Camus et le bicentenaire de la déclaration des droits de
l’homme, 1789-1989
Je salue ces 2ème rencontres méditerranéennes consacrées à Camus, cet
immense personnage qui appartenant à la France et à l'Algérie, appartient au
patrimoine de l'humanité tout entière. Je suis heureux et ému de me retrouver à
"Tipasa" et vous remercie de me faire découvrir Lourmarin, ce joli coin de
Provence.
Quel rapport entre Camus et le Bicentenaire? A moins d'être d'une manière ou
d'une autre camusien sans le savoir, toutes celles et tous ceux qui luttent pour
la défense et la promotion des Droits de l'Homme ont certainement croise Camus,
que ce soit sur la voie publique de l'action ou dans les cheminements intimes de
la réflexion.
Son œuvre n'est-elle pas au cœur des débats fondamentaux sur l'éthique des
droits de l'Homme. Elle constitue par ailleurs une source d'inspiration et
d'incitation quant à la démarche quotidienne nécessaire pour combattre la
tyrannie et la misère sociale. Le retour aux sources à 200 ans de distance,
effectué sous le signe de l'Homme Révolté, nous conduit par-delà la chronologie
d'événements historiques glorieux - eux-mêmes du reste tributaires des
révolutions anglaises et américaines et une longue évolution culturelle - à la
genèse du Premier qui a porté la devise Liberté/Égalité/Fraternité.
Le but est de retrouver le jaillissement original de la Révolte de 1789 qui
permet de rester fidèle aux idéaux entrevus dans cette intuition première. Ce
qui importe à Camus, ce n'est pas les signes extérieurs de la révolte, de la
vie, mais la révolte elle-même, la vie elle-même. La déclaration des Droits de
l'Homme et du Citoyen du 26 Août 1789 proclame: "L'ignorance, l'oubli ou le
mépris des Droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de
la corruption des gouvernements".
Ce texte nous interpelle violemment aujourd'hui où les violations des Droits
de l'Homme constituent la règle, où leur respect est l'exception, où la folie
meurtrière devient routine: la pensée et la sensibilité camusiennes font revivre
la flamme intime de cette proclamation, l'homme révolté secoue et tonifie notre
capacité de révolte devant les malheurs publics et la corruption des
gouvernements. L'indifférence est une démission, le " je creuse mon trou donc je
suis" est un signe de décadence. Camus est clair: " je me révolte donc je suis
".
La souffrance est individuelle mais à partir de ma révolte elle a conscience
d'être collective". Elle est l'aventure de tous, " je me révolte donc nous
sommes ". "La chute n'est possible que si l'homme hors de l'Histoire s'y
précipite". Comment être "capable d'imaginer le salut" et dans le même temps
"incapable de faire le saut ". " il suffit de se jeter à l'eau et sauver la
jeune fille ". Dès lors, les droits de la personne humaine passent par le devoir
d’être des personnes humaines. Camus met chacun devant ses responsabilités. Dans
sa révolte, le NON fervent est consubstantiel au OUI tenace et lucide. Le refus
et l'engagement ( la négation et l'affirmation ) sont deux mécanismes
instantanés.
Rieux " vécu dans l'horreur une détermination inébranlable": " J'ai
décidé de refuser tout ce qui est de près ou de loin, pour de bonnes ou de
mauvaises raisons, fait mourir ou justifie que l'on fasse mourir". Ainsi d'une
part, "il ne veut pas être de ceux qui se taisent" - il y en a trop
malheureusement, et si, au moins, se taisant pour des raisons d’État, ils
permettent aux autres de " témoigner pour les pestiférés "-, d'autre part et
concomitamment, il faut parler, écrire, agir, s'engager et " le premier des
engagements est celui que l'on prend avec soi-même ".
Mais que faire et comment faire dans la perspective de la célébration du
bicentenaire de la déclaration des Droits de l'Homme? Le recours à Camus peut
aider à ébaucher quelques éléments de réponse à cette question. Si précieuse que
puisse être encore cette alliance avec Camus, je dois dire que ce qui nous lie à
lui est davantage une fraternité d'armes: je n'hésite pas à lui emprunter ses
idées et quasiment à parler par sa plume. Qu'avait-il à nous dire, lui qui
semble "n'avoir crée le héros tragique de l’Étranger que pour aider les hommes à
vaincre leur destin" ? Avant tout, il nous exhorte à la lucidité, à la mesure, à
avoir le sens du problème: " il s'agit de refaire notre mentalité politique,
cela signifie que nous devons préserver l'intelligence.
Il n'y a pas de liberté sans intelligence"; avec l'intelligence, nous
pouvons comprendre qu'il ne faut " pas mettre au-dessus de la vie humaine une
idée abstraite, même s'ils l'appellent Histoire ( même si nous l'appelons Droits
de l'Homme ), à laquelle soumis d'avance ils décident de soumettre les autres",
avec l'intelligence, nous choisissons d'abord de " guérir le mal de chaque jour
" au lieu de l'utopie " révolutionnaire " qui prétend " guérir tous les maux
présents et à venir ".
Comme le héros de la peste " accomplir le geste immédiatement nécessaire ".
Que de maux à guérir, que de gestes à accomplir chaque jour! Les foyers de
guerre se multiplient et s'étendent qui annulent pour des dizaines de milliers
d'êtres humains le droit à la paix, ce droit qui conditionne le droit à la vie
ainsi que tous les autres droits de l'Homme. L'insoutenable regard de l'enfant
sahélien nous rappelle que la famine se moque du Pacte International qui
garantit les Droits de l'Homme économiques et sociaux ou plutôt que les
institutions internationales se moquent du monde.
La conférence alimentaire mondiale qui s'est tenue à Rome en novembre 1974
s'est engagée à faire disparaître la faim de la surface de la terre en l'espace
de 10 ans. Kissinger et son homologue soviétique avaient formellement et
solennellement promis de mettre fin à cette véritable peste des temps modernes,
or, les victimes de la faim ont doublé sinon triplé en 1985. Par ailleurs, plus
de 120 gouvernements sur les 154 représentés par l'ONU violent d'une manière
plus ou moins massive, plus au moins cynique le Pacte des droits civils et
politiques.
Il y a donc du peint sur la planche pour les femmes et les hommes qui ont
choisi le "soleil" de la liberté et de la solidarité " à la grisaille" du
racisme et de la bonne conscience et qui aimant la Mer - cette aventure de
l'esprit et du corps - sont prompts à combattre " les marais pestilentiels de
l'oppression". " La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur
d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux"; au demeurant, " l'essentiel" comme
dirait le médecin face à la peste " n'est-il pas de faire son métier".
Si les médecins de par le monde se mobilisaient de plus en plus nombreux à
l'exemple des Médecins du Monde et des Médecins sans Frontières, en tous lieux
où catastrophes naturelles et conflits contre nature sévissent dans le mépris
total du droit humanitaire? Si les journalistes cessaient de s'auto-censurer
dans le but de garder ou de gagner les faveurs des gouvernements? qui ne se
maintiennent que par la force, la propagande et l'image de marque à l'extérieur?
Camus abhorre la censure car il n’admet pas que la politique l'emporte sur la
morale, nous dirions sur les libertés d'opinion, d'information, d'expression. On
se souvient combien il a su communiquer son émotion devant le spectacle de
jeunes Kabyles disputant le contenu d'une poubelle à des chiens.
Jamais dans sa carrière journalistique, il n'a ménagé les tenants de
la grosse colonisation, ceux qu'il appelle " ces plus anciens et les plus
insolents responsables du drame algérien". Il a bien fait son métier de
journaliste, comme il a bien fait celui de résistant, de romancier et de l'homme
de théâtre, il s'est plié à cette éthique qu'il a proclamée " d'une presse
lciare et virile au langage respectable et respectueux plutôt de l'humanité que
de la médiocrité ", si les hommes et les femmes de bonne volonté multipliaient
les occasions de rencontre, de confrontation, d'expérience, de débat et
encourageaient la création d'association pour la défense et la promotion de
Droits de l'Homme.
A ce propos, je tiens à saluer le courage des jeunes compatriotes qui
viennent de créer la Ligue Algérienne des Droits de l'Homme. Je signale que 14
de ses promoteurs sont arrêtés et font en ce moment la grève de la faim pour
faire admettre leur statut de détenus politiques. Si les femmes et les hommes
révoltés par l'anti-sémitisme et le racisme quel qu'il soit, par l'apartheid,
pouvaient emprunter à Camus la ferveur nécessaire pour se rassembler ... " Même
mes révoltes ont été éclairées par la lumière. Elles furent presque toujours, je
crois pouvoir le dire sans tricherie, des révoltes pour tous et pour que la vie
soit élevée dans la lumière".
Je suis vraiment tenté de conclure sur cette belle pensée. Mais le sujet de
l'exposé, plus que l'effet de la Méditerranée sur le Méditerranéen que je suis,
en décide autrement. Je n'ai pas la prétention de formuler un projet ou de faire
un plan de bataille pour aborder le Bicentenaire de la Déclaration des Droits de
l'Homme. Il ne peut s'agir que de quelques points de repère éclairés par la
pensée de Camus. Certes, comme il le dit lui même " la vraie générosité envers
l'avenir consiste à tout donner au présent", l'avenir est la seule sorte de
propriété que les maîtres concèdent aux esclaves ".
Il ne faut pas oublier l'appréhension fondamentale qu'il nourrit à l'égard
des lendemains qui chantent, du royaume des fins, des promesses faites,
c'est-à-dire des forfaits accomplis au nom de Dieu , de l'Histoire ou de la
révolution. Mais une analyse approfondie des causes qui secouent le monde dans
tous les domaines civilisationnels, moral, politique, économique,
institutionnel, monétaire, est nécessaire pour comprendre la tendance à
l'universalisation des violations des Droits de l'Homme. " J'exalte ma lucidité
au milieu de ce qui la nie ". Sisyphe se doit de connaître le rocher afin de
mesurer ses efforts et d'apprécier ses chances de succès.
Il n'est pas question d'envisager l'avenir dans des fuites en avant. Mais
comment ignorer les problèmes du désarmement et de l’équilibre de la terreur ? A
propos de la bombe d'Hiroshima dont le 40ème anniversaire a été commémoré hier,
Camus nous avertit: " La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier
degré de sauvagerie". Comment ignorer la multiplication des dictatures comme
relais à la structuration et au partage du monde entre les deux blocs. Les
problèmes vitaux posés par la sécurité juridique, politique, économique, sociale
et linguistique due à tous, à chacune et à chacun ne doivent pas être escamotés
par la course aux armements et par les impératifs stratégiques, économiques et
politiques de sécurité internationale auxquels les deux super-puissances font
appel pour imposer leur condominium à l'humanité.
Les Droits de l'Homme n'échappent pas à cette lutte d'influence. A des buts
de propagande sinon de guerre froide, la super-puissance capitaliste du Monde
libre privilégie, en parole, la démocratie, les droits civils et politiques.
Nous savons ce qui se passe au Chili et au Salvador. Et des dizaines de millions
d'Américains vivent dans la pauvreté. La super-puissance communiste joue la
carte des droits économiques et sociaux contre " les libertés formelles ",
contre " la démocratie bourgeoise ". Elle est donc censée pouvoir exhiber des
bilans positifs en matière de niveau de vie des travailleurs, de leur libre
adhésion au pouvoir. Nous savons ce qui se passe en Pologne. les bilans sont
aussi à Budapest, Prague, sans oublier l’Érythrée et l'Afghanistan.
Les théories séparatistes des Droits de l'Homme ont avoir avec la guerre
idéologique et la propagande politique, et n'ont rien avoir avec la dignité
humaine, car celle-ci est un tout, ses dimensions sont aussi importantes les
unes que les autres; " votre sourire, votre dédain me diront qu'est-ce que
sauver l'homme ? Ce n'est pas le mutiler et c'est lui donner sa chance de
justice qu'il est le seul à concevoir". Proche des couches sociales exploitées,
de par son origine et sa sensibilité, Camus sait que la liberté n'est pas celle
que prend le requin pour avaler la sardine. Le droit au pain, au logis, au
savoir, au travail sont indissociables du droit de sûreté et des libertés
publiques. Le droit à la différence, le droit au libre développement dont on
parle tant aujourd'hui dans la perspective de l'extension des Droits de l'Homme
sont identifiables dans la citation précédente.
Je la répète: " C'est lui donner sa chance de justice qu'il est le seul a
concevoir". " Pas de justice sans éthique de justice " proclame Camus.
Reconstruire l'idéal des Droits de l'Homme, dans le sens de leur réunification,
réhabiliter la dignité de la personne humaine dans toutes ses dimensions serait
une démarche camusien. Elle est indispensable à la protection et à la promotion
des Droits de l'Homme à travers le monde sans exception de continents et de
pays. Les Droits de l'Homme sont par excellence un champ culturel où leur
traitement inégal est plus qu'une faute, une prime au crime, à tous les crimes.
Dire que la dictature est une fatalité dans les pays sous-développés, que la
démocratie y est un luxe, c'est d'abord les condamner à se sous-développer
toujours plus, le développement politique étant un préalable du développement
économique et culturel. C'est aussi encourager le terrorisme et les répressions
étatiques, Hannah Arendt écrivait en substance: l'horreur de Dachau et de
Buchenwald ont commencé le jour où les juifs furent destitués de leur droit à
avoir des droits et transformés en sujets.
Un non-alignement qui aurait pour colonne vertébrale l'Europe et le
tiers monde et pour idéal la Démocratie politique, économique, sociale,
linguistique est sans doute la seule chance pour l'humanité de pouvoir se
libérer des tenailles qui la poussent vers l'angoisse et
l'auto-destruction.
Camus est européen, C'est un démocrate. Camus qui a milité pour une
Europe Unie, contre les blocs, serait certainement pour cette alternative à
l'escalade de la terreur, de l'intolérance et la misère. Les propos suivants
sont prophétiques: " D'une certaine manière, affirmait-il, le sens de l'histoire
n'est pas celui que l'on croit. Il est dans la lutte entre la création et
l'inquisition".
Dans l'ordre pan-étatique que nous vivons, les forces de l'inquisition
semblent plus fortes, parce que cohérentes et conséquentes. Mais il y a dans
l'esprit de Bandung et la pensée de Camus et dans les potentialités morales et
politiques de l'une et de l'autre, ainsi que leur conjugaison des forces
d'espoir considérables. C'est pourquoi à partir de maintenant, le regard fixé
sur le rendez-vous de 1989, les forces démocratiques devraient faire preuve
d'imagination, d'esprit de créativité pour faire avancer leurs idées.
S'il devait y avoir une nouvelle Déclaration Universelle des Droits de
l'Homme, ou des Conventions additives, puissent les amis, les sœurs et les
frères de Camus prendre des initiatives en vue de faire adopter soit des droits
qui lui tiennent à cœur, soit des dispositions de garanties et de mise en œuvres
susceptibles de faire passer les Droits de l'Homme de la fiction juridique à la
réalité. Attacher à son nom, par exemple un droit comme à la langue maternelle
ou bien la constitution d'un tribunal d'opinion permanent contre la torture
serait le meilleur hommage qu'on puisse lui rendre.
Merci
Hocine Ait-Ahmed