Igé
Si un jour vous visitez la région d'Aleçon en France,assurez-vous d'aller voir la petite église d'Igé à sept kilomètres au sud de Bellême. A l'intérieur,vous y découvrirez une plaque où est inscrit le nom de notre ancêtre Jean LeDuc. Cette plaque commémore son départ pour la Nouvelle France. C'est dans cette église qu'il fut baptisé en 1624. Son père s'appelait Jean LeDuc et sa mère Cécile Le Chaperon.
Au début de 1664, Jean quitte son village accompagné de Mathurin Boudefeu. Nous ne savons rien sur les causes de son départ. Toutefois, à cette époque, la misère règne en France; plusieurs grandes famines sèment la désolation et de nombreux soulèvements populaires créent la confusion. Il est fort possible qu'il ait entendu parler du Nouveau-Monde par les gens de son village dont les parents y sont déjà (les Godé et les Gadois). On peut supposer aussi que Jérome Le Royer de la Dauversière, recrutant à ce moment-là les engagés de Montréal, l'a rencontré et convaincu de participer à son projet.
Le contrat d'engagement
L'original du contrat d'engagement de Jean LeDuc est conservé à La Rochelle, aux Archives de la Charente Maritime. Toutefois,on retrouve dans la Revue d'Histoire de l'Amérique Française un article qui fait référence et qui nous permet d'en faire une reconstition à peu près exacte:
" Le 20 avril 1644, Jean LeDuc, bêcheur d'Igé, pays du Perche, s'engage à Hiérosome Le Royer, sieur de la Dauversière, procureur de la Compagnie de M.M. les Associés de la Conversion des Sauvages de la Nouvelle France en l'île de Montréal, demeurant ordinairement à La Flesche, étant de présent logé en cette ville, en la mai- son de Sieur Jacques Mousnier, marchand pour 5 ans à 60 livres par an". (1)
En 1644,vingt et une persones s'engagent pour aller à Montréal: cinq pour une durée de cinq ans alors que les seize autres s'engagent pour trois ans seulement. Lors des recrues de 1653 et 1659, la plupart des engagements seront de cinq ans. Il est dit que Jean LeDuc est bêcheur: en fait, cette expression veut dire qu'il n'a pas de métier. Il recevra donc des gages annuels de 60 livres car il entre dans la catégorie des gens sans métier ni expérience. Il sera au service de la Société et travaillera aux tâches qui lui seront commandées par M. de Maisonneuve.
Entre le moment de la signature du contrat et l'embarquement des semaines se sont écoulées. Pendant cette période, M. de la Dauversière a probablement installé ses hommes dans une auberge en prenant à sa charge leur entretien.
Contrairement aux engagés pour les antilles, ceux-ci ne reçurent pas le traditionnel "pot de vin" qui était donné pour les îles à titre d'encouragement et c'est de cette coutume que vient vraisemblablement l'expression "recevoir un pot de vin" que nous utilisons encore de nos jours.
La traversée
Jean LeDuc quitte La Rochelle sans doute en mai 1644 (le dernier contrat d'engagement pour Montréal est signé le 5 mai) et arrive vers la fin de l'été. A cette époque, la traversée prenait entre trois et cinq mois. Selon les archives rochelaises (2), au moins deux navires ont fait le voyage La Rochelle-Québec en 1644. Ces navires étaient Le Saint-Clément et La Vierge de la Rochelle. Ils transportaient possiblement les 60 soldats envoyés par Anne d'Autriche cette année-là.
Le Notre-Dame de Montréal, navire appartenent aux Associés de Montréal a peut-être traversé l'Atlantique lui aussi. Si c'est le cas, Jean a fait la traversée sur ce navire. Le Notre-Dame de Montréal était un bateau de 250 toneaux (3). Il devait transporter en plus des 21 engagés de Montréal, des provisions et des munitions pour la ville et divers meubles envoyés par madame de Bullion à Jeanne-Mance pour son hôpital (4).
La traversée de l'Atlantique au XVII siècle réserve bien des surprises. Si le temps est beau, la journée de l'immigrant est assez simple. Il se lève à l'aube et prend son petit déjeuner habituellement vers sept heures. A la fin du quart des matelots, l'aumonier du navire sonne une cloche et les passagers et l'équipage se mettent à genoux pour la prière. Parfois on célèbre la messe. Le cuisinier prépare surtout du poisson: lorsque le temps est calme, il apprête ce qui a mordu à l'hameçon, autrement il sert de la morue sèche, du hareng, des pois et des biscuits avec du cidre. Trois ou quatre fois par semaine, on mange du lard en buvant du vin et de l'eau de vie. Entre la prière et les repas, les passagers sont libres de faire ce qu'ils veulent.(5)
La nuit, groupés dans l'entrepont, entre les soutes de la cale et la plate-forme supérieure les voyageurs couchent pêle-mêle sur de minces matelas. Par beau temps,les écoutilles et les fenêtres restent ouvertes pour permettre l'aération. Mais lorsque le froid ou la mer démontée oblige à les fermer, l'atmosphère devient irrespirable.(6)
Pendant la traversée,la plupart des navires essuient quelques tempêtes, luttent contre la brume ou subissent un arrêt de quelques jours par temps calme. A l'approche du continent, les glaces flottantes constituent un autre danger. Après de semaines et des semaines de ballotage en mer, le cri "Terre! Terre!" apparaît comme un chant de délivrance. La première terre en vue est Terre-Neuve: on s'y arrête parfois pour pêcher la morue. Le voyage se poursuit ensuite jusqu'à Québec.
De là, après une halte de plusieurs jours, les engagés de Montréal repartent pour un voyage d'environ une semaine qui finalement les amène à destination.
Je n'ai pu retracer qu'un seul incident particulier à la traversée de Jean LeDuc et voici comment Gustave Lanctot le relate:
"Vers la fin de l'été, Ville-Marie se réjouit d'accueilllir quel- ques soldats d'une compagnie de soixante hommes envoyés au canada par Anne d'Autri- che, ainsi qu'un petit grou- pe de colons embauchés aux frais des associés de Mon- tréal. Les uns et les autres étaient conduit par un par- fait hypocrite,le sieur de La Barre,portant à sa cein- ture un grand chapelet avec un crucifix, qu'on dut chas- ser l'année suivante, à cau- se de ses acoquinements avec une trop sympathique sauva- gesse." (7)
Les premières années.
A la fin de l'été 1664, Montréal n'est encore qu'un petit fort de bois, abritant une cinquantaine de personnes sous la direction de Jeanne-Mance et de Paul Chomedey de Maisonneuve. L'arrivée de la vingtaine de nouveaux engagés dont notre ancêtre fait partie, a certainement été très bien accueillie à Montréal. Déjà certains colons quittent l'île cette année-là, leur engagement étant terminé.
Jean Leduc était à l'emploi de la Société de Notre-Dame de Montréal. On connaît peu de détails sur les travaux qu'il effectua, mais on sait qu'il a exerçé le métier de scieur de long.
Ce métier fait partie des métiers de la construction. Une fois l'arbre abattu, le scieur de long le débite et l'équarrit, c'est ensuite au charpentier et enfin au menuisier de compléter la construction. A ce titre, Jean Leduc a sans doute travaillé sous les ordres de Gilbert Barbier, qu'on appelait "le Minime" à cause de sa petite taille et qui supervisait la plupart des travaux de construction à Montréal à cette époque.
Une construction à laquelle Jean a fort probablement travaillé est l'Hôtel-Dieu. Ce bâtiment a été le premier à être construit à l'extérieur de l'enceinte du fort. Madame de Bullion, bienfaitrice de Jeanne Mance, avait envoyé par les navires de 1644 des meubles et de l'argent à cette fin. De Maisonneuve, pour contenter sans délai la fondatrice, employa aussitôt tous ses ouvriers, qui y travaillèrent avec une si grande diligence que dès le 8 octobre les bâtiments fûrent en état de recevoir mademoiselle Mance.
"Cette maison de bois mesurait vingt-quatre pieds de large par soixante de long et était situé sur le même terrain qu'occupe aujourd'hui l'Hôtel-Dieu de Montréal." (8)
En ce qui a trait à la défense de la ville, il est très probable que Jean Leduc y a pris une part active. Toutefois, le peu de documentations dont nous disposons aujourd'hui sur les combats qui ont été livrés à cette époque ne nous permet pas d'identifier un fait d'armes précis auquel aurait participé notre ancêtre. Entre son arrivée à Montréal et l'automne 1653, il n'y a eu qu'une trêve avec les Iroquois, en 1645 et celle-çi ne dura qu'un an. Sauf pour cette brève période, la menace Iroquoise plane sans cesse sur la petite communauté Montréalaise. On ne peut pas sortir du fort sans un fusil. Les Français de Ville-Marie se rendent en groupe à leur travail car les Iroquois rôdent partout. Des patrouilles doivent faire le tour de l'enceinte tous les matins avec la chienne Pilote et ses chiots. En 1647, Jérôme Lalemant écrivait au sujet de Pilote:
"pendant la première guerre des Iroquois, il y avait dans Montréal une chienne, qui jamais ne man- quait d'aller tous les jours à la découverte, conduisant ses petits avec soi, et si quelqu'un d'eux faisait le rétif, elle le mordait pour le faire marcher; bien davan tage, si quelqu'un retournait au milieu de sa course, elle se jetait dessus lui à son re tour comme par châtiment. Au reste, si elle éventait dans la découverte de quelques Iroquois,elle tournait court, tirant droit à la maison en aboyant et donnant à connaî- tre que l'ennemi n'était pas loin. Son attrait naturel était la chasse aux écureuils mais sa constance à faire la ronde tous les jours aussi fi dèlement que les hommes, com- mençant tantôt d'un côté,tan- tôt de l'autre, sa persévé- rance à conduire ses petits et à les punir,quand ils man- quaient de suivre, sa fidéli- té à tourner court,quand l'odeur des ennemis frappait son odorat, donnait de l'étonnement." (9)
La première concession Maisonneuve accorde en 1648, les premières concessions de terre à Montréal. Par ces concessions, il libère les engagés du contrat qui les lie à la Société de Notre Dame, à la condition que ceux-ci s'établissent dans l'île et y développent leur concession. En 1648, six colons reçoivent des terres. Les concessions suivantes sont accordées en 1650 et c'est à ce moment-là que Jean se voit promettre une terre mais ce n'est que le 20 août 1655 que Jean recevra officiellement sa concession.
Cette promesse se retrouve dans un document écrit et signé de la main même de Maisonneuve en date du 18 novembre 1650. Il s'agit d'un contrat entre notre ancêtre et Jean Descaris pour l'exploitation de la concession accordée à Descaris. Edouard Massicotte écrivit au sujet de ce contrat:
"Comme on ne l'ignore point, la culture des terres, il y a 200 ans, présentait non seulement de graves dangers, à cause de la perfidie des Iroquois et de leurs attaques sans cesse renouvelées, mais elle offrait encore des difficultés sérieuses par suite du manque de bras. Dans un poste avancé comme l'était Montréal, à cette époque, et où la population n'atteignait peut-être pas deux cents âmes en lui-même. Mais défricher une terre et construire une maison comme l'exigeaient les actes de concessions ce n'était pas chose facile à exécuter pour un seul homme. Comment obvier à cet inconvénient? Il n'y avait qu'un moyen: celui de recourir à des associations fraternelles dont le modèle nous est fourni par l'acte que passèrent Jean Descaris et Jean Leduc."(10)
À propos de cet acte, l'historien Faillon nota
"Descaris et Leduc s'obligèrent, l'un envers l'autre, à bâtir à frais commun une maison, d'abord sur la concession du premier et d'y défricher dix arpents de terre; et, ensuite, à bâtir une maison semblable sur la terre du second et à y faire les mêmes défrichements. Il fut stipulé que si l'un des deux venait à tomber malade avant l'achèvement de ces travaux, l'autre serait obligé à continuer l'ouvrage, sans prétendre à aucun dédommagement, nonobstant la maladie de son associé. Après que ces travaux eurent été exécutés sur la terre de Descaris, la guerre qui survint n'ayant pas permis apparemment de les entreprendre sur la concession de Jean Leduc, celui-ci reçut de son compagnon la somme de 580 livres en dédommagement de ses services."(11)
Fait intéressant à noter, la terre de Descaris sur laquelle les deux associés ont travaillé était un des endroits les plus dangereux de la ville. Située aux environs de la rue "de la Montagne" actuelle entre les rues William et Osborne, celle-ci était l'avant-dernière terre concédée par Maisonneuve à l'ouest de la ville.
La première concession de Jean Leduc comptait deux emplacements. Le premier était une terre de trente arpents qui se situerait aujourd'hui entre les rues Lusignant et Guy et entre les rues William et Dorchester. Le second emplacement était d'un arpent, situé dans "l'enclos de la ville" et se situerait aujourd'hui sur la rue Saint-Paul, entre la rue de Vaudreuil et la rue Saint-Vincent, jusqu'à la rue Sainte-Thérèse.
On peut penser que Jean a commencé le défrichement de sa terre avant la date de concession officielle. Au mois d'août 1655, quand il reçoit sa concession, Jean est marié. Il a un petit garçon de deux ans, Jean, et son épouse Marie est enceinte de 8 mois. Au mois de décembre 1655, il cède à Marin Janat l'emplacement situé en ville ainsi que la maison qu'il y a fait construire. Cette maison de la rue Saint-Paul était la douzième maison construite dans la ville. On peut croire que sa terre de la contrée Saint-Joseph était déjà développée car selon l'acte de concession une maison y était construite. D'ailleurs, il est fort probable que, pendant quelques années, la maison de Jean Leduc ait été la dernière habitation française avant le pays des Iroquois.
(1) Debien G. Engagés pour le Canada au 17ième siècle dans R.H.A.F. juin 1952, p.376
(2) R.H.A.F. La Rochelle et le Canada au XVII siècle, mars 1951, p.469
(3) Rumilly, Robert, Histoire de Montréal, tome 1, p.52
(4) Mémoires particulières pour servir à l'histoire de l'église de l'Amérique du Nord, tome 3, p.39
(5) Nos Racines, histoire vivante des Québécois, chapître 2
(6) Douville, R., Casanova J.D., La vie quotidienne en Nouvelle-France, p.208
(7) Lanctot G., Montréal sous Maisonneuve 1642-1665, p.48
(8) Vie de mademoiselle Mance et histoire de l'Hôtel-Dieu Ville-Marie en Canada.
(9) Relation des Jésuites 1647, p.74
(10) Massicotte E. Z. Les familles Descaris
(11) Faillon, Histoire de la colonie Française en Canada.