Il
y a six ans en exil en Europe, le chef du Front des Forces Socialistes
réfléchissait à la situation politique et sociale et aux perspectives
d'évolution de son pays, relevant tous les signes d'une crise de civilisation.
Sur l'islamisme, sur les pièges et l'alibi de l'arabisation, sur le sort des
femmes, sur le rôle de la sécurité militaire et l'assassinat de Krim
Belkacem...ce texte inédit éclaire l'actualité.
"
Les prémices de la crise "
Le face-à-face algérien, gros de tout les
périls, entre l'armée et les islamistes se joue en présence d'un troisième
acteur dont on aurait tort de sous-estimer la capacité contraignante : Hocine
Ait Ahmed. A 65 ans, l'ancien "chef historique" de la Révolution tire
sa force d'une conviction fondamentale - il est le seul, ou peut s'en défaut, à
jouer vraiment le jeu de la démocratie. Avec vingt-cinq sièges, son Front des
Forces Socialistes a devancé le FLN aux élections de 26 décembre 1991. Mieux
cette formation essentiellement kabyle a rassemblé le 2 janvier dans les rues
d'Alger plusieurs centaines de milliers de personnes autour de mots d'ordre
tout simples :liberté individuelle, liberté collective, droits de la femme.
Surtout, ce chef de conviction a eu le
courage, face aux démocrates au souffle court, d'accepter le verdict du
suffrage universel jusque dans ses conséquences à priori inacceptables pour un
homme tel que lui : la victoire des islamistes. L'armée n'a pas permis que
cette expérience qu'il appelait, amer, de ses vœux, afin que son échec
prévisible ait une vertu pédagogique, puisse se dérouler. Certains diront que
Hocine Ait Ahmed n'est pas un grand politique, encore moins un politicien. Ils
auront peut-être raison, car la constance n'est pas toujours en ce domaine
vertu.
Constance, maître mot. Il y a six ans, en
1985, dans des entretiens inédits qui devaient servir de base à un livre, Ait
Ahmed, alors exilé, avait confié à Hamid Barrada des propos passionnants d'une
singulière actualité. Sur l'islamisme, l'arabisation, la sécurité militaire,
l'assassinat de Krim Belkacem, "Si Hocine" s'était exprimé sans
retenue. Avec une limpidité dont l'Algérie aurait bien besoin en ces temps de
confusion.
François Soudan
Par Hocine Ait Ahmed (propos recueillis
par Hamid Barrada)
- Comment expliquez-vous la mésentente
profonde entre Algériens et Libyens?
- C'est d'affinités profondes qu'il faudrait
parler. De part et d'autre, cette sobriété mâtinée de gentillesse qui marque
les tempéraments. Ne serait-ce que pour ces considérations, les meilleures
relations auraient dû prévaloir entre les deux pays, y compris sur le plan
politique. Ce n'est pas le cas. Plusieurs raisons semblent à l'origine de cette
mésentente que je relève comme vous - en la déplorant. En premier lieu, la
progression à l'envahissement, chez notre ami Kaddafi, n'est pas pour susciter
l'enthousiasme dans notre pays où, à juste titre, on est très regardant sur
tout ce qui touche à la souveraineté. Il convient en second lieu de faire la
part de la rivalité entre deux systèmes politiques qui, pour différents qu'ils
soient, ont en commun des ambitions régionales, continentales, voire
planétaires. On assiste donc à l'affrontement inévitable entre deux hégémonies,
pour ne pas dire deux mégalomanies.
- Que pensez-vous personnellement de
Kaddafi?
- Pas beaucoup de bien. Je ne l'ai jamais
rencontré, mais, de loin, j'ai du mal à admettre ses jugements à
l'emporte-pièce, ses "solutions définitives" comme il dit, sur
l'organisation des pouvoirs, de l'économie, de la vie internationale, etc. Je
ne crois pas qu'on puisse régler les problèmes qui se posent à nos nations et à
nos états à coups de slogans et d'abstractions. Et puis je n'accepte absolument
pas le traitement qu'il inflige aux droits de l'homme chez lui et ailleurs.
Kaddafi est un habile et parfois dangereux manipulateur des foules et des
médias, de tels personnages ne suscitent en moi que réserve et inquiétude. Vous
savez, contrairement à ce qu'on croit le "frère colonel" n'invente
rien : "le combat du destin " auquel il convie les Arabes avec feu et
flammes se disait voilà un demi-siècle "Il combatti del destino"...
- Donc Kaddafi, Mussolini, même combat...
- Le Tiers Monde pas seulement ses produits
manufacturés en ignorant le processus de leur fabrication, : comme Monsieur
Jourdain, les uns font du stalinisme sans le savoir et les autres, du
fascisme...
- Et Khomeiny?
- Autant je respecte et admire sa longue et
exemplaire résistance à la tyrannie du Chah, autant je réprouve et condamne son
système de gouvernement. Je n'accepte nulle part que les droits de l'homme
soient bafoués. Qu'il s'agisse ici d'une révolution ne constitue pas des
circonstances atténuantes à de tels crimes. Si les Iraniens se sont révoltés
contre une dictature, c'était pour avoir le droit de goûter aux bienfaits de la
démocratie.
Mon rejet catégorique de Khomeiny et du
Khomeinisme procède en outre de mon opposition résolue à toute exploitation de
la religion par les pouvoirs politiques. Au cours d'une conférence que j'ai
donnée récemment dans une université parisienne et qui portait sur le thème
"Engagement politique et islam", on m’a posé cette question :
"Êtes-vous laïc?" Je n'ai pas esquivé. Bien que la laïcité soit une
notion impropre à l’islam, puisque celui-ci ignore, en principe, l'existence
d'un clergé, je préconise la séparation du spirituel du temporel, ne serait-ce
qu'à titre préventif, je peux dire pour empêcher l'émergence toujours menaçante
d'un clergé à l'abri du pouvoir politique. La laïcité ne constitue pas pour
nous un faux débat. Il suffit pour s'en rendre compte de voir ce qui se passe
en Iran, en Égypte, au Soudan, au Pakistan, sans parler de l'Algérie. L'islam
enseigne, et c'est sa grandeur, que la foi est une question de conscience
personnelle, une affaire qui récuse les intermédiaires précisément parce qu'ils
deviennent vite des imposteurs et des charlatans. "Point de contrainte en
religion", dit-il le Coran. Dès lors que s'en mêle un appareil, fut-il
animé des meilleurs intentions, on peut être certain qu'il fera le lit,
délibérément ou non, d'un système policier.
- Comment réagissez-vous à la montée de
l'intégrisme dans le monde?
- Je m'en inquiète et je tente d'en déceler
les raisons. La première cause me paraît être d'ordre économique. On s'est
lancé au nom de l'efficacité, mettent l'accent sur l'économisme sans âme et
négligeant les besoins fondamentaux de l'homme. Il s'agit littéralement
d'économies inhumaines, puisqu'elles ont pour finalité, quand elles réussissent
de transformer les hommes de chair et de sang en appareils de production, en
robots. Les valeurs traditionnelles de solidarité et de dignité se trouvent
détruites sans qu'aucune référence morale ne vienne les remplacer. La loi
économique s'assimile à la loi de la jungle.
Les frustrations, les traumatismes, les
aliénations qui en résultent sont visibles à l’œil nu : dans les bidonvilles où
dans les cités sinistres sont presque multitudes anonymes arrachées à leurs
terres où elles gardaient, malgré la pauvreté, visage humain. L'Iran (sous le Chah,
mais autant que je sache rien n'a changé à cet égard), le Nigeria, l'Indonésie
et dans une moindre mesure, l'Algérie fournissent des modèles du genre. Ce
n'est pas un hasard si ces pays, par ailleurs si divers, ont en commun le
pétrole qui se révèle être, au fil des années, une prime à la paresse et une
malédiction du ciel. Si de plus ces politiques échouent sur leur propre
terrain, le développement économique, on assiste à une exacerbation des
frustrations. Et c'est alors que l'intégrisme pousse comme une mauvaise herbe.
Une autre cause à trait à l'organisation de
la cité, à la politique. La monopolisation, la confiscation par le pouvoir de
la chose publique, avec la suppression des libertés individuelles et
collectives le contrôle pointilleux de toutes les manifestations de la vie
sociale qui en résultent immanquablement, font que l'expression se réfugie dans
la religion. On va à la mosquée, comme on ouvre une fenêtre pour ne pas
étouffer. La mosquée tient lieu de parlement, de salle de réunion, de maison de
culture...C'est le lieu géométrique de toutes les frustrations chauffées à
blanc et des énergies inexprimées.
Il y a encore autre chose qu'à ma
connaissance on n'a jamais noté : si les gens ont tendance aujourd'hui à
exalter la religion et l'intégrisme, redécouvrant l'islam, c'est simplement
qu'ils ont le sentiment de vivre dans la Jahiliya, l'époque anti-islamique
c'est à dire littéralement dans un monde sans foi ni loi. Pour ne prendre qu'un
seul exemple : qu'est-ce que le culte de la personnalité, sinon la résurrection
des idoles (asnam) que les Prophète avait détruites? Dès lors, il n'est pas
étonnant que tous ceux qui s'insurgent contre ce désordre établi, cette Fitna,
croient trouver le salut dans les institutions des premiers temps de l'Islam. Pour
sortir des ténèbres de la Jahiliya, ils s'accrochent désespérément aux faibles
lueurs de la Charia.
-
Décidément, l'intégrisme fait des ravages en Algérie : après la conversion de
Ben Bella, voici celle de Hocine Ait-Ahmed!
- Je n'ai pas besoin de me convertir comme
Don Quichotte cognant sa tête contre les hautes murailles de l'église! Je suis
musulman, mais je n'ai rien à faire avec l'intégrisme. L'islam est une affaire
trop sérieuse pour la confier aux islamistes!
- L'islam n'appartient pas aux
intégristes, et tenter de comprendre un phénomène qui domine nos sociétés, qui
s'empare des cœurs de nos frères et sœurs n'est pas le justifier et encore
moins y adhérer. Pour tout dire, je pense que les intégristes posent de vrais
problèmes ou plus exactement les illustrent, mais qu'ils sont incapables d'y
apporter la moindre solution qui soit conforme au siècle où nous sommes. Il est
hautement significatif que l'islam iranien manifestait une efficacité
redoutable dans l'opposition et fait preuve, une fois au pouvoir, d'une
efficacité tout aussi redoutable.
- Quelle est, à votre avis, la part de
calcul dans l'islamisme d'un Ben Bella? Est-ce que, d'une manière générale,
l'investissement dans un tel "créneau" est rentable?
- Ce que je peux vous dire c'est que
l'intérêt de Si Ahmed pour la religion ne date pas d'aujourd'hui. Déjà à la
veille de l'indépendance, au printemps 1962, il avait élaboré avec Mohamed
Khider et Rabah Bitat un "rapport d'orientation" qui mettait en
exergue la dimension islamique de la Révolution algérienne et préconisait à
l'envoi de "missionnaire" en Afrique noire!
Comme
il l'explique lui-même volontiers, sa foi l'a aidé à surmonter l'épreuve
extrêmement cruelle de l'enfermement, qui a duré quatorze ans. Cela dit, il est
vraisemblable que les préoccupations religieuses de Si Ahmed n'ont pas été
insensibles, depuis la Révolution iranienne, à l'air du temps. Voilà pour la
sincérité.
Pour le succès de la démarche, c'est une
autre histoire. Il ne fait pas de toute forme‚ la vie politique en un immense
no man's land ou un bien vacant, comme on voudra, se trouve particulièrement
perméable au discours intégriste. Et partant, qu'un homme comme Ahmed Ben
Bella, qui a une envergure historique, accroît, en y sacrifiant, ses chances
d'influence. Faut-il toutefois rappeler que le premier président de la
République algérienne avait déjà noué des alliances qui finalement, ne lui ont
point profit? En fin de compte, la vraie question est de savoir si Ben Bella,
quelque soit son degré de sincérité, ne se livre pas de nouveau, à un jeu de
dupes. Ne joue-t-il pas en se jetant tête baissée dans l'intégrisme, à qui
gagne perd?..
- Paris vaut bien une messe...
_ Écoutez-moi. Et je ne crois pas cultiver
un complexe d'échec. "Gagner" ne m'intéresse pas en soi! Ce qui
m'intéresse, c'est que les quelques idées de liberté, d'indépendance, de
démocratie pour lesquelles je lutte depuis quarante ans, passent un tant soit
peu dans les faits, c'est à dire que l'Algérie offre à ses enfants une société
où il fait bon vivre.
- Le débat avec l'intégrisme ne porte-il
pas, en dernière analyse, sur le statut, ou plutôt le sort des femmes?
- Qui dit femme, dit famille, dit société,
et la femme, partout et toujours, constitue en quelque sorte la clé de voûte de
toute vie en société. L'intégrisme, qui propose d'organiser, de régenter la vie
des individus sous tous ces aspects, et qu'est de fait une idéologie
totalitaire, tombe inévitablement sur les femmes. Le débat se corse d'autant
plus que pour les mentalités
archaïques, la femme représente la tentation par excellence, l'incarnation du
diable. L'homme si faible s'il en est, risque à tout moment d'y succomber. Il
convient donc de multiplier les mesures pour assurer sa protection lointaine ou
rapprochée. Cela va de la mutilation au tchador en passant par la lapidation.
Je suis désolé, mais la théologie n'a rien à voir avec de telles préoccupations
pitoyables. Nous sommes en pleine psychanalyse!
- Les intégristes sont des névrosés et des
psychopathes...
- Freud
nous enseigne que nous sommes tous névrosés, mais certains sont
assurément plus névrosés que d'autres! Sérieusement, je m'interroge sur la
santé mentale de ceux qui, dés qu'ils voient une femme brandissent le fouet! Il
ne faut pas confondre le marquis de
Sade et le Prophète Mohammed! La cruauté est répréhensible au regard de
la morale la plus élémentaire, à fortiori au regards d'une religion céleste.
- L'album de dessin de Kaci, Bas les
voiles!, il a été interdit à la diffusion en Algérie...
- Sous un régime policier, tout est
subversif même l'humour. Il faut dire que ces dessins, qui portent davantage
que les meilleurs discours, tombent à point nommé. Le code de la famille qui,
depuis deux ans avait suscité une vive contreverse a été finalement adopté pour
consacrer l'inégalité entre l'homme et le la femme. L'arsenal dont dispose le
mâle reste intact : répudiation, suprématie, maritale, polygamie...En 1962 je
m'étais déjà levé contre la polygamie devant l'Assemblée constituante. Quelle
ne soit pas encore abrogée aujourd'hui en dit long sur l'évolution des mœurs en
Algérie! Il est quand même réconfortant de constater que les Algériennes ne se
laissent pas faire. Elles ont réussi, dans un premier temps, à bloquer le vote
de la loi et elles ne laissent pas le bras maintenant qu'elle est adoptée. Le
code de la famille a donné lieu à un bouillonnement qui n'est pas prêt à
s'apaiser. Pour qui connaît l'Algérie des profondeurs, il ne serait pas
étonnant que le redressement, l'espérance, le salut viennent des femmes. En
tout cas, il est remarquable que la combativité des femmes jure avec la
passivité des hommes, comme pendant certains épisodes de la guerre de
libération...
- Après les femmes, les Kabyles : où
sont-ils? Comment sont-ils traités?
- Au risque de vous surprendre, je dirai
qu'il n'y a pas de problème kabyle en Algérie, aujourd'hui comme hier. Dans la
mesure exacte où la Kabylie a toujours été à l'avant-garde de la lutte de
libération, qui ne s'est pas achevée avec l'indépendance. Non seulement il n'y
a jamais eu de séparatisme kabyle, mais il y a jamais eu de revendication
particulière à cette région...
- Séparatisme ou pas, les Kabyles
revendiquent le droit de parler leur langue et de l'étudier.
- Certes, au même titre que les autres populations
berbèrophones, tout comme celles des Aurés ou du Mzab. Nous considérons que la
langue berbère est une des composantes de la personnalité algérienne et qu'elle
devrait bénéficier des mêmes chances de développement que l'arabe. Nous
demandons qu'elle soit étudiée à l'école, qu'elle soit utilisée par
l'administration et dans les différents services, bref qu'elle soit reconnue
comme langue officielle. Nous ne pensons pas pour autant qu'il existe un
nationalisme berbère ou kabyle, et l'Algérie, demeure pour nous, il faut le
dire avec force, une et indivisible. Elle a tout à gagner en intégrant ses deux
composantes linguistiques et culturelles : arabe et berbère.
Je tiens à souligner qu'au lendemain de
l'indépendance je me suis délibérément abstenu de formuler en ces termes nos
revendications. Je mettais l'accent sur la démocratie et des libertés publiques
qui impliquent la liberté linguistique. Cette prudence se justifiait à
l'époque. Je ne voulais pas prêter le flanc aux inévitables accusations de régionalisme,
qui ponctuent l'histoire du nationalisme algérien. Cette prudence peut-être
excessive n'a pas porté ses fruits, puisque les trois pouvoirs qui se sont
succédés en Algérie ont distinctement nié et la démocratie et les droits
culturels. Ils sentaient plus ou moins confusément que la reconnaissance de
l'une entraînait celle des autres.
De son côté la nouvelle génération en Kabylie
ignore et c'est sa force, les subtilités de ses aînés. Ce qu'on a appelé le
Printemps kabyle, qui a explosé en 1980, posait avec rigueur et font
unanimement la question du pluralisme démocratique et linguistique. Vous vous
souvenez de ce qui a déclenché le mouvement de protestation : l'interdiction à
Tizi-Ouzou, d'une conférence de l'écrivain Mouloud Mammeri sur la poésie berbère.
Il n'a pas fallu plus pour que les étudiants se mettent en grève, descendent
dans la rue, suscitent autour d'eux un vaste mouvement de solidarité.
L'intervention de la police qui a laché ses chiens, l'envoi en renfort d'unités
de l'armée ont provoqué une révolte généralisée. Les ouvriers des usines ont
débrayé, les populations des villages environnents ont convergé vers
Tizi-Ouzou.
Ce qui est remarquable, c'est qu'un mouvement
aussi ample et spontané n'a pas cédé aux provocations et n'a pas succombé à la
tentation de la violence. Il n'était pas excessif de la comparer au mouvement
Solidaire en Pologne. C'est la première fois, en tout cas depuis
l'indépendance, qu'un mouvement de cette envergure rassemble des intellectuels,
des ouvriers, des paysans, ayant des revendications précises. Le gouvernement a
dû composer. Les personnes arrêtées ont été relachées et l'engagement fut pris
par le ministère de l'Education de créer des départements d'enseignement du
berbère dans trois universités en dehors de la Kabylie.
Ces promesses ne furent pas tenues et,
depuis, les différents appareils de la police politique se sont démenés pour
reprendre en main la Kabylie. On a assisté à un régression, puisque les cours
déjà existants dans les Universités d'Alger et de Tizi-Ouzou ont été supprimés.
Il n'en demeure pas moins que le printemps kabyle a crée‚ un phénomène
irrépressible. En Kabylie même, on procède désormais à l'enseignement sauvage
de la culture berbère dans les lycées comme à l'université. Un journal qui porte
précisément le nom de Tafsut (printemps) est diffusé. On observe un
épanouissement sans précédent de l'activité culturelle et associative. En
dehors de la Kabylie, l'accusation infamante de séparatisme (alimentée
notamment en Oranie par la diffusion d'une carte de l'"état kabyle"
fabriquée par la S.M.) ne prend plus. Car chacun a pu se rendre compte, aux
quatre coins du pays, que les kabyles luttent aujourd'hui pour la démocratie
avec la même abnégation qu'ils luttaient hier pour l'indépendance.
- Sur la question linguistique précisément,
y a-t-il quelque progrès de Boumdiene à Chadli?
- Aucun changement, sinon que la même
politique totalitaire et réductrice a pris une allure plus agressive. Sur le
plan doctrinal, l'arabisation a été proclamée comme une "option
stratégique", c'est à dire qu'elle implique la disparition à terme du
berbère. Chadli a déclaré devant le congrès du FLN que nos ancêtres étaient
berbères et que l'histoire de l'Algérie n'a pas commencé avec l'arrivée des
Arabes. Mais ce qui importe, ce n'est pas de connaître nos origines ( on n'a
pas attendu que Monsieur Chadli nous édifie là dessus!) que de savoir quel sort
sera réservé à notre culture quotidienne. Sous ce régime comme sous le
précédent, la politique culturelle relève d'un certain darwinisme : les
Berbères sont perçus comme des Algéroides appelés à disparaître et qui ne
pourraient survivre que s'ils sont touchés par la grâce de l'arabisation
totale.
- Krim Belkacem, Mohamed Oulhadj, Mohammedi
Said ont disparu ou quitté la scène publique. Vous êtes le dernier des
Mohicans. Etre kabyle : est-ce un avantage ou un handicap?
- D'abord une anecdote savoureuse : après
mon arrestation sous Ben Bella en octobre 1964, je me trouvais entre les mains
de la S.M à Blida. Au bout de trois jours, j'ai demandé de la lecture. On m'a
apporté un seul et unique livre : Le dernier des Mohicans...Nos spécialistes de
la guerre psychologique étaient très fiers de cette trouvaille.
Handicap ou avantage, demandez-vous. Je vous
répond très franchement : ni l'un ni l'autre. Je suis kabyle comme j'aurais pu
être oranais ou canstantinois. Il n'en demeure pas moins que l'accusation de
régionalisme a davantage de chances de porter quand on la lance contre des
enfants de telle région plutôt que de telle autre. Il en résulte en contre
partie que l'esprit de solidarité se trouve peut-être plus développé parmi les
victimes de calomnies.
- Tient-on de l'appartenance régionale dans
l'organisation des pouvoirs : les Kabyles sont-ils correctement représentés à
cet égard?
- Dans ce domaine comme dans le reste nous
vivons sous l'empire des apparences. De même que nous sommes socialistes,
non-alignés, révolutionnaires, ni corruptibles et j'en passe, nous avons des
dirigeants issus de toutes les régions. En fait, c'est un clan qui gouverne
l'Algérie. Hier, sous Boumdiene, il se recrutait de préférence du côté d'Oujda
: aujourd'hui, du côté de Constantine, plus exactement de Lacalle, le douar
d'origine de Chadli Bendjedid. Autour du clan s'agglutinent les clients en
provenance des autres régions, au gré du bon plaisir et des alliances du
moment. Il existe des Beni-oui-oui du temps de l'Algérie française. Ce qu'il
convient de noter, c'est qu'il ne faut pas être autrement tant que les
dirigeants à l'échelon national, régional et local n'ont pas été choisis à
travers le seul mode qui vaille : des élections libres et démocratiques.
Concernant la participation des Kabyles dans
les institutions étatiques, un phénomène mérite d'être souligné : leur présence
pléthorique dans les appareils de répression. Kasdi Marbah (dont le vrai nom
est Abdellah Khalef) qui a été de l'indépendance à la disparition de Boumdiene,
le patron de la S.M n'est que le plus connu. On peut mentionner H'mida Ait
Mesbah, alias Rachid, chef du service opérationnel dans le même organisme,
également jusqu'en 1979. C'est lui qui a monté le "coup" qui a abouti
à l'assassinat de Krim Belkacem à Francfort (Allemagne) en 1969.
Le choix des Kabyles pour effectuer les sales
besognes ou il est bien entendu, à des considérations précises, non dépourvues
de machiavélisme. Qui mieux que les Kabyles, connaît la Kabylie, région réputée
chaude et intraitable? Ensuite, c'est de bonne guerre de confier aux enfants
d'un milieu déterminé le soin de contrôler et de réprimer leurs frères. Enfin,
il paraît judicieux de présenter les Kabyles devant le reste du pays sous les
traits les plus hideux. Nos Machiavels n'ont rien inventé à ce sujet. Les
autorités coloniales avaient déjà recours à des ficelles. Ailleurs, la sinistre
Savak s'ingéniait à jouer, avec le succès que l'on sait les Kurdes les uns
contre les autres, et simultanément à dresser l'opinion contre eux.
- A propos de Krim Belkacem, que sait-on
finalement sur les circonstances de son assassinat?
- Vous n'ignorez pas que c'est dans sa
chambre d'hotel à Francfort qu'il fut étranglé avec sa propre cravate. Il n'a
été découvert qu'après plus de vingt-quatre heures par le personnel de
l'établissement. A l'évidence, le forfait ne pouvait être perpétré que par un
familier de la victime. La police allemande a fait son travail, les tueurs lui
avaient facilité la tâche en abandonnant des documents compromettants dans une
serviette déposée à la consigne de l'aéroport. On a su ainsi qu'ils étaient au
nombre de trois dont le commandant H'mida Ait Mesbah.
Je peux révéler que le malheureux Krim était
tombé dans un guet-apens. La S.M avait mis au point un scénario de coup d'état
et lui avait proposé d'en prendre la tête. Pour les besoins de la cause, Ait
Mesbah, qui connaissait bien Krim du temps de la guerre, se disait passé à
l'opposition. Tout était fin prêt pour la prise du pouvoir. La proclamation
annonçant la chute du régime de Boumdiene était même enregistrée. Un
gouvernement était constitué : Krim, président de la République; Ait Mesbah à
l'Intérieur; Mouloud Kaouane personnage peu recommandable, recevait le
portefeuille de la Justice, la Défense revenait au colonel Mohammed Saled
Yahiaoui, qu'on avait omis de consulter...
C'est d'abord en France que le complot - le
vrai, l'assassinat de Krim- devait se dérouler. Il était question de faire
disparaître le corps dans une villa louée à cette occasion en Provence. J'ai
des raisons de penser que la police française en avait eu vent, Krim s'est vu
interdire de séjourner sur le territoire français sans autorisation préalable.
Les préparatifs du coup d'état se sont transposés ailleurs, et c'est ainsi que
le rendez-vous fatal eut lieu à Francfort.
- Comment expliquez-vous que Krim, qui
n'était pas né de la dernière pluie, se soit fait avoir de la sorte?
- Je m'interroge comme vous, d'autant qu'il était expressément
informé de la finalité réelle de la conspiration à laquelle il avait accepté de
participer. Il était très précisément affranchi sur le rôle confié à Ait
Mesbah. Là-dessus je n'ai aucun doute pour la bonne raison que c'est moi qui
l'ai mis en garde.
- Comment étiez-vous informé vous-mêmes?
- Vous comprendrez que je ne peux pas vous
dévoiler mes sources. En revanche, je peux vous dire que c'est par le
truchement d'un haut fonctionnaire suisse aujourd'hui à la retraite que je
m'étais empressé de communiquer à Krim Belkacem ce que je savais de l'attentat
qui se tramait contre lui et cela plusieurs semaines avant son exécution.
Pourquoi n'a-t-il pas tenu compte de ma mise
en garde? Probablement parce qu'il était sur de lui, mais au fond, Krim a été
victime de ses propres conceptions de l'action politique : il réduisait
celle-ci à la conspiration.
- Pourquoi Krim fut-il visé, et non Ait
Ahmed?
- Ne vous inquiétez pas : on ne m'avait
pas oublié! Environ un an avant que Krim soit "approché", j'ai eu
droit à la sollicitude des agents à la S.M.
déguisés comme il se doit en opposants purs et durs. Le piège dans
lequel est tombé Krim était exactement identique à celui qui m'avait été vendu.
A croire que la S.M. manque d'imagination...
Ait Mesbah, flanqué de deux compères, était
venu me voir en Suisse pour me proposer d'être la figure de prône du coup
d'état avant d'être le président de la République. Bien entendu, il avait
commencé par instruire le procès de Boumdienne et de son régime, il m'avait
longuement expliqué comment le mécontentement dans le pays et l'armée avait
atteint les limites de l'intolérable...Notez qu'il se dissimulait pas ses
fonctions au sein de la S.M. Mieux, c'est en tant que chef du service
opérationnel, disposant de ce fait d'une force de frappe décisive, qu'il
n'entreprenait. D'ailleurs, suprême habilité, il ne ma demandait rien, sinon de
donner mon sentiment à l'opération. En clair, il m'offrait le pouvoir sur un
plateau d'argent. J'ai décliné son offre en disant que j'étais par principe
hostile aux putschs.
- Et Ait Mesbah a abandonné la partie...
- Nullement. Il trouvait regrettable que je ne profite pas profit de sa présence
dans les hautes sphères de la S.M., présence qui n'allait pas être éternelle
:"On n'a pas confiance en moi et je risque d'être limogé à tout
moment." Il "comprenait" mon objection de principe et s'en
pressait de m'interroger sur une solution de rechange. Je me suis contenté
d'insister sur l'importance du travail d'organisation des masses à lui
appartenait d'opérer elles-mêmes les changements politiques souhaitables. Je
m'étais bien gardé de lui confier aucune tâche, en dépit de ses sollicitations,
mais en nous séparant il me déclara qu'il se tenait à la disposition du FFS.
- Savait-il que vous saviez?
- Il s'était au moins aperçu que sa
mission n'avait pas abouti pour le moment. J'avais pris soin, en le recevant,
de ne pas être seul et d'entrée de jeu, je lui avait récité un poème kabyle
composé par mon aïeul. En voici la traduction : Vous qui êtes en bonne compagnie! Le message n'avait pas besoin d'être décodé.
Mais notre barbouze ne s'est pas estimé vaincu pour autant. Il est revenu obstinément
à la charge, mais j'ai refusé tout aussi obstinément de le rencontrer. Il a
continué à m'envoyer, avec une notable assiduité, des rapports relatant ses
efforts pour élargir l'implantation du FFS. De guerre lasse, il a fini par
lâcher prise. Plus exactement par changer de cible. Toujours est-il que,
lorsque j'ai appris que le même individu avait pris langue avec Krim, j'ai
éprouvé aussitôt les pires appréhensions, lesquelles hélas, n'étaient pas
infondées. - Connaissez-vous tout aussi bien les tenants
et les aboutissants de l'assassinat de Khider, à Madrid en janvier 1967? - Parfaitement. Là encore, le crime est
signé. La police espagnole a fait également son boulot et comme la famille de
Mohammad Khider s'était constituer partie civile, le juge d'instruction était
parvenu à des conclusions accablantes pour le pouvoir algérien. C'est devant
son domicile, dans sa voiture, en présence de sa femme, que le malheureux
Khider a été criblé de balles. Le tueur a été promptement identifié : Youcef
Dakhmouche. Il appartient à la pègre et était téléguidé par les services
secrets algériens. Cette liaison, on ne cherchait même pas à la dissimuler,
puisque Dakhmouche était en rapport constant avec un certain Boukhalfa,
l'honorable correspondant de la S.M. à Madrid et attaché culturel à l’ambassade
de l'Algérie! - D'autant que l'on sache, Khider ne
complotait pas lui contre Boumdienne. Alors, pourquoi fut-il assassiné? - La première raison qui vient à l'esprit
est que Khider, contrôlant le fameux "trésor du FLN" (estimé à
environ quatre milliards de francs anciens) pouvait le mettre entre les mains
de l'opposition, ce qui n'était pas pour réjouir le pouvoir. Mais à l'examen,
cette motivation n'est pas convaincante. L'argent en question avait été placé à
la Banque commerciale arabe à Genève, et le gouvernement algérien le savait
parfaitement. Khider avait clairement manifesté, après l'accession de
Boumdienne au pouvoir, son intention de restituer cet argent. N'étant pas,
comme il disait, "un simple caissier", il était, ne l'oublions pas
secrétaire général et trésorier du FLN, il entendait que la restitution soit
monnayée, si je puis dire dans les pourparlers politiques qu'il souhaitait
avoir avec le nouveau pouvoir. A mon avis, la cause de l'exécution de Khider
doit être recherchée ailleurs. J'ai appris par la suite qu'il envisageait de
constituer un gouvernement en exil. Il avait consulté à cet effet Mohammed
Labjaoui et Krim Belkacem. Il ne s'en était pas ouvert à Mohammed Boudiaf ni à
moi-même. Mais la perspective d'un regroupement même partiel de l'opposition
pouvait être interprétée comme une menace sérieuse par un Boumdienne qui
n'était au pouvoir que depuis moins de deux ans et éprouvait impérieusement le
besoin de consolider son régime. De là à penser qu'il lui fallait éliminer
Khider... - Commet expliquez-vous que ces crimes
politiques signés n'aient pas donné lieu à des scandales? Pourquoi n'y a-t-il
pas eu d'affaire Khider ni d'affaire Krim comme il y eu l'affaire Ben Berka? - Que voulez-vous que je vous réponde,
sinon que Franco n'est pas De Gaulle, que le terrorisme d'état s'est exercé sur
les familles des victimes (celle de Krim n'a même pas porté plainte...) et
qu'enfin la capacité de négociation pour ne pas dire de corruption dont dispose
l'Algérie n'a pas été étrangère au classement des dossiers. - Mais la presse? - Elle n'est pas insensible, elle non plus,
à cette capacité de négociation, sans compter que, dès qu'il s'agit de
l'Algérie, vos chers confrères ont tendance à perdre toute curiosité! - Revenons, si vous le voulez bien, à la
question linguistique: quelle est votre position sur l'arabisation? Etes-vous
pour ou contre? - Il convient d'abord de se mettre d'accord
sur le sens des mots. Cette précaution s'impose d'autant plus que la confusion
dans les termes, ici plus ailleurs, reflète la confusion dans les esprits. Nous
devons redoubler de vigilance dans la mesure où les grandes questions qui
concernent la culture et la civilisation suscitent passions et mythes et
partant rendent aisée le tâche des charlatans et des démagogues. Si donc arabisation signifie que l'arabe est
la langue officielle, enseignée à l'école et utilisée dans l'administration, je
suis pour. A vrai dire je n'ai pas à être pour ou contre. Cela va de soi :
l'arabe est notre langue nationale comme l'Algérie est notre patrie. Mais si
arabisation veut dire adhésion au panaralisme de papa - version nasserienne ou
version baâtiste avec ses deux variantes syrienne et irakienne- ou au
panaralisme de fiston, c'est à dire de Kaddafi, non, vraiment merci! On glisse
subrepticement d'une question de culture et d'enseignement dans la solution ne
fait pas problème, à une question politique et idéologique qui charrie des
formes de pouvoir, lesquelles sont hautement contestables. A cause de ce glissement inavouable, la
question de l'école est bâclée en Algérie. On arabise pour arabiser, sans se
soucier des lancinants problèmes pédagogiques, sans se préoccuper des risques
très réels de régression culturelle. Ce faisant, on ne rend pas service à
l'arabe, langue et culture, qui, se trouve assimilée à l'absence d'esprit
critique, à l'archaïsme et, pour tout dire, à l'obscurantisme. Ayant négligé de
former des maîtres pour assurer à l'école un niveau honorable et pour l'arrimer
solidement à l'activité productrice, on fabrique à tour de bras de futurs
chômeurs et des intégristes en puissance. Je soutiens que l'arabisation mal
connue et mal exécutée - du
"travail arabe", c'est le cas de la dire!- constitue l'une des causes
de la montée de l'intégrisme en Algérie et, par voie de conséquence, l'un des
facteurs de déstabilisation et de déséquilibre de la société et de l'homme
algériens. Ayant, sans réflexion ni planification,
développé une armée de diplômés sans compétence précise, on n'a rien trouvé de
mieux pour conjurer les périls qu'elle représente que de la diriger vers
l'administration, dont les effectifs s'accroissent au rythme de son incapacité.
Il fait, avoir le courage de dire ici qu'il existe un danger propre à la langue
arabe, qui fait d'elle, si l'on n'y prend garde, un instrument de
mystification. Parce que notre langue a été coupée, des siècles durant, disons
depuis l'âge d'or de la civilisation arabe, depuis le temps des Avicenne,
Averroés et Maimonide, du développement des sciences, des techniques et de la
pensée rationnelle, elle s'est réfugiée dans la scolastique et les belles
lettres. Le résultat est que, si on impose l'arabe tel qu'il est, sans
s'assurer au préalable qu'il sera en harmonie avec les préoccupations de notre
temps, on va tout droit à la régression et à l'obscurantisme. Un imbécile qui déploie son imbécillité en
français ou en anglais reste ce qu'il est : un imbécile. En arabe, il est
transfiguré : il devient un beau parleur qu'on écoute, sinon un futur ministre!
Ce n'est pas seulement une boutade : vous savez comme moi que, sous Boumedienne
comme sous Chadli, des personnages dont l'incompétence est motivement
universelle ont fait carrière dans les sommets de l'état parce qu'ils
pouvaient, dans un pays déculturé et traumatisé, étaler leurs connaissances, au
demeurant rudimentaire, de l'arabe et épater les gogos. En outre, l'arabisation telle qu'elle est
appliquée aujourd'hui se veut antinomique de tout épanouissement de la culture
berbère. La langue nationale devrait, selon ses champions plus précieux d'ordre
de culture, marcher sur la cadavre berbère. L'arabisation censée nous restituer
notre personnalité et assurer notre développement harmonieux s'avère un moyen
supplémentaire d'appauvrissement et d'oppression. On tente de nous enfermer
dans un faux dilemme : les Kabyles, Mozabies et autres Chaouiyas sont sommés de
renoncer à la langue et à leur culture de leur ancêtres sous peine de se
marginaliser. Je regrette, mais nous pouvons parfaitement posséder la langue
arabe, vivre de plein-pied avec notre époque, sans nous couper de nos racines. - Comment avez-vous appris l'arabe vous? - A l'école coranique, puis au lycée comme
langue étrangère (!) au même titre que l'anglais. Par la suite, je me suis astreint
à développer mes maigres connaissances par l'étude et la lecture. S'il
m'arrivait de commettre des poèmes en berbères, je n'éprouvais aucune
difficulté à parler avec Nasser ou Salah Bitat. - Tout ce que vous dites est bien beau,
mais ne pensez-vous que l'introduction de l'arabe en tant que langue nationale
implique inévitablement un abandon du français comme des dialectes régionaux?
En adoptant vraiment pour l'arabe, on est condamné, au moins provisoirement et
jusqu'à ce qu'il occupe sa place, tout sa place, à négliger les autres langues
pour le moment dominantes? - L'arabe doit occuper sa place (de langue
nationale), mais rien que sa place, et pas toute le place. Je prétends que le
jacobinisme que sous-tend le raisonnement que vous prenez à votre compte n'est
pas une fatalité. Je vous signale qu'au royaume du jacobinisme, la France, est
en train de découvrir les vertus de la différence et de décentralisation.
Tandis que la France entreprend enfin sa propre décolonisation, nous nous
engageons nous sur la voie sans issue de l'état bonapartiste. La question linguistique n'est pas innocente.
De proche en proche, on débouche, en la soulevant, sur les choix cruciaux de
culture et de société. Il s'agit de savoir dans quel type de société on aura
affaire, quel genre d'homme et de femme on veut former. Tout se tient : ceux
qui imposent le parti unique imposent sur leur lancée, le chef unique, la
langue unique et les marchandises (de mauvaise qualité!) uniques. La grisaille
culturelle et l'uniformité linguistique rejoignent le conformisme politique et
la standardisation sociale. Alors que l'indépendance devait, sans l'esprit de
ceux qui ont lutté pour y parvenir, donner lieu à un "retour aux
sources" c'est à dire à des retrouvailles des Algériens avec leur culture
diverse et multiple, alors que nous devions prendre à pleines mains nos
réalités, toutes nos réalités sans rejet ni exclusive, alors que nous devions
défricher et déchiffrer, on assiste vingt ans après à une entreprise de
nivellement, de réduction, de massification qui ne s'explique que par la
volonté forcenée de tout contrôler. L'ennui, c'est qu'à vouloir tout contrôler on
ne contrôle plus rien, et il ne faut pas être grand chose pour voir que les
Algériens, comme les Polonais ou les Argentins, ne vont pas s'accommoder
longtemps de cette culture au rabais de parti unique -et de prisunic... 1985
Soyez le bienvenu!
Sans la volonté de Dieu,
Nous ne nous serions rencontrés.
Puisque vous avez le doigt sur la gâchette,
Prenez garde que le coup ne parte.
Je prie, je prie pour que nous soyons
épargnés
Et pour ceux qui nous tendent des pièges
Y tombent les premiers.