Sarkozy, Pécresse, la « réforme » du CNRS et le « vieux statut mité » des chercheurs français

 

La présidente du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) Catherine Bréchignac et le directeur général du centre Arnold Migus viennent d'adresser aux personnels une lettre datée du 17 mars relative aux conséquences à tirer de la «  feuille de route » de Valérie Pécresse, suite au discours de Nicolas Sarkozy à Orsay confirmé le 5 mars par un deuxième discours qualifiant l'actuel statut des chercheurs de « vieux statut mité ». La prompte réponse des instances du CNRS à la lettre pressante de leur ministre de tutelle ne semble augurer rien de bénéfique pour l'avenir de la recherche française. Non seulement le danger d'une délocalisation à grande échelle paraît bien réel, mais « ce qui restera en France » aura perdu l'essentiel de son contenu. Par la mise en cause de l'indépendance et de la stabilité d'emploi des scientifiques, c'est la transparence même de la recherche à l'égard des citoyens qui risque de disparaître avec la mise en extinction d'un ensemble de dispositions destinées, précisément, à protéger les chercheurs des pressions d'intérêts privés. Contrairement à ce que laissent entendre des discours officiels, le statut des chercheurs français ne paraît pas très « vieux » si on le compare, par exemple, à celui des membres du Conseil d'Etat et à ceux d'autres fonctions beaucoup mieux rémunérées que la recherche.

 

Le 5 mars 2008, à l'occassion des VIIe Edition des Entretiens annuels de l’ASMEP (Association des Moyennes Entreprises Patrimoniales), le Président de la République a déclaré à propos de la recherche française : 

«  J’ai vu que l’on m’accusait de vouloir modifier l’organisation de la recherche en France, c’est vrai, pas la peine d’insister, j’avoue tout de suite. Je veux rapprocher les universités de la recherche, je souhaite donner davantage de moyens aux chercheurs.

Je veux mettre un terme à cette bizarrerie qui consiste à ce que nos meilleurs chercheurs, les plus jeunes, soient débauchés par les autres parce qu’ils sont payés trois fois plus cher ailleurs. Et ce système invraisemblable, où un vieux statut mité fait que nos meilleurs chercheurs sont trop vieux pour chercher chez nous et assez jeunes pour être rémunérés à prix d’or chez les autres, si on pense qu’il n’y a rien à faire, c’est qu’on n’a pas la même vision de la recherche française.

Et j’étais très heureux d’ailleurs de voir qu’il y avait en tout et pour tout 200 personnes dans la rue hier. Et cela prouve que les chercheurs ont parfaitement compris qu’ils étaient pour nous une priorité, mais je l’ai dit aussi et je tiendrai : l’argent en plus et la réforme. Pas de réforme, pas d’argent public en plus. Ce sont les deux qui vont de pair, parce que je n’ai pas été élu pour fournir le tonneau des danaïdes : toujours plus d’argent, toujours moins de réformes. L’argent public et la réforme au service de l’efficacité. J’assume également parfaitement l’idée que chacun doit être évalué. Et qu’on doit des comptes aux Français ».

(fin de citation)

On peut s'étonner d'un tel vocabulaire, qui qualifie sans autre de « vieux statut mité » l'actuel statut des chercheurs des établissements publics français. Ce statut est régi par le  « Décret n°83-1260 du 30 décembre 1983 fixant les dispositions statutaires communes aux corps de fonctionnaires des établissements publics scientifiques et technologiques » qui n'est pas vraiment très ancien et a été modifié à plusieurs reprises. Il s'agit en réalité d'un texte plutôt récent dans l'ensemble de la fonction publique. Par exemple, si on le compare avec le statut des conseillers d'Etat régi par le Code de Justice Administrative (notamment les Titres II et III du Livre Ier de ce Code) et qui date, pour la plupart de ses articles, de 1945, 1953 et 1963. Entre 38 et 20 ans plus ancien que le statut des chercheurs de 1983. Une « donnée technique » parmi tant d'autres que le monde politique, où les avocats et les énarques sont relativement nombreux, peut difficilement ignorer.

Les conseillers d'Etat font partie des corps dont la nécessité d'indépendance est proclamée comme une exigence essentielle. Il y a lieu, de ce simple fait, de comparer leur statut avec celui des chercheurs, surtout dans ce début du XXI siècle où les découvertes scientifiques constituent un patrimoine citoyen essentiel et peuvent mettre en cause des intérêts qui ne s'accordent pas forcément avec l'intérêt général. Le chercheur est souvent, objectivement, juge de modes de fonctionnement de la société, de politiques, de comportements de groupes influents... Il peut donc être soumis à des pressions et à des ingérences. Ce problème se pose à présent de plus en plus ouvertement aux Etats-Unis. Mais on n'a guère entendu, depuis les années 1980, les différents gouvernements français proclamer la nécessité de l'indépendance des chercheurs.

Quant à la question de la retraite des chercheurs français évoquée par Nicolas Sarkozy, elle est sans rapport avec ce qui constitue l'essentiel de leur statut actuel. Il s'agit d'ailleurs d'une problématique qui n'est pas spécifique à la recherche ou à la fonction publique. Et si les personnels de la recherche n'ont pas été plus nombreux à manifester le 4 mars, plutôt que de laisser entendre qu'ils ne tiendraient pas à leur statut actuel, il paraît logique de penser qu'ils souhaiteraient pouvoir s'exprimer de manière plus indépendante que la voie qui leur était offerte. Mais les conséquences inquiétantes des discours présidentiels ne se font pas attendre au sein des établissements scientifiques.

 

C'est ainsi que le 17 mars, dans une lettre aux personnels du CNRS suite à la feuille de route pressante de la ministre de tutelle, la présidence et la direction générale de cet établissement public à caractère scientifique et technologique (EPST) écrivaient notamment :

« Il s'agit aussi d'accompagner de façon pertinente la mutation du paysage de la recherche de notre pays dans lequel les universités françaises sont appelées à jouer un rôle équivalent à celui des universités étrangères ».

Le « modèle » tacitement ou explicitement invoqué depuis quelques années par ceux qui ont réclamé une telle évolution est le fonctionnement dit « anglo-saxon » (pour les Etats-Unis et la Grande-Bretagne) dans lequel, à quelques domaines et grands équipements près, la recherche se trouve chapeautée par des universités privées. Peu importe que ce modèle traverse actuellement une crise profonde. Non seulement à cause des scandales liés à des résultats scientifiques falsifiés dans des pays suivant ce « modèle », mais également, comme évoqué plus haut et dans notre article du 7 mars, par les ingérences croissantes de ces intérêts privés dans le choix des recherches et dans la diffusion de leurs résultats.

L'évolution des structures de la recherche française vers la « rupture » actuelle a été préparée au cours des deux dernières décennies dans un contexte beaucoup plus consensuel qu'on ne pourrait le penser. Déjà en 1985, la « Loi 85-1376 du 23 décembre 1985 relative à la recherche et au développement technologique » comportait deux articles (8 et 9) aux termes desquels : i) « par dérogation aux principes énoncés à l'article 3 du titre Ier du statut général des fonctionnaires ou, le cas échéant, aux articles L. 122-1 à L. 122-3 du code du travail, peuvent être appelés à exercer temporairement par contrat leurs fonctions, à temps complet ou à temps partiel, dans les services de recherche des administrations, dans les établissements publics de recherche et dans les établissements d'enseignement supérieur... » (suit une relation des possibles candidats à ce type de contrats) ; ii) « les services de recherche des administrations et les établissements publics de recherche n'ayant pas le caractère industriel et commercial créent parmi leurs emplois budgétaires des postes de chercheurs associés... ». Vingt ans plus tard, on retrouve ces dispositions dans les textes en vigueur. Par exemple, dans l'article L431-1 du Code de la Recherche, ce qui met en évidence la continuité et la cohérence des grandes lignes de la politique invariablement suivie depuis 1985 environ par tous les gouvernements.

 

En somme, l'indépendance des chercheurs et la stabilité d'emploi qui constitue l'une de ses garanties essentielles se sont trouvés dans le colimateur depuis les années 1980.  Or, à cette époque, le statut des chercheurs était « tout frais ». Il ne s'agit donc pas d'un problème de « vieux statut mité », mais de tensions autour d'un ensemble de garanties d'indépendance des scientifiques qui dérangent les milieux influents. Y compris, ceux qui parlent de « sauver la recherche ».

 

En octobre 2004, dans une note intitulée « Les conseillers d'Etat et les juges administratifs se défendent mieux que les chercheurs », nous avions écrit :

(début de citation) 

« Au CIP (Comité d'Initiative et de Proposition), mais aussi aux Etats Généraux de la Recherche, on rentre de plus en plus dans la logique du caractère prétendument stimulant de la précarité, des "chefs jugés aux résultats", etc... Mais aujourd'hui dans le pays, d'autres secteurs de la fonction publique savent mieux se défendre.

Avec tout le respect dû à la magistrature et à la juridiction administrative, force est de constater que l'ancienne conseillère de Lionel Jospin et Conseillère d'Etat, Anne-Marie Leroy, dont nous avons déjà diffusé l'article paru dans Cadres CFDT: http://www.cadres-plus.net/bdd_fichiers/407-05.pdf , ou le président de la 4ème Sous-Section du Contentieux du Conseil d'Etat et ancien directeur du cabinet de Simone Veil, Jean-Ludovic Silicani, par leur action politique et technique deux personnalités "de pointe" dans la "libéralisation" de la fonction publique, font eux-mêmes partie d'un corps qui sait beaucoup mieux se défendre que les chercheurs.

Au moment où les hiérarchies de la recherche mettent de plus en plus ouvertement en cause l'indépendance des chercheurs et la stabilité de leur emploi, qu'on en appelle à plein de "jugements extérieurs" sur les chercheurs des établissements publics, etc... les Conseillers d'Etat et les juges administratifs ne se laissent pas faire.

Voir:

http://www.conseil-etat.fr/ce/tricou/index_tc_au01.shtml

"Les magistrats de l'ordre administratif bénéficient d'un statut particulier. Ils relèvent du statut général de la fonction publique ; toutefois, ils disposent de l'indépendance et de l'inamovibilité."

http://www.conseil-etat.fr/ce/organi/index_or_me02.shtml

" Les garanties d'indépendance

(...)

C’est finalement davantage de la pratique que viennent les garanties dont jouissent les membres du Conseil d’État.

Trois pratiques sont à cet égard aussi anciennes que décisives :

* tout d’abord, la gestion du Conseil d’État et de ses membres est assurée de façon interne, par le bureau du Conseil d’État, composé du Vice-Président, des six présidents de section et du secrétaire général du Conseil d’État, sans interférences extérieures ;

* ensuite, même si les textes ne garantissent pas l’inamovibilité des membres du Conseil, en pratique, cette garantie existe, sauf situation tout à fait exceptionnelle, comme en 1940-44 ;

* enfin, si l’avancement de grade se fait, en théorie, au choix, il obéit, dans la pratique, strictement à l’ancienneté, ce qui assure aux membres du Conseil d’État une grande indépendance, tant à l’égard des autorités politiques qu’à l’égard des autorités du Conseil d’État elles-mêmes. " »

[Fin de citation. Le lien avec l'article d'Anne-Marie Leroy a été actualisé. Au moment où ce communiqué a été rédigé, le conseiller d'Etat Jean-Ludovic Silicani et le maître des requêtes Frédéric Lenica venaient de remettre, quelques mois plus tôt (février 2004), à l'alors premier ministre Jean-Pierre Raffarin un rapport intitule: «  La rémunération au mérite des directeurs d'administration centrale : mobiliser les directeurs pour conduire le changement : rapport au Premier ministre », qui reste accessible sur le site de la Documentation Française. Jean-Ludovic Silicani est président de la 4ème Sous-Section du Contentieux du Conseil d'Etat qui juge notamment des litiges de la recherche et des universités, et membre du conseil d'Administration de la Fondation Bettencourt-Schueller qui finance une chaire au Collège de France. ]

Non seulement les magistrats membres du Conseil d'Etat bénéficient d'une totale stabilité d'emploi, mais ils sont de fait inamovibles et promus pour l'essentiel à l'ancienneté. Le pouvoir hiérarchique au sein du Conseil d'Etat est le moins présent possible. Telles sont les garanties affichées de leur indépendance et de leur apparence d'impartialité.

 

Le statut de 1983 des agents de la recherche publique française n'est donc pas « si mal ». Par rapport à celui des magistrats membres du Conseil d'Etat, il présente l'avantage citoyen de se prêter beaucoup moins à des risques potentiels de confusion d'intérêts comme celui apparu dans l'affaire jugée par l'arrêt SACILOR-LORMINES de la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) en novembre 2006. Une comparaison qui mérite d'être approfondie dans une note ultérieure. Disons d'emblée que les institutions françaises semblent avoir opposé une certaine résistance à des arrêts de la CEDH sanctionnant le fonctionnement de leur justice administrative. En même temps, elles ont travaillé de manière très conséquente à l'affaiblissement de l'indépendance des chercheurs scientifiques. Pour quelle raison, et en fonction de quels intérêts ?

 

 

Indépendance des Chercheurs 

http://www.oocities.org/indep_chercheurs

http://fr.blog.360.yahoo.com/indep_chercheurs

http://science21.blogs.courrierinternational.com