Saloua Charfi

Tunis

Portrait
Publié par la revue « Réalités »
N°762 du 27/7 au 2/8/2000

Liban 

Moi Maher Saber ancien milicien…

Maher Sabeur, littéralement l’adroit patient, 34 ans, agent de change, bijoutier, ancien milicien, vient d’obtenir sa maîtrise en expertise comptable avec la mention excellent de l’université libanaise. Lorsqu’on lui demande ce qu’il compte faire de ce diplôme chèrement acquis, il laisse tomber presque avec dédain :« rien, j’ai mon boulot je continue. J’ai fait ça à mon âge pour ne pas avoir à dire comme beaucoup d’autres que la guerre a bouffé ma vie. Je déteste les lamentations "

Ses yeux qui brillent, la danse de ses mains à l’orientale pour appuyer ses paroles, son jean chic et son pull signé, le sandwich falafel qu’il dévore à pleines dents, témoignent qu’il vit dans l’instant du moins en apparence. Quand la guerre éclate en1975, Maher a à peine 10 ans. Typique enfant de la guerre, il ne se souvient pas « d’avant ».

Maher a toujours la main sur le cœur, il vérifie si son revolver est à sa place. Dix ans après la paix il ne réalise toujours pas que cela a changé. « Oui, dit-il songeur, la ville a changé les bâtiments sont tout neufs, les routes sont asphaltées. Oui mais c’est normal n’est-ce pas? Partout dans le monde les villes changent en dix ans »

Il est un peu perdu dans sa ville en paix. Malgré ses moyens, il continue à vivre dans son appartement délabré dans un immeuble en lambeaux au sud de Beyrouth, un quartier populaire –populeux

« S’embourgeoiser pour moi c’est perdre son âme, j’ai horreur des mondanités, des apparences et de la branchitude beyrouthienne. J’ai essayé de vivre dans l’autre monde, j’ai échoué. Question d’habitude. Vous savez je n’ai pas été élevé dans l’idée que la vie est un écrin de velours. Je ne peux pas changer »

« Votre Mercedes dernier modèle est très voyante dans ce quartier, ça ne vous gêne pas ? »

Il ne comprend pas, nous fait répéter la question. Puis il hausse les épaules et dit avec assurance : « Qui ose ? »

"j'ai pris les armes pour vivre"

Ici on l’appelle le bulldozer. Il est taillé en un seul bloc au propre et au figuré. Il parle très peu, marmonne ou grogne plutôt. Il ne fréquente personne et est armé. Une des rare personne légalement armée. « Moi, j’ai une autorisation, vu mon métier, justifie-il, les autres peuvent être armés sans raison, mais personne ne leur demande des comptes »

On sent qu’il a l’habitude des armes et qu’il les aime. Il caresse souvent son revolver à travers sa chemise; de temps en temps quand il a trop chaud, il l’enlève et le dépose sur sa cuisse avec beaucoup de délicatesse comme on fait avec un objet fragile et précieux. Il le hume, le place contre sa joue. Des gestes automatiques comme des tics.

« J’ai commencé à travailler à l’âge de 12ans en pleine guerre. Ça ne servait plus à rien d’aller à l’école, ça fermait tout le temps. En trois ans on achevait à peine le programme d’une année. Et puis nous sommes 17 dans la famille et je suis l’aîné. Il fallait aider pour manger. J’étais agent de change sur une caisse en bois, comme les cireurs, à El Hamra. Je devais changer de place toute la demi-heure. Question de sécurité. J’étais armé mais ce n’étais pas suffisant, si dix gars me tombaient dessus, je n’avais pas le temps de réagir, et cela arrivait souvent. Jamais de grosses somme non plus, dés que j’en avais assez, je les remettais à mon patron au café… »

-Facile à appendre comme métier ?

-C’est comme à la bourse, répond t-il, avec une modestie réelle et désarmante.

-Et la bijouterie ?

-Ça faisait partie du métier. A l’époque, les gens échangeaient aussi l’or contre des dollars et des lires libanaises contre de l’or, En temps de guerre, l’or est plus sûr que la lire.
Et puis souriant angéliquement comme dans un rêve, il continue : «Je n’ai jamais acheté de l’or à quelqu’un de malheureux, à quelqu’un dans le besoin, parce que dans notre métier il faut gagner le maximum et je refuse de gagner de l’argent sur le dos de quelqu’un qui a faim. Je laisse ça aux autres. Moi, je suis commerçant pas voleur …et puis ça porte malheur…A un certain moment il n’était plus possible de travailler, Tout s’est arrêté, sauf la guerre, alors j’ai travaillé comme milicien »

-Ah ! Parce que c’est un métier ?

-Oui, on me payait pour ça. Je ne me suis pas posé de questions. Mes parents ne l’ont jamais su. J’ai pris les armes pour vivre, pour assurer ma subsistance. Si j’avais réfléchi, cela m’aurait écrasé. J’étais jeune et naïf. J’avais 17 ans, c’était quelques mois avant l’invasion israélienne de 1982. Je me suis trouvé sur le barrage le plus meurtrier avec un groupe nationalistes arabes. Au début c’était amusant. Nous avions fini par nous connaître des deux côtés. Nous avions établi un accord implicite. Une trêve était instaurée le matin pour permettre aux gens de travailler et surtout de se ravitailler. A 14 heures la fête commence, les rues se vident. C’était la règle, tout le monde le savait. Moi je pense que celui qui a enfreint la règle a choisi de mourir. Pourquoi jouer au téméraire ? Quand ça devenait très calme on s’ennuyait, alors on s’interpellait : « Hé, Gabi fils de … si t’es un homme montre toi ! » Quelqu’un répondait de l’autre coté : « Mohamed, espèce de… prends ça ! » S’ensuit un festival de tirs puis on se calme. On se sent bien comme après un bon jogging. Alors on bouffe et on fait la sieste à tour de rôle.

C’était là, regardez, il y’a encore quelques bâtiments calcinés. Nous, nous étions ici, eux là bas, juste en face. Entre nous, quelques bâtiments, nous nous tirions dessus à travers les interstices. Nous avions aussi nos francs- tireurs sur les toits, certains n’étaient pas honnêtes. Ils tiraient sur de pauvres gens qui essayaient de passer de l’autre côté dans les moments de trêve implicite.

-Et vous ne les punissiez pas ?

-Comment ça les punir ? ! Ce sont nos gars, nous avons besoins d’eux, chacun a ses faiblesses.


Il raconte placidement sans effort, comme si c’était normal, comme si c’était hier et que ça continue. On cherche l’émotion, on ne trouve même pas la nostalgie.

« La guerre Pour moi ? C’était du Garcia Marquez »

 

« Dedans, il tend un index vers sa tête, c’est truculent, plein d’images burlesques et atroces comme dans un film bâti à la fois sur la beauté et l’horreur. Tout le monde s’est accommodé de ce naufrage parce qu’il nous a permis de dégager toutes les haines et les non-dits vécus ou hérités… »

Puis, après un silence et une absence : « La guerre Pour moi ? C’était du Garcia Marquez »

L’œuvre de Garcia marquez occupe trois rangées dans Sa bibliothèque, certains romans sont écrits dans les trois langues : anglaise, française et arabe.

«Ça m’amuse de lire le même roman dans trois versions. La version la plus audacieuse et sans doute la plus fidèle est en anglais. La version arabe est sainte-nitouche. Je compare, ça me fait rigoler. C’est mon jeu préféré»

Je profite de cette digression pour poser la question qui me taraude depuis le début : « Vous avez tué ? »

Sans broncher, il répond sur un ton neutre : « tout le monde a tué »

Il baisse la vitre de la voiture comme pour mieux voir et dit sur le même ton monocorde, comme s’il poursuivait sur le même sujet : « Regardez, c’est le pont El Barbara. Les enfants de chien étaient là, ils égorgeaient les gens et les jetaient par-dessus bord. Certains s’amusaient à les torturer lorsqu’ils n’avaient pas beaucoup de travail »

"LES CIVILS N'ONT AUCUN IMPACT SUR LA MARCHE DU MONDE"

Difficile avec lui de remonter le fil des événements, de prendre l’histoire à son début comme dans un roman classique. C’est comme dans la vie, comme cela se passe dans la mémoire, jamais linéaire, toujours par association d’idées et digression. En fait, il ne tient vraiment pas compte de notre présence. Il parle pour lui-même. Il tâtonne, commence par une phrase anodine, contant la survenue un jour de symptômes semblables aux bobos habituels qui peuvent affecter n’importe quel pays : « La cherté de la vie, les chrétiens qui nous écrasent, le luxe insultant, les filles trop sophistiquées, les soirées tapageuses, le Beyrouth rutilant comme Las Vegas… » Mais on pressent que le monde va basculer et en quelques mots, il passe de ces symptômes en apparence ordinaires à la violence d’un diagnostique qui projette tout le monde, riches et pauvres, dans un monde d’effroi où la vie est du jour au lendemain mise en péril.

« Vous savez, poursuit-il, je n’aime pas ce coin. J’ai toujours peur ici. Quand les lignes ont été ouvertes entre Beyrouth Est et Beyrouth Ouest, je suis allé à l’Est avec des amis, nous avions passé une soirée à Jouniéh, j’étais très mal à l’aise. Je reviens maintenant pour vous, d’ailleurs je connais mal le coin, quand la ville a été coupée en deux, j’avais à peine 10 ans. Dépassé Achrafieh, je perds le nord. D’ailleurs je perds partout le nord depuis qu’ils ont instauré leur paix. Sous les lumières et les néons, la vie n’est pas si facile pour tout le monde. Le Libanais moyen est transformé en citron pressé. Partout dans la ville, des migrants de l’intérieur, des déplacés du sud et des syriens qui se vendent au noirs comme des hommes à tout faire. La pauvreté gagne du terrain, les inégalités se creusent, des milliers de dollars de dettes dont nous n’avons pas le premier sou. Ce n’était pas pire pendant la guerre »

Le ton est amer, pis, il est cynique : «Les civils n’ont aucun impact sur la marche du monde, ils n’ont pas le pouvoir de le changer. Avec les armes, oui, on peut changer le monde. Grâce aux armes nous avons mis les USA à genoux, il fallait voir leur navire de guerre, le New Jersey, ce monstre grisâtre, faire demi-tour après le dynamitage de leur ambassade. Qu’est-ce que ça nous a coûté ? La vie de quelques hommes ! Et ils se sont enfouis comme des lapins, voilà tout ! Aujourd’hui avec ceux-là, ils vont revenir pour nous guider comme du bétail ! »

« …et puis quand on meurt on ne sent rien »

-Vous regrettez donc la guerre ?
Indigné, il s’exclame pour la première fois à voix haute et plus humaine : « Jamais, c’était trop atroce. Quand la vie vous impose une atrocité, voue êtes obligé de l’affronter, ça ne veut pas dire que vous l’acceptez »

-Vous avez donc vécu dans la peur ?

-A quoi ça sert, nous jouions avec la mort. Nous l’avions domptée, elle nous avait domptés. C’était à qui mieux-mieux ou elle nous tue ou nous la tuons. Et puis quand on meurt on ne sent rien. Il y’a des moments où l’on préfère mourir plutôt que de vivre l’horreur comme en cet été 1982.

-Comment pouvez-vous savoir qu’on ne sent rien quand on meurt ? !

-J’ai vu des gens mourir, ils ne hurlent même pas comme dans les films. Parfois, quelqu’un est déjà mort mais il fait encore quelques pas, essuie son sang, regarde avec stupeur sa main ensanglantée et tombe raide ! Donc il n’a pas eu mal. Par contre une balle dans le ventre, c’est l’horreur. C’est la mort lente dans des douleurs atroces, interminables. Quand on déteste quelqu’un on lui tire dans le ventre.

Silence lourd, et puis association d’idées effrayantes : « derrière les magnifiques boiseries de ce grand hôtel, vous avez des centaines de morts dont la plupart ont été torturés. Tout ce qui est beau dans l’humanité est liés au mal, à commencer par l’histoire d’Adam et d’Eve »
Celui qui parle de toutes ces horreurs est un homme qui ne fait pas son âge, on lui donne à peine 25 ans. Visage enfantin, yeux claire, regard innocent, voix basse presque inaudible, poli, galant et d’un calme effrayant !
Il a la sincérité des humbles et le don de l’autodérision. Sa dégaine de voyou tendre donne de la consistance au personnage ; un bon rustre, inerte et misanthrope !
« Je ne sais pas quoi faire des gens. Trop de salamaleks me donnent la migraine. Je n’aime pas la télévision et le bruit en général. Je ne me suis pas marié parce que une femme ça parle trop et un bébé ça hurle! Je lis beaucoup, je travaille 12 heures par jour et je rêve beaucoup »

-A quoi ?
-Au passé.
-C’est probablement la déprime ou la culpabilité…
-Voue êtes comme les Libanais qui «psychologisent » tout. Or ça n’explique pas tout. La guerre je ne l’ai pas inventée, elle s’est imposée à moi à l’âge de 10 ans, j’ai fait avec, j’ai pris les armes pour vivre, voilà tout !
Et puis le regard perdu, et avec un sourire angélique, il poursuit : « Malgré tout, c’était fascinant. Dans sa laideur, la guerre a aussi un côté merveilleux. Nous passions notre temps dehors, les barrières sociales avaient disparues, le protocole et l’hypocrisie aussi. Tous les milieux s’entrechoquaient, du prof de philo au dealer de drogue. C’était plus instructif qu’à l’université »
Comme dans le jazz une improvisation rend la musique plus intense, Maher s’amuse à inventer sa vie. Pas facile d’échapper au contrainte du passé : des blessures à l’âme et une solitude psychologique qui pèse lourd, malgré le déni, dans une société atteinte de la rage de vivre. Lui, sa rage, il l’a vidée avec son chargeur en appuyant sur la gâchette des années durant. Il ne lui reste qu’un petit revolver civil. Un fossile !
Jours, semaines, mois, années éprouvants, rythmés par les tirs et les bombardements. Ajustement constant à la réalité la plus âpre. « Et puis un jour on nous annonce la paix, reprend Maher après une longue contemplation, finie la roulette russe, on ramasse les armes et paradoxalement l’angoisse qu’il n’y a plus rien à faire, que le destin, sans ce garde-fou de l’angoisse de perdre la vie à chaque instant, s’inscrit en maître. On a vécu le contre-coup… »
Silence, puis à brûle-pourpoint, il s’emballe : « Tiens, la question que je déteste c’est : es-tu heureux ? Ça veut dire quoi ? moi je ne me pose pas de questions, élude-t-il, mon passé est un cocon que j’habite avec grâce »
Oublier, se souvenir, exigences contradictoires qu’il faut assumer. L’enjeu est là : comment avoir été cet adolescent dont la vie était suspendue à un fil et mener l’existence d’un homme comme les autres ? « Ça va peut-être rester un petit peu parce que ça fait partie de ma vie. C’était dur mais c’était comme ça »
Maher a des phrases comme ça, un peu floue, un peu fatalistes, qui tiennent pudiquement le drame à distance et suggèrent qu’il ne faut pas aller plus loin.