bien des décisions concernant la sécurité, depuis l’affaire du sang contaminé jusqu’à celle des farines animales en passant par les pollutions maritimes, l’intérêt des producteurs passe avant celui des consommateurs. Ces biais sont exacerbés par l’horizon limité du
gouvernement, qui voit rarement au-delà de la prochaine élection et est donc peu incité à prendre des mesures coûteuses pour éviter des problèmes qui n’apparaîtraient que dans le long terme.  On croit trop souvent, en France, que le gouvernement est un substitut au marché. C’est le contraire qui est vrai. Marché et gouvernement sont complémentaires; en imposant des normes de sécurité, qui vont de l’hygiène à la régulation prudentielle des
institutions financières, le gouvernement assure le bon fonctionnement de marchés aussi différents que le fromage et l’assurance-vie.