Assistance au peuple en danger

L'ancien "chef historique" de la guerre de libération  noue une alliance avec Ben Bella. Objectif: rénovation démocratique.

C'est une chaude fin d'année politique que connaît l'Algérie. Le congrès extraordinaire du FLN, qui s'est ouvert mardi a été précédé des procès d'une septantaine d'opposants, sympathisants benbéllistes ou partisans de l'évolution démocratique du régime, au nombre d'une cinquantaine avaient été arrêtés il y a deux ans dans les Aurés. Les seconds, parmi lesquels figurent les animateurs du mouvement culturel berbère sont les fondateurs de la jeune Ligue algérienne des droits de l'homme et d'un comité des "enfants de chouhada", fils de martyrs de la révolution qui contestation  de l'héritage de leurs pères par un pouvoir autoritaire.

 Le congrès du parti unique doit entériner une nouvelle version de "Charte nationale", sorte de constitution dont la première rédaction remonte à 1976. Pour préparer cette révision la censure depuis la fin de l'été avait était desserré de quelques crans, et les Algériens avaient pu faire connaître leur doléance dans les colonnes de la presse officielle. Ce fut une belle volée de bois vert pour dénoncer la dérive bureaucratique du régime, avec son cortège de privilèges, de corruptions et dysfonctionnements dans tous les domaines.

 Cette contestation intérieure sous contrôle a été relayée, à l'extérieur, par deux chefs historiques de la révolution algérienne: Ahmed Ben Bella et Hocine Ait-Ahmed, naguère adversaires politiques ont annoncé la semaine dernière leur rapprochement et présente dans la capitale britannique une proclamation qui demande l'instauration d'une démocratie pluraliste en Algérie. Lançant ce nouvel "appel de Londres", les deux dirigeants en exil ont affirmé que le silence d'aujourd'hui les rendrait coupables de "non-assistance à un peuple en danger".

- Comment Hocine Ait-Ahmed justifie-t-il l’alarmisme de ce propos?

- On a présenté notre proclamation comme une déclaration de guerre. C'est au contraire à mes yeux une déclaration de paix civile. Nous sommes très inquiets de ce qui se passe en Algérie. Depuis cinq mois, la Kabylie est en effervescence et la situation y a pris un tour "polonais". Des étudiants, des paysans, des travailleurs y ont manifesté‚ de manière organisée. Le dispositif militaire a été renforcé par l'envoi de compagnies nationales de sécurité. C'est un miracle qu'il n'y ait pas encore eu de violence. Il s'agit d'un développement du mouvement qui est né en 1980 pour demander la reconnaissance officielle de la langue berbère.

-   L'effervescence est-elle limitée à la Kabylie ?

- L'Algérie est un pays à deux vitesses, loin de moi cependant l'idée d'en faire un problème ethnies ou de race, il y a chez nous des blonds et même des gens de type asiatique ! Mais il est un fait que le kabyle, parce que sa population est beaucoup plus dense, concentrée en grosses agglomérations a des réactions plus vives. La tradition de la djemaa, qui ressemble un peu à votre lands gemeinde ( on n'y accepte pas non plus les femmes ! ) fait que les Kabyles ont l'habitude de controverse du débat public. Dans le reste du pays, l'habitat est beaucoup plus dispersé, peu propice aux rassemblement populaire. Mais il est gros lui aussi de mécontentement. La vie est chère, les biens de première nécessité font régulièrement défaut. Dans certaines régions on ne trouve plus de semoule et de farine depuis deux mois. Dans le même temps, les gens savent pertinemment que l'armée et les couches privilégiées du régime ont leurs propres canaux d'approvisionnement, et que la plupart des biens importés leur sont réservés. La chute des revenus pétroliers n'a pas entamé ces avantages-là, par contre, elle a conduit à l'abandon de programmes de construction de logements et à l'accroissement du chômage. Le grand danger c'est que ce mécontentement populaire n'a aucune voix pour se faire entendre, sinon à terme par la violence et la revanche sociale.

   - Avant le congrès du FLN, la presse algérienne a pourtant été pleine des échos de ce mécontentement....

   - C'est une mystification. C'est ce que j'appelle la "récréation du micro". Un pouvoir qui affronte une crise de légitimité met pour un temps en sourdine sa langue de bois et soulève le couvercle pour créer une illusion de démocratie. En fait, la nouvelle Charte nationale sera rédigée par un comité dominé par l'armée. Le peuple n'a aucune influence sur les mécanismes de la décision. Après le congrès, on refermera le robinet.

  La démocratie passe par le pluralisme, la liberté d'association, d'information. C'est le sens de notre appel. Tout le reste n'est que propagande.

    - Les procès qui viennent d'avoir lieu n'ont-ils pas débouché sur des jugements finalement plus cléments que prévu: un ou trois ans de réclusion, alors qu'on parlait de peines bien plus lourdes?

    - Un an en prison parce qu'on a crée une association pour la défense des droits de l'homme, c'est déjà scandaleux! Cependant, il est sans doute vrai que l'émotion soulevée a l'extérieur a obligé le pouvoir à reculer un peu, il a renoncé à faire passer la création de la Ligue pour un complot contre la sécurité de l'état. Mais pour l'essentiel, les procès montrent que les promesses d'ouverture qu'a pu faire le président Chadli ne sont que des leurres. Il y a divorce entre l'état et la nation, entre une bureaucratie qui tourne à vide et une population privée d'expression politique.

   - Votre toute nouvelle alliance avec Ben Bella est surprenante. Car il y a eu un fossé entre vous....

   - Nous avons eu des divergences sur les institutions à donner à l'Algérie indépendante. Mais demeure cette plate-forme affective commune: nous avons milité ensemble, et recherchés puis emprisonnés ensemble. Ce que nous proposons maintenant aux algériens, ce n'est pas une équipe de rechange, ni une nouvelle structure politique décidée par deux ou quelques hommes. Nous proposons une rénovation démocratique réalisée pacifiquement. Comme en Espagne, dont l'exemple montre que l'acceptation du pluralisme politique et linguistique ne nuit pas à l'unité du pays.

   - Mais Ben Bella, par exemple a des sympathies pour l'intégrisme et l'Iran. Vous n'en êtes pas là...

   - Nous avons des sensibilités différentes, mais je suis un musulman: ma maison est une zaouia ou on entend chaque jour des prières. J'ai la conviction, il est vrai, que l'islam progresse en se libérant des théologiens. J'ai toujours redouté qu'au nom de la foi ou de la révolution, ou de l'histoire, un homme ou un groupe d'hommes installent un despotisme.

    - Vous proposez le pluralisme démocratique pour l'Algérie, mais vous ne dites rien du reste, de l'économie...

    - Le monopole politique entraîne un monopole sur l'économie et la constitution d'une classe d'affairistes voraces à l'abri de toute critique. Une planification générale est sans doute nécessaire, mais il faut libérer l'initiative individuelle et collective. D'abord au bénéfice des paysans algériens qui ont gagné la guerre mais qui ont perdu la paix. Ma conviction, c'est que le développement d'un pays passe par le développement des citoyens: ça ne peut être l'affaire d'une bureaucratie.

    -  L'exil contrait à l'impuissance. Voulez-vous, pouvez-vous rentrer en Algérie?

    - Lors de l'accession au pouvoir de Chadli Benjedid, j'avais espéré que le nouveau président sache se libérer du lourd héritage qu'il recevait. J'ai mis une sourdine à mon activité politique. Et à la fin de l'an passé, j'étais décidé à rentrer, à condition que l'amnistie qu'on me promettait soit étendue aux autres exilés et que les victimes de violences en Kabylie soient réhabilitées. La présidence a accepté ces deux conditions, mais me demandait en échange de renoncer à mon action politique en Algérie. Exigence humiliante! Aujourd'hui, après les procès, on en est revenu à une situation de blocage total et dangereux.          

(Propos recueillis par Alain Campiotti)
l'Hebdo 24/12/1985