Retour en Algérie après 23 ans d'exil, Jour J pour Ait-Ahmed, par Philippe DUMARTHERAY, 24H, le 15/12/1989
Ait Ahmed à Alger : Bonheur et déchirements, APS 15 décembre 1989
Ait Ahmed à Alger : "L’intégrisme empoisonne les Algériens", par José Garcon, Libération 15/12/1989
Le retour au pays de M.Ait Ahmed : "La démocratie, c’est votre affaire à vous", par Frédéric Fristscher 17-18/12/1989


Retour en Algérie après 23 ans d'exil, Jour J pour Ait-Ahmed

"Je ne rentre pas à Alger le couteau entre les dents". Hocine Ait-Ahmed - l'un des neuf chefs historique de la Révolution algérienne - n'a pourtant rien perdu de sa pugnacité. Après vingt-trois ans d'exil, le leader du Front des Forces Socialistes ( FFS ) s'apprête aujourd'hui à reprendre le combat sur le terrain, à Alger pour faire "triompher la démocratie et la justice sociale". A la veille de traverser la Méditerranée, l'homme est plus serein que jamais. "J'ai peut-être un réflexe d'éléphant en voulant rentrer en Algérie. Mais la volonté de servir les idées qui me sont chères a été plus forte".

Le visage expressif, le verbe aisé, Ait-Ahmed a retrouvé, hier à Paris lors d'une conférence de presse, son punch de militant de la première heure. En oubliant sa condamnation à mort en 1965, son évasion de prison, son très long exil et l'assassinat de son bras droit et ami Ali Mecili. "Je ne pars pas en Algérie pour régler des comptes". L'appréhension est elle bien la même s'il écarte bien rapidement par une boutade "Je n'ai pas mis de gilet pare-balles dans mes bagages ".

Car, dans ses valises, Ait-Ahmed emporte avant tout un projet politique et économique qu'il est impatient de communiquer aux Algériens. Pour que ces derniers retrouvent au plus vite "leur dignité". Le maître mot du combat du leader du FFS c'est avant tout la démocratie. "Notre pays a été trop longtemps paralysé. Il faut maintenant organiser les mécanismes du dialogue pour que le peuple puisse enfin entendre sa voix". Mais Ait-Ahmed sait bien que le combat se jouera en dernier ressort dans le terrain économique. " Il faut que la société bouge, qu'elle retrouve son dynamisme. Et cela passe par la mise sur pied d'une économie de marché et la suppression du monopole du commerce extérieur qui favorise les pénuries".

Car, pour le leader du FFS, l'enjeu est simple."L'échec politique et social du régime a favorise la montée de l'intégrisme religieux. Il faut maintenant rassembler les Algériens pour éviter que le pays ne retombe au Moyen Age. Moi je ne ferai pas de surenchère ou de démagogie sur l'Islam". Ce pari, Ait-Ahmed a-t-il les moyens de le gagner? Lui croit. Mais, à Alger, les vieux barons de l'époque de Boumediene veillent au grain malgré le désir de l'ouverture du président Chadli. Au tout début du mois de décembre, ils ont même fait une rentrée spectaculaire sur le devant de la scène politique algérienne lors du comité central du FLN. Et les Yahiaoui, les Messaadia et les Bouteflika sont prêts eux à donner des gages aux islamistes pour rester aux leviers de commande du pays. En s'envolant ce matin pour Alger, Ait-Ahmed sait que le combat sera long. Mais "la démocratie est un apprentissage colossal".

Philippe DUMARTHERAY
24H, le 15/12/1989


Ait Ahmed à Alger : Bonheur et déchirements

"Je suis heureux de retrouver mon pays mais le déchirement est encore plus fort à mon retour qu'à mon départ", a déclaré à la presse M.Hocine Ait Ahmed un des chefs historiques de la révolution algérienne peu après son arrivée à l'aéroport d'Alger, vendredi matin venant de Paris.

"Lorsque j'ai quitté l'Algérie en m'évadant de prison, ce fut un déchirement a-t-il ajouté. Le déchirement est plus grand à mon retour car je ne sais pas quel pays je vais trouver, quels gens".

"Je voudrais être à la mesure des espoirs mis en moi a dit aussi le fondateur du Front des Forces Socialistes de retour au pays après 23 ans d'exil politique. Ce n'est pas une question de gloriole, mais de responsabilité. Aujourd'hui, je crois que nous venons ici d'une manière tout à fait sereine, mais déterminé à contribuer à la construction de l'Algérie démocratique. La démocratie est un long apprentissage, c'est un processus fragile, difficile".

"Le danger dans notre pays, selon M.Ait Ahmed, c'est la dépolitisation, c'est une espèce de démobilisation de la conscience et de l'intelligence". "Ce qui importe avant tout a poursuivi M.Ait Ahmed, c'est la Paix Civile. La consolidation de la paix civile, ce n'est pas seulement l'absence de la violence, mais c'est aussi redonner l'espoir aux gens. Les gens sont dans la détresse".

"Face à cette espèce de désespérance dangereuse a dit encore M.Ait Ahmed, les mouvements politiques ont une mission essentielle, colossale : c'est l'éducation politique. Les mouvements doivent aussi établir entre eux des normes de concentration et la concurrence entre partis politiques ne doit pas être une concurrence sauvage".

"Nous avons toujours lutté au sein du FFS pour l'instauration d'une Algérie pluraliste a conclu Ait-Ahmed. Elle commence à naître, nous nous inscrivons là-dedans. Nous ne sommes pas systématiquement opposés au régime. Je n'ai jamais été systématiquement, négativement opposé à un régime quel qu'il soit".

Mais il est évident que dans la situation actuelle, a-t-il dit, nos objectifs principaux sont d'organiser démocratiquement le FFS, de s'adresser aux laissés pour compte, aux chômeurs, et aux femmes, qui souffrent d'une oppression. Le code de la famille est une indignité à l'Algérie. Un pays où la femme est paralysée est un pays qui n'a pas de chance". L'Algérie, a-t-il conclu doit retrouver sa densité, son unité, faite de diversité, de la participation de tous les citoyens et citoyennes".

APS 15 décembre 1989


Ait Ahmed à Alger :"L’intégrisme empoisonne les Algériens"

Hocine Ait Ahmed l'un des chefs historiques de la révolution revient aujourd'hui à Alger où des milliers de personnes en majorité des femmes ont manifesté hier contre l'intolérance.

Après vingt-trois ans d'exil, Hocine Ait-Ahmed, l'un des neufs "chefs historiques" de la révolution algérienne, arrivera aujourd'hui à Alger. "Je suis heureux de rentrer dans mon pays", expliquait-il hier au cours d'une conférence de presse à Paris. "Si l'Algérie vit une crise très grave, je crois aussi qu'elle commence à s'ouvrir après un quart de siècle d'anesthésie. C'est pour cela que je rentre. Je ne rentre pas le couteau entre les dents. Je crois au contraire apporter des éléments de pacification du pays. Les partis politiques doivent consolider la paix civile, qui n'est pas seulement l'absence de guerre mais le rétablissement de la confiance. Mon action sera une action de sagesse intégrant la modernité".

A la veille de son retour, celui qui dès 1963 plaidait pour la démocratie et le multipartisme en Algérie et qui fonda le Front des Forces Socialistes (FFS) s'assigne deux tâches: "Organiser et structurer ce mouvement afin qu'il puisse tenir un congrès démocratique, mais aussi et par-delà le multipartisme, rassembler tous les démocrates et tous les hommes et les femmes qui veulent faire entrer l'Algérie dans la modernité."

Un problème clé au moment où la lutte contre l'intolérance et l'intégrisme fanatique deviennent un problème majeur en Algérie. "L'intégrisme, affirme Hocine Ait Ahmed, n'est pas un phénomène spontané, mais la résultante d'un échec politique, social et culturel. L'islam contient des valeurs civilisationnelles, mais la technique de sacralisation est une technique du pouvoir absolu. Nous entendons développer une approche laïque. Le champ religieux ne doit en aucun cas se substituer et envahir le champ politique." Interrogé par ailleurs sur le code de la famille, dont les associations de femmes algériennes réclament l'abolition, Ait Ahmed n'a pas mâché ses mots, l'estimant "indigne de l'Algérie, car il consacre la toute puissance de l'homme et détruit la famille".

Si les autorités sont jusqu'à là restées muettes sur le retour d'un des leaders algériens les plus respectés - son arrivée n'a pas été précédée d'aucune négociation avec le pouvoir -, ces déclarations ne manqueront pas d'avoir un large écho. Au moment où Ait Ahmed concluait sa conférence de presse en affirmant que "le problème de la femme est un test pour la démocratisation en Algérie", des milliers de personnes - dont une majorité de femmes- manifestaient pour la seconde fois en moins d'un mois contre l'intolérance à Alger.

Ce que la presse algérienne qualifie de "presse des intégristes" a en effet conduit à l'annulation de deux concerts que devait donner la chanteuse portugaise Linda de Suza à Alger, jeudi et vendredi. La popularité de celle-ci dans les cités populaires, bastions des intégristes, agace-t-elle ces derniers? Titrant à son propos "Une sioniste en terre d'Algérie", le bimensuel du Front islamique du Salut (FIS). El-Mounqid (le sauveur), s'interrogeait sur "l'opportunité" d'un tel spectacle "dans le contexte actuel de crise économique et de crise du logement." Mais l'hebdomadaire Algérie Actualité ne se privait pas de mettre les pieds dans le plat en publiant un article intitulé "Linda, reprends ta valise", illustré par une caricature :"Revenez quand vous serez en hidjab" (foulard islamique)...

Ces pressions ont été dénoncées lors de la manifestation qui a eu lieu hier matin devant le siège de l'Assemblée nationale à l'appel du RAIS (Rassemblement des artistes, intellectuels et scientifiques), des associations de défense des droits des femmes et de plusieurs organisations professionnelles, dont celle des avocats..

Protestant contre "le silence et la complaisance des pouvoirs publics" et réclamant la constitution d'un "front national contre la violence et l'intolérance", les manifestantes scandaient des slogans tels "à bas l'intégrisme", "non à l'obscurantisme", "non au fascisme", "hommes et femmes pour construire le pays". Hommes et femmes s'en sont pris aux "prêches du vendredi" (jour de prière) "qui martèlent que les femmes de ce pays sont responsables de tous les maux : baisse du niveau de l'enseignement, crise des valeurs, chômage...".

Pendant ce temps, la ville de Sour El-Ghozlane, à 150 kilomètres au sud d'Alger, a été le théâtre de violents affrontements entre les forces de l'ordre et la population, qui exigeait la libération de neuf personnes, arrêtées la vielle pour avoir réclamé une distribution rapide de logements sociaux.

José Garcon
Libération 15 Décembre


Le retour au pays de M.Ait Ahmed : "la démocratie, c’est votre affaire à vous"

 L'Algérie vient de franchir un pas supplémentaire vers la démocratie. Elle a accueilli vendredi matin 15 décembre, M. Hocine Ait Ahmed, l'un des chefs historiques de la Révolution algérienne, de retour après vingt-trois ans d'exil. Les Algériens sont venus nombreux, du fin fond de la Kabylie, sa région natale, mais aussi du reste du pays, lui souhaiter la bienvenue.

Des banderoles affirmaient la présence de délégations d'Annaba, à l'extrême est du pays, et de Maghnia, sur les frontières marocaines. Les abords de l'aéroport étaient impraticables. Les bretelles d'accès aux autoroutes avoisinantes étaient engorgées et l'aérogare prise d'assaut.

Dans une incroyable bousculade, M Ait Ahmed, le fondateur du Front des Forces Socialistes (FFS), un parti maintenant reconnu et officiellement agréé‚ par le pouvoir, a réservé son émotion à la presse algérienne. "Mon sentiment est un sentiment de joie et de bonheur. J'ai quitté mon pays après m'être enfui de prison au printemps 1966. C'était un réel déchirement. Mais celui que je ressens aujourd'hui est plus grand encore parce que je me demande, à l'âge de soixante-trois ans, qu'est-ce que je peux faire?", a confié l'ancien responsable de l'organisation secrète en 1947, l'OS, chargée d'entraîner les cadres de la révolution algérienne et de se procurer des armes. M. Ait Ahmed a répondu à la question qu'il posait: "Essayer d'apporter une contribution de sagesse, une certaine expérience, mais d'abord, et avant tout, renforcer la paix civile en posant les problèmes d'une manière claire et nette."

Pressé par les responsables locaux du FFS, celui qui fut arrêté, dans l'avion intercepté en plein ciel par l'armée française, le 22 octobre 1958, en compagnie de Ben Bella, Boudiaf, Khider et Lacheraf, gagnait une tribune improvisée et s'adressait, en arabe, à plus de quinze mille personnes. Une large banderole souhaitait "bienvenue au combattant de la liberté et de la démocratie". Un burnous blanc posé sur les épaules, M. Ait Ahmed remerciait avec émotion la foule en délire. Des grappes de jeunes tendaient le cou pour apercevoir celui qui vivait déjà en exil avant leur naissance. "Je ne m'attendais pas à cet accueil", nous confiait-il, estimant que cette manifestation de chaleur s'adressait surtout à la fidélité que j'ai toujours eu pour la démocratie et les droits de l'homme".

Les femmes sont nombreuses

Rendez-vous était ensuite pris pour 15 heures, salle Harcha. Ce temple omnisports algérois est comble. Au moins quinze mille personnes sont serrées sur les gradins et le plancher. Au dessus de la tribune, une banderole en trois langues (arabe, berbère et français) proclame : "FFS : fidélité, fraternité, solidarité." De l'autre côté de la salle sur une large bande de tissu blanc, tracés maladroitement à la peinture verte, ces quelques mots :" A tout seigneur, tout honneur".

De temps à autre, une esquisse d'Internationale en arabe déchire l'air...

De la foule survoltée jaillit soudain un cri, rebondissant comme un écho :"Imazighen, imazighen" (l'homme libre en berbère). Debout, frappant dans leurs mains, des milliers d'algériens acclament M.Ait Ahmed, ils sont pour la plupart d'extraction modeste. Leur mise les trahit. Mais ils sont aussi des militants. Des militants d'un parti populaire. Les femmes sont nombreuses. Et ce n'est pas coutume en Algérie.

Balayant lentement l'assistance de ses yeux embués par l'émotion, M.Ait-Ahmed trouve d'emblée le ton juste et les mots simples. En arabe d'abord, en amazighe ensuite, en français enfin, ce parfait polyglotte, dans un discours programme ponctué de "youyous", reconnaît que "les crises ont commencé dès 1962. Je ne nie pas avoir une part de responsabilité. Je dis que je suis prêt à participer à tous les débats car nous n'avons pas le droit de mentir à nos jeunes".

 L'islam doit apporter un plus a la démocratie  

"Nous avons salué de tout cœur les réformes gouvernementales et je tiens à saluer les efforts déployés pour l'élaboration de nouveaux textes constitutionnels", dit-il encore, soutenu par une assistance inconditionnelle, avant d'ajouter : " Je suis pour tout ce qui tend vers la démocratie, mais la démocratie, c'est votre affaire à vous!".

 Tous les problèmes de l'heure sont abordés. L'islam? " C'est la religion de tous les musulmans. Nous devons veiller à ce que la politique n'exploite pas la religion. Nous demandons à l'islam d'apporter un plus à la démocratie, pas un moins." L'école et les langues? " je refuse que la langue soit assimilée à l'obscurantisme. J'ai toujours engagé mes amis politiques à apprendre l'arabe. J'engage mes compatriotes arabophones à apprendre l'amazighe (le berbère)."

 Quant au français, "c'est une langue que nous connaissons. C'est un acquis que nous devons défendre".

 "Je prends votre accueil comme un engagement de votre part à ne pas rester les bras croisés, à vous battre et à ne plus exercer la violence les uns envers les autres", a-t-il conclu dans un tonnerre d'applaudissements. La radio et la télévision algériennes ont accordé une place importante au retour de "l'enfant prodige", même si la une des journaux a été ravie par le congrès du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), qui s'est en effet ouvert à l'heure où M.Ait Ahmed remettait pied sur le sol algérien.

Frédéric FRITSCHER
Le Monde, 17/18 décembre 1989