Hocine AïT-AHMED
Pour la commémoration du 15ème anniversaire de l’assassinat de Ali-André MECILI
Quinze ans déjà... Et nous
sommes là une fois encore pour te dire combien tu nous manques. Est-il besoin
de te dire que, comme chaque année, j’aurais voulu être là, avec tous ceux qui
t’ont aimé. Avec tous ceux qui sont là parce qu’ils te connaissent, sans avoir
jamais eu le bonheur de te rencontrer.
Tu
le sais bien : mon absence obligée n’est qu’apparence : tu ne m’as jamais
quitté, depuis ce jour de 1963 où tu es entré dans le minuscule bureau que
j’occupais à l’Assemblée. Nous ne nous sommes jamais quittés, dans la
difficulté, dans le bonheur, dans les rires comme dans les larmes.
Tu
avais déjà ta dérision malicieuse et quelquefois cette lassitude au coin des
yeux, ces sourires de gentillesse comme des lumières, ces fous rires. Ton
envie, ta fougue, ta détermination à t’investir dans la construction de notre
pays, à revendiquer, déjà, « toutes les libertés », ne cachaient pas ton autre « toi »
: un artiste, une âme de bohémien qui a
nourri ses combats dans le rêve.
D’où
t’es venue cette musique intérieure qui imprègne jusqu'à ta démarche politique
qui a toujours refusé dogme et sectarisme, préférant toujours le dialogue et
faisant confiance à ton pouvoir de conviction. Elle t’est peut-être venue d’une
nostalgie : celle des berceuses de ton enfance, des mélodies amazigh et
du chaabi.
Politique
jusqu’au bout des ongles, artiste de toute son âme.
Tu
es deux, tu es unique : Ali et son double André.
L’un
est l’autre, l’autre est l’un.
Symbole
déjà -- j’ai envie de dire « précurseur » -- de cette double et triple culture qui fait,
elle aussi, la richesse d'un pays et qui marque aujourd'hui notre immigration.
Tu as assumé naturellement ces identités plurielles, sans vouloir les
réconcilier et sans en chercher une quelconque et inutile synthèse.
Ces
identités t’ont poussé à nouer, sans cesse, d'autres maillons dans l’universel .Tous ceux dont tu n'as cessé de
soutenir les causes , Palestiniens , Kurdes , Arméniens , Amér-indiens , ont
enrichi le poète que tu es de leurs sonorités, de leurs rythmes....
Est-ce
seulement un hasard? Cette nouvelle commémoration de ta mort survient au moment
où, par centaines de milliers, tes sœurs et tes frères, là bas, saisissent
toutes les occasions pour crier leur révolte, leur désespoir, qui sont aussi
une formidable envie de vivre.
Ce
cri est le même d’un bout à l’autre du pays. Comme si l'onde de choc, provoquée
par les tentatives de déstabilisation, de décomposition et la répression en
Kabylie, avait aujourd'hui de profonds échos dans les villes et les villages de
tout notre pays. La révolte d’un pays tout entier face à un régime qui ne sait
répondre que par la terreur et la manipulation , à une revendication simple
mais fondamentale : vivre dans la dignité.
Une
répression violente, contre tous ceux qui disent « non », prolonge
aujourd’hui les épreuves d'une guerre de dix ans dont on ne voit pas la fin.
Elle révèle au monde le vrai visage de ceux qui ont transformé notre pays en
propriété privée, faisant main basse sur ses richesses et cherchant à briser
tous les ressorts de notre société.
Ton
exécution, comme celle de Abbane Ramdane, Khider, Krim Belkacem , Mohamed
Boudiaf, M'barek Mahiou, Lounès Matoub,
pour ne citer qu'eux, a été le révélateur de la nature et des pratiques
d'un régime qui tue quand il a peur. D'un régime qui a privé le peuple algérien
de son droit à l'autodétermination en éradiquant ses libertés d'expression,
d'organisation et de participation.
Ton
assassinat a été prémonitoire de cet octobre 88 qui généra tant d'espoir mais
qui fut aussi un octobre noir, comme l’anniversaire du Printemps 80 fut un
printemps noir.
Ta
mort a été annonciatrice de ce que notre pays connaît aujourd'hui sans devoir
jamais sortir de cet engrenage tragique : on cible d'abord un homme gênant,
trop gênant, toi, Ali. Un peuple tout entier devient ensuite un « ennemi »
qu’il faut soumettre coûte que coûte.
La
communauté internationale et la France n'ont rien dit quand tu a été abattu.
Elles se taisent aujourd'hui sur ce qu'il faut bien appeler des « crimes contre
l'humanité ».
Et
ce silence a valeur d’impunité, c’est à dire d’encouragement.
Pourtant,
les généraux ne gagneront pas la guerre qu'ils mènent contre notre peuple. Aujourd'hui,
les Algériens, de Tizi Ouzou à Kenchela, d'Alger à Annaba, de Chlef à Bejaïa et
Sétif, de Batna et Tebessa en descendant jusqu'à Illizi, n’ont plus peur.
Ils
retrouvent peu à peu cette combattivité qui leur a permis d'arracher, hier,
leur indépendance.
Tu
as été, Ali, un visionnaire. Tes textes
sont là pour rappeler que tu avais prévu les conséquences du pouvoir absolu et
de l'impunité. Comment oublier que tu avais poussé la porte de mon bureau à
l’Assemblée, précisemment pour me « mettre en garde » contre ce que
tu appelais « le monstre qui va dévorer notre pays » après l’avoir
approché de près au cours de ton passage au Malg ? C’est ce monstre qui t’a
rattrapé.
Ton
intelligence, ta lucidité et ta loyauté manquent à la révolte qui gronde dans
notre pays. Tu manques à la direction de notre parti.
Tu
manques à ces adolescents magnifiques que sont devenus Léa et Yalane grâce à
l’amour, à l’intelligence et à l’attention de chaque minute qu’Annie, ta femme,
« notre » Annie si précieuse, a su, seule, leur donner pour qu’ils
aient la force de vivre sans toi. Mais avec toi.
Tu
me manques, à moi, terriblement.
Mais
tu restes un exemple pour notre jeunesse à qui il appartient aujourd'hui de
concrétiser enfin les promesses du 1er novembre : en finir avec l'exclusion et
l'injustice. Un exemple pour toutes celles et tous ceux qui, jamais, ne
baisseront les bras.
C’est
pour cela que nous sommes tous avec toi aujourd’hui.
7
avril 2002