"Les
algériens sont écœurés "
Hocine
Ait-Ahmed à cœur ouvert
Après
les émeutes meurtrières qui ont secoué l'Algérie, Ait-Ahmed, un des chefs de la
révolution algérienne a bien voulu analyser les retombées politiques que ces
quelques jours de violence qui ne manqueraient pas d'avoir. En exil depuis plus
de vingt ans après avoir été condamné à
mort, Ait-Ahmed n'a pas abandonné le combat tout en sachant rester un
observateur lucide de l'évolution politique de son pays.
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24 H - Vous venez de prendre connaissance, à chaud, de l'annonce d'un
référendum en Algérie le 03 novembre prochain en vue de modifier la
Constitution. Cette mesure va-t-elle dans le bon sens selon vous?
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Hocine Ait-Ahmed - Il est prématuré de se prononcer sur ce référendum parce que
l'on n'en connaît pas l'énoncé, ni sur quelles réformes il va porter. La
procédure référendaire a déjà été utilisée pour faire adopter la Charte
Nationale en 1976. Là, on parle d'une grande démocratisation politique. Il faut
attendre pour voir quelle est la nature des réformes qui seront préalablement
soumises au FLN.
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24 H - Que pensez-vous des réactions internationales après les émeutes de ces
derniers jours?
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Hocine Ait-Ahmed - Le peuple algérien a été frappé par la sympathie qui lui a
été manifestée, mais en même temps il est écœuré par la politique de double
standard, voir discriminatoire qui fait que la vie d'un Algérien ne vaut pas
celle d'un Chilien ou d'un Polonais. Dans tout autre pays 500 morts auraient
provoqué une formidable levée de boucliers. Les droits de l'homme ne sont-ils
pas universels? Je souhaite que les gouvernements européens prennent conscience
des périls que ferait courir une radicalisation militariste en Algérie à tous
les pays du Maghreb.
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24 H - Les émeutes semblent provisoirement terminées. Est-ce à dire que le
pouvoir a réussi à reprendre la situation en main?
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Hocine Ait-Ahmed - C'est un fait que le gros des manifestations semble avoir
marqué un temps d'arrêt. Est-ce dû à l'impitoyable répression ou, ce que je
crois, à la sagesse instinctive d'une population qui a trop souffert pour
laisser passer la moindre chance. En tout cas, on sait ce qu'un feu sous la
cendre peut donner, d'autant qu'il ne manque pas de provocateurs et que les
mesures susceptibles de provoquer un choc psychologique nécessaire n'ont pas
été prises: notamment l'arrestation et le châtiment des officiers qui ont fait
tirer sur la foule aux armes lourdes, la libération de tous les prisonniers
politiques. On m'a donné le chiffre de dix mille enfants qui sont détenus dans
les caves des casernes et probablement soumis à la torture.
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24 H - Le président Chadli a-t-il encore un avenir politique?
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Hocine Ait-Ahmed - Le chef de l’état ne peut faire oublier le drame d'une
répression insoutenable que s'il démontre une volonté, une politique de sortir
l'Algérie du système politique qui l'a étouffé. Encore faut-il qu'il ait un
projet politique clair et qu'il adopte par ailleurs une stratégie d'ouverture
sur la société civile qui lui permettra de mettre en pratique ce projet. Ce serait
un non-sens de confier la démocratisation à la tutelle du parti unique.
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24 H - Qui gouverne réellement aujourd'hui en Algérie ?
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Hocine Ait-Ahmed - A la veille des manifestations, le chef de l’état semblait
avoir perdu la partie face aux tenants de l'orthodoxie "socialiste".
Aujourd'hui, il et difficile d'évaluer sa position dans les différents
appareils militaires et politiques. Je pense que l'impopularité de l'armée ne
lui permet pas de prendre le pouvoir à visage découvert. Le chef de l’état dispose
d'une grande manœuvre qui lui permet de s'appuyer sur l'opinion publique pour
ouvrir et suivre un processus progressif et ordonné de démocratisation.
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24 H - La brusque flambée de la violence vous a-t-elle étonné?
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Hocine Ait-Ahmed - Pas vraiment. Cela fait des années que je lance des
avertissements en disant "ouvrez la chaudière, ça va éclater". La
paix civile était menacée par deux phénomènes grandissants: les conditions
sociales de plus en plus désastreuses et d'un enrichissement sauvage de la nomenklatura
qui rendaient les sentiments de frustration encore plus explosive.
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24 H - On a beaucoup disserté en Europe sur le rôle joué par les islamistes.
Cette force est-elle susceptible de constituer une alternative politique au
pouvoir en place?
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Hocine Ait-Ahmed - Je pense que l'opinion internationale n'a pas partage
l'angoisse qui mine les dirigeants algériens en raison de la fermente de
justice et d'égalité que renferme l'islam. Faut-il condamner le protestantisme
et le catholicisme sous prétexte que les Irlandais s'entre-tuent? Il est
certain que la dictature a fait le lit de l'intégrisme religieux dans le monde
islamique. En Algérie les observateurs n'ont pas manqué d'observer que ce
phénomène était extrêmement réduit. Il est incontestable que les responsables
des tueries qui ont maîtrisé dans leur panique l'opinion internationale ont
redécouvert les impératifs de propagande et veulent faire fantasmer sur le
péril tchador pour d'une part atténuer les réactions contre la répression et
d'autre part apparaître comme le dernier barrage contre l'intégrisme.
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24 H - Que va-t-il se passer lors du congrès du FLN qui aura lieu dans deux
mois? Le FLN peut-il désigner un homme et si oui, lequel ?
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Hocine Ait-Ahmed - Il n'est pas sûr que les échéances prévues avant l'octobre
noir seront maintenues. Je ne vois pas d'homme qui puisse rassurer les
gouvernements qui ont cru au libéralisme du Chadli.
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24 H - Au cours de ces quelques jours d'émeute, on vous a beaucoup entendu,
vous et Ben Bella. Est-ce à dire que vous espérez encore jouer un rôle
politique malgré plus de vingt ans d'exil?
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Hocine Ait-Ahmed - J'ai toujours prêché la démocratie et combattu le système
unique comme étant d'importation étrangère avec sa logique totalitaire
d'appauvrissement culturel et matériel. Ce n'est pas le moment où le peuple
algérien se réveille que je vais baisser les bras. Ma seule ambition est
d'aider par la modération et l'appel à la combativité non violente.
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24 H - La Kabylie n'a guère bougé la semaine dernière. Y a-t-il une explication
?
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Hocine Ait-Ahmed - La Kabylie a bougé avant, pendant et après. En septembre,
tous les lycées sont entrés en grève. Dans une vingtaine de bourgades, des
jeunes ont bloqué des routes pour arrêter des camions transportant la semoule
pour la distribuer à la population . Qui plus est en pleine tragédie, une grève
générale a été suivie pendant quarante-huit heures par toute la population avec
comme mot d'ordre notamment, de forcer le chef de l’état à s’exprimer devant la
Nation.
Hocine Ait-Ahmed
24 H, le 13/10/1988