Saloua Charfi
Tunis
Reportage
Publié dans la revue Réalités
No 760 datée du 13 au 19/7/2000.

Beyrouth an 2000

Quelle guerre!...Quelle paix?

Montagne plongeant dans la mer, Beyrouth pourrait être résumée par cette phrase, poétiquement parlant. Mais politiquement parlant, Beyrouth c’est plutôt autant en emporte le vent.

Beyrouth, grande comme trois pommes, supporte tant bien que mal pas moins de dix- sept confessions en perpétuel équilibre instable, éparpillées entre Est, Ouest, Sud, Jounié et Jabel (la montagne) plus quelques milliers de syriens.

Aujourd’hui la Syrie commence au Liban!

Dans Beyrouth coexistent aussi des centaines de journaux et des dizaines de partis politiques, des églises catholiques, orthodoxes…des mosquées sunnites, chiites, druzs…et une seule synagogue.

Beyrouth a « l’immense privilège » d’être constamment guidée par deux chefs d’Etat, voir trois, d’abord les Sultans ottomans et les Emirs libanais, ensuite Arafat et quelques présidents, puis Khomeyni et les autres, Assad et les autres…Il est même arrivé que deux libanais revendiquent la légitimité de la présidence : Amine Gemaiel et Michel Aoun.
Dire que Beyrouth est une mosaïque relève du pléonasme, il faut plutôt dire : la mosaïque c’est Beyrouth ! C’est ce qui explique probablement que depuis un siècle et demi, des secousses politiques font voler tous les vingt ans les pièces de ce puzzle mal emboîté.

Pour ne pas brosser un tableau trop noir de ce si beau pays, disons qu’il existe des liens assez forts qui maintiennent tout ce beau monde uni, même au cœur des pires atrocités : le refus de la domination étrangère, la kebbé et la taboulé à table, la debké sur les pistes de danse et la voix de Feyrouz à tout moment du jour et de la nuit. Avec ce cocktail enivrant, les Libanais, toutes confessions confondues, peuvent festoyer jusqu’à l’aube sans risque…du moins le soir, mais le jour beaucoup de bonnes paroles fondent !

MON AMOUR POURQUOI M’AS-TU TRAHI ?

Achrafié, quartier à majorité chrétienne à l’est de Beyrouth, ambiance et apparence européenne, produits de grand lux, habitations cossues, rues astiquées, dames signées de la tête aux orteils, langue française de rigueur, très peu d’affiches politiques, quasi-absence de graffitis et un seul portrait de Assad. Débarqués en 1976 pour porter main-forte aux chrétiens contre les Palestiniens durant le dramatique épisode de Tell Zaâtar, les Syriens n’ont pas hésité à faire volte-face et à rejoindre l’autre camp une année plus tard.
L’équilibre, d’abord l’équilibre, tel est le souci majeur de Assad qui ne rechigne pas à s’allier au diable pour assurer son cher équilibre. La distraction favorite des gens d’ici consiste donc depuis des années à casser du sucre sur le dos des Syriens. Même Feyrouz y met du sien. On y entend partout sa dernière chanson dont le refrain dit : « Les olives avaient un goût différent, l’anis sentait bon et même toi mon amour tu n’es plus le même »
Autour d’un café amer à la cardamome, servi à la Cigale, pâtisserie, café, traiteur, restaurant très clean et très chic où il est de bon ton d’être vu, enivrés par la voix de Feyrouz, nous écoutons Alain raconter « ses misères » dans un français aux « R » roulés à l’inimitable manière libanaise : « Si ça continue ainsi je quitte le pays, je ne m’y reconnais plus. Je ne dépasse jamais les limites de mon quartier parce que je ne supporte plus la vue d’étrangers se pavanant dans nos rues et y faisant la loi, et si j’ouvre le bec je risque de me trouver dans une prison syrienne comme des centaines de Libanais… » Cécile l’interrompt ironique : « Tu exagères tout de même, tu vis bien ici non ? tu as du travail, une petite amie, une belle voiture, tu sors tous les soirs, et personne ne t’empêche d’aller à l’église.. . »
« Pas encore, réplique Alain, sur un ton à la fois nerveux et moqueur. Cela ne tardera pas avec le Hezbollah, le héros de la libération. Vous croyez vraiment à cette légende vous ? ! Un fusil qui peut vaincre des avions ! C’est un simple tour de passe-passe entre Israël, la Syrie et les USA. De toutes façons Israël n’a pas besoin d’être au Liban pour défendre son territoire. A l’époque des satellites et des fusées, on peut toujours nous bombarder à partir de Tell-Avive, cela coûte moins cher humainement et politiquement. Le problème aujourd’hui, c’est comment nous débarrasser de la Syrie, ce n’est pas le Hezbollah qui va le faire… »
Des protestations s’élèvent, les uns refusent de comparer la Syrie à Israël, les autres ont peur et réclament à changer de sujet, mais Alain s’entête à poursuivre : « Vous refusez de regarder la vérité en face, vous refusez de voir la ségrégation ! Pouvez-vous me dire pourquoi Gemayel et Aoun n’ont pas le droit de rentrer chez eux alors que Elie Houbeika jouit d’un poste ministériel ? » Et se tournant vers nous il ajoute avec rage : « Vous savez que je ne peux même pas donner mon vrai prénom Alain. A l’hôtel où je travaille les touristes du Golf ne peuvent pas admettre l’existence de chrétiens, ils islamisent mon prénom et m’appellent Aâla ! »
Effrayée par un cumulus nimbus qui commence à prendre forme, j’essaie de faire diversion : « mais où est donc passée la statue des martyrs ? »
- Ils sont en train de la restaurer. C’est moche des martyrs criblés de balles et cul-de-jatte. Répond ironiquement Gassen.

LE DOIGT SUR LA GACHETTE JE REVAIS D’ELLE

Cécile nous a quitté depuis un moment. Son regard perdu au loin est voilé de tristesse. Elle marmonne : « Ils veulent faire disparaître toute trace du crime, mais rien ne peut effacer la douleur nichée en nous, elle est vivace et lancinante, nous l’avons dans la peau »
Le récit de Cécile, ancienne communiste, n’est pas bavard, elle va directement à l’essentiel comme pour endiguer l’émotion des souvenirs ou peut être parce que l’expérience est difficilement partageable : « nous sommes entrés brusquement dans un quotidien où la mort est constamment présente. C’était comme une tornade psychique, il fallait tenir bon, faire que la vie résiste… »
Elle met sa main devant sa bouche et ne peut plus raconter. Quelques secondes de silence et elle murmure : « Pourquoi ça nous est arrivé à nous ? Pourquoi nous ? Comment avons-nous accepté l’inexplicable ? »
Gassen prend la relève : « c’est à cette époque que j’ai attrapé la migraine. C’est comme des dizaines de marteaux qui s’abattent là sur ma nuque, puis la tempête commence : la sueur, la nausée, je me cogne la tête contre le mur, je hurle, je maudis, je blasphème »
Que l’on fasse une vie essentiellement avec des blessures, ça n’empêche ni l’innocence ni l’enthousiasme. Ils avouent, sans culpabiliser, qu’ils jouaient aux cartes sous les bombardements en attendant que ça passe, qu’ils rigolaient beaucoup, qu’ils tombaient souvent amoureux « Le doigt sur la gâchette je rêvais d’elle… » Murmure quelqu’un.
Quelques scènes gravées, des émotions, peu de souvenirs de la douleur ou de la peur, le regret d’avoir perdu des années, d’avoir été privés pendant des années d’une vie normale. Puis un jour la fin de la guerre et paradoxalement l’angoisse. Il fallait surmonter de nouveaux obstacles : une scolarité malmenée à rattraper, des séquelles psychologiques… L’énergie qu’ils manifestent aujourd’hui est la réponse la plus simple qu’ils donnent à cette part douloureuse de leur passé. Ils ont des désirs, des projets, des emballements des coups de flip…
A première vue la hache de guerre est bel et bien enterrée. On ne voit presque plus de bâtiments calcinés et éventrés. Tout ce qui a été criblé est passé au crible. Tout est reconstruit tout est flambant neuf. Un miracle de Rafik Hariri. Bien sûr que l’argent peut faire des miracles ! Il fait surtout le bonheur des peaux ridées. Un bon lifting et ça repart de nouveau. Sauf que l’arthrose, elle, témoigne toujours des ravages du temps. Beyrouth se présente ainsi aujourd’hui : un bon coup de jeune, mais des genoux fragiles.

HIROSHIMA OU LA NUIT DES LONGS COUTEAUX

Ras Beyrouth, quartier cosmopolite, assure comme toujours une transition fragile entre Beyrouth-Est et Beyrouth-Ouest. Les mosquées commencent à pointer leurs minarets. Ici nous sommes plutôt en territoire sunnite commercial et touristique. Sur la corniche, la fameuse Raouché, on ne sait pas qui est qui. J’ose gaffer en demandant à un confrère à quelle confession il appartient. Il devient carrément mauvais : « Q’est-ce que c’est que cette question ? ! » Puis reprenant son calme, il ajoute : « Si un Libanais me pose une question pareille, je lui taperais dessus… mais bon je sais que tu n’as rien derrière la tête »
Si, justement, j’avais quelque chose derrière la tête ! Je voulais tester la réaction des Libanais, meurtris par une guerre de confessions, à ce genre de question. On voit que la blessure n’est pas complètement cicatrisée après dix années de « paix ».
En réalité la guerre ne s’est achevée que le 24 mai dernier avec le départ des israéliens du Sud-Liban , mais pour les Libanais la vraie guerre c’est la guerre civile. Les Libanais prononcent en fait rarement le mot guerre. Avec les premiers accrochages d’avril 1975, ils ont commencé à parler « d’événements » et après 15 ans de guerre et 10 ans de « paix », ils continuent à dire « événements »

Le mot guerre n’est probablement pas assez fort pour exprimer les atrocités vécues, alors ils préfèrent tempérer en recourant à l’euphémisme.
La prodigieuse aptitude qu’ont les Libanais à balayer d’un geste de la main les drames vécus et ceux qu’ils continuent à vivre transcende le talent pour toucher au génie.
Depuis la libération les prix ont grimpé dangereusement puisqu’il n’y a plus de contrebande avec Israël « Qu’importe, vous répond-on, l’enfer libanais plutôt que le paradis israélien »

Deux millions de Syriens raflent le travail aux Libanais et ne consomment pratiquement rien au Liban. Du coup, le marché libanais perd chaque mois des millions de lires « Peu importe c’est bientôt fini, vous réplique-t- on, depuis les accords d’Ettaïef, nous n’avons pas eu le loisir de faire entendre notre voix. Nous ne savions pas à quelle sauce il valait mieux être mangés. Après le départ d’Israël nous voilà face à face. Ce sera soit Hiroshima soit la nuit des longs couteaux. Fini la roulade dans la farine, maintenant nous avons le droit de choisir librement nos gouvernants »
Une anecdote est particulièrement prisée au Liban, elle dit qu’au Liban il y’a trois millions de candidats à la présidence et un seul électeur (entendez la Syrie) mais qu’en Syrie il y’a un seul candidat et pas d’électeurs! Les malins ! Ils se trouvent toujours un petit avantage sur le frère ennemi, c’est ce qui leur permet de ne pas trop dramatiser. Mais il s’agit là plutôt de l’esprit sunnite, habitués à avoir un pied chez les chrétiens et l’autre chez les chiites, heu ! pardon, chez les Syriens.

UNE JOURNEE A QUATRE SAISONS

Entre temps, ils courent.

Ils courent sur Raouché pour perdre du poids, ils courent sur Hamra pour perdre de l’argent. Ici le shopping est ruineux, non pas en raison de la cherté de la vie, qui n’est pas chère pour un non-Libanais , mais parce qu’il est difficile de résister à un commerçant libanais, prêt à vous vendre et même à vous louer tout. Une maison ? La sienne ! Un portable ? Le sien ! Une voiture ? Toujours la sienne, et moins cher que chez une agence ! Commercialement parlant, « impossible » n’est pas libanais.

A Beyrouth, vous perdez, donc, la bourse mais vous gagnez la vie. Vous vivez les quatre saisons en une seule journée. L’automne, le matin, avec un temps parfois brumeux, à cause du taux très élevé de l’humidité (entre 50% et 80%) L’été, à midi, avec une chaleur aoûtienne qui vous fait courir jusqu’à la première plage…privée. Ici « les gens biens » ne vont pas à la plage publique. L’après-midi, vous avez le choix entre le printemps à la montagne où il fait beau et frais ou l’hiver à Faraya, enneigée douze mois sur douze, où vous pouvez faire du ski. Le soir, les incontournables restaurants de Brommané dans la montagne, et les inévitables trombes de musique qui vous tombent dessus dés que vous poussez la porte de ces restaurants à la mode, saturés par les corps et la fumée !

Et, devant la table « surpeuplée » des traditionnels trente trois plats de mezzé, des types costauds, coiffés de bob ou crâne rasé, des filles en micro-jupe avec l’omni- présent portable à la main, on ne peut s’empêcher de croire que Beyrouth-la-guerre-civile, Beyrouth l’assiégée par les troupes israéliennes de 1982, est passée à la trappe.
Illusion ! La table d’à côté distille bruits et chuchotements sur les sérails libanais et syrien. Et l’on ne peut s’empêcher de se remémorer ce que l’on entend souvent : « On a vendu le drame libanais comme des spots de pub. On a fait croire au monde que la Syrie est un mal nécessaire. Les politiciens de haute voltige ont négocié le silence de la Syrie pendant la guerre du Golf contre le silence de l’Occident. Ils ont joué avec nos vies et notre souveraineté comme on joue aux dés »
Les Libanais illustrent leur dramatique situation par cette anecdote : le gynécologue annonce à ce qui reste de la famille qu’il a sacrifié le bébé, la maman et le papa, pour réussir l’opération chirurgicale !
Beyrouth est belle très belle, mais il est vraiment difficile pour un journaliste de goûter à ses charmes sans garder un arrière goût amer.

A Beyrouth-Ouest, Feyrouz chante plutôt : « Oh ! beaux jours de Beyrouth revenez »

HEZBOLLAH LAND

Et le pauvre journaliste n’est pas encore au bout de ses peines. Car dés qu’il quitte Ramlet El Baidah pour entamer Beyrouth-Sud, il dégringole carrément vers l’enfer.

Ici c’est le quartier général de Hezbollah, jadis QG de l’OLP surnommé Fath-land (la terre des palestiniens) les chiites ont donc fini par être les légataires universels de l’OLP aussi bien au sud qu’ici.

La Syrie et l’Iran y sont aussi très présents. D’abord, le gigantesque portrait de Khomeyni qui trône sur un terre-plain au beau milieu de la route, depuis des années, puis l’interminable cortège de banderoles jaunes et noires. Les premières (aux couleurs du drapeau du hezb) fêtent la victoire de la libération du Sud, les secondes crient la douleur de la perte du lion (Assad) de la Syrie et du Liban et font en même temps allégeance à son fils Bachar (le peuple syrien ne s’est pas encore prononcé) Ensuite les murs décrépis, tapissés de leurs portraits en série et enfin les caravanes de femmes voilées de noir, les chaussées défoncées, la boue qui jaillit des entrailles du sol par on ne sait quel phénomène, les constructions anarchiques, les voitures haletantes, le bric-à-brac des souks, les enfants noirs de poussière et les versets de coran diffusés à plein tube.

De « Aouzaï » à « Haret Hraik » en passant par « Gh’beiri », c’est Calcutta, c’est Hezbollah-land qui a occupé le territoire de Fath-land. Rien n’a changé sauf que les Palestiniens sont maintenant parqués dans des réserves et tenus à la kalechnikov .

« Leurs réserves » s’appellent toujours « Borj El barajné » et « Sabra et Chatila » Mais aucune trace de leur gloire et fierté d’antan. C’est la revanche des chiites du sud déplacés depuis les années 70 à cause des opérations militaires des combattants palestiniens et les réactions sans pitié d’Israël. Aujourd’hui, les chiites sont devenus les maîtres des lieux.
Ici on ne parle pas français, on ne critique pas la présence syrienne, on ne s’habille pas léger même par 40 de fièvre ! Ici, la dernière information qui circule consiste en la fatwa du cheikh Mahdî Chamseddine, président du haut conseil islamique chiite et redoutable rival du Hezbollah. Il vient de décréter  la normalisation avec Israël comme étant un péché, devançant ainsi le Hezb ou la Moukawama (résistance) comme on l’appelle ici.
Choquée par autant de misère et surtout autant de différence entre des quartiers d’une même ville aussi petite, éloignés les uns des autres d’à peine cinq kilomètres, on ne peut s’empêcher d’interroger : « mais comment l’Etat permet-il ? » On vous répond alors ironiquement : « l’Etat ? Quel Etat ? D’abord les Palestiniens ce n’est pas notre affaire. Ils ont leur propre Etat. Quant aux Libanais qui vivent ici, ils seraient morts de faim sans l’assistance de la résistance »

le Hezbollah assure en effet le gît et le couvert, des soins gratuits, des écoles gratuites et offre cent cinquante dollars par mois aux femmes qui se portent volontaires… au voile !

Ici on ne jure que par la résistance, même les laïcs attestent que « Les gars de la résistance sont très humains (awadam) ils sont serviables, polis et assurent notre sécurité. Pas de viol ni de vol ici »
Partout où l’on va, car « la résistance » tout comme l’OLP avant, possède plusieurs locaux, des sortes de ministères, on est accueilli avec le sourire et beaucoup de courtoisie. Ils sont très calmes, dénotant carrément avec les Libanais de l’autre côté qui vivent pourtant dans des conditions meilleures.
Ici, on parle de la guerre, mais précision de taille, il s’agit de la guerre contre les Sionistes, qu’ils sont prêts à poursuivre jusqu’au dernier Chiite. On refuse par contre, et tout comme les autres, ceux de l’autre côté de parler de confessions. Alors eux disent plutôt : « La guerre jusqu’au dernier Libanais » Ils affirment avec le sourire mais fermement : « Non, le Hezb n’est pas seulement chiite… » point à la ligne on ne discute pas les tabous!
Ici, la voix de Feyrouz ne couvre pas les chants de la résistance, elle ne chante d’ailleurs pas du tout dans ce quartier ! Ils auraient quand même pu lui permettre de chanter une seule chanson, celle où elle dit entre autre : « On peut aussi bien festoyer à Beyrouth qu’à Damas »