Louis Janover présente son livre, Victor Serge a écrit en 1939 S’il est minuit dans le siècle, qui est une plongée dans l’univers de la répression stalinienne ordinaire, ce qu’il appelle le Chaos, dont les idéologues au service du parti unique et leurs répondants étrangers niaient l’existence. 1939, c'est l’année de la signature du pacte germano-soviétique qui crée une situation d'asphyxie dont Breton disait dans les Entretiens qu’elle fait pour la première fois « passer dans la réalité l’atmosphère des fictions de Kafka ». Ce pacte marque en effet à sa manière le début de ce qui va devenir l’amnésie du siècle. Cette atmosphère pèse encore sur notre temps, mais le côté kafkaïen, c’est que l’on croit qu’elle a disparu.
L. J., Louis Janover introduit sa réponse à la question de savoir S’il est encore minuit dans le siècle. Y a-t-il une vie des idées révolutionnaires après Mai 68 ? À en juger par le déferlement commémoratif qui a accompagné l’anniversaire des Événements, il est permis d’en douter. Chaque nouveau livre semble une pierre destinée à sceller le tombeau de la Révolution, et la signification de la grève ouvrière torpillée par les syndicats disparaît sous l’amoncellement des pavés consacrés à la révolte étudiante. Publié dans cette conjoncture et sous cet éclairage, S’il est encore minuit dans le siècle, réflexion sur le passé et les perspectives révolutionnaires, risquait d’être perçu comme une note « ultra-gauche » dans la marche funèbre ou triomphale si bien orchestrée par l’intelligentsia. Seraient à coup sûr apparues des correspondances que nous n’avions ni prévues ni souhaitées, et, de plus, eussent nui à la compréhension de notre argument. le 5 juin 2008,
LOUIS JANOVER Que faire ? s’interrogeaient les révolutionnaires du XIXe siècle, qui croyaient encore voir éclore devant eux toutes les espérances. Que ne pas faire ? telle est la question que se posent aujourd’hui ceux qui sans renoncer à l’utopie du “grand soir” ont vu s’éteindre toutes les anciennes certitudes et toutes les promesses. Ainsi en a-t-il été des œuvres et des écrits qui jusqu’ici aiguillaient la révolte : « ismes » et avant-gardes ont désormais une place de choix dans la société qu’ils vouaient aux gémonies. Et ils nous invitent à entrer à notre tour dans le XXIe siècle par cette même porte basse.
Octobre 2009.
S’il est encore minuit dans le siècle,
qui paraît fin octobre 2009 aux éditions de La Nuit :
Ce titre a été choisi en hommage à Victor Serge et pour montrer comment ce siècle disparu est encore présent parmi nous. « Que faire
quand il est minuit dans le siècle ? », demande l’un des personnages du roman. Que faire quand il est encore minuit dans le siècle, c’est ce dont
il est question dans ces pages. La première chose est de comprendre le sens de cet adverbe « encore », de comprendre pourquoi et en quoi ce
passé que l’on croit à jamais révolu continue à faire pression sur les esprits.
Dès sa naissance, le stalinisme d’exportation, à l’usage de l’intelligentsia et des PC, a forgé son idéologie de deux manières : par
identification de la dictature du prolétariat à l’exercice du pouvoir par le parti unique en URSS ; par réduction de l’idée de communisme à la
réalisation de la modernisation et de la planification de l’économie par un appareil bureaucratique tentaculaire. Une œuvre qui n’a pu être
menée à bien que par l’éradication de tous les mouvements qui avaient historiquement défini le communisme comme une étape nouvelle de
l’émancipation humaine.
On peut considérer que la falsification actuelle reprend chacun de ces trois points en les adaptant à la nouvelle donne du capitalisme. Le
temps a suffisamment passé pour que l’on ait oublié que l’acte de naissance du « totalitarisme », le premier pas vers son hégémonie, a été la
destruction du mouvement ouvrier révolutionnaire et des idées qu’il portait. Dans la philosophie politique actuelle comme dans tous les Livres
noirs du communisme et les autres retours sur mémoire on ne veut voir en priorité que les aspects féroces de la répression, de la domination et
on passe plus facilement sur l’exploitation et sa logique. Mais dire que le stalinisme lui-même et ses méthodes de domination ont été des
moments d’un processus d'accumulation qui était destiné à mettre l’URSS au niveau des autres puissances européennes, et que cela explique sa
survie, de même que l’archaïsme de ses formes d’encadrement et d’accumulation explique son effondrement, voilà qui est rarement mis en
lumière. Cela relèverait d’un « économisme » qui n’est plus de saison. C’est pourtant cette remise en perspective qui rend cette histoire à notre
histoire et permet de comprendre pourquoi les intellectuels qui ont participé à cette entreprise après avoir été mis un moment sur la touche
ont tous repris du service. Lénine parlait des idiots utiles. Nous avons affaire à des repentis utiles !
La sortie de l’intelligentsia de l’univers du capitalisme d’État s’est faite en deux étapes : la première, qui a trouvé dans Mai 68 et la critique
des archaïsmes de la société française son point d'ancrage, est fondée sur le rejet de Marx et du marxisme. Une classe nouvelle, que j’appelle la
nouvelle petite bourgeoisie contestataire, est montée à l’assaut des pouvoirs, et Mai 81 a achevé l'intégration dans les structures productrices
de culture d’une pléiade de penseurs restés jusqu'alors en marge. Toute la lignée antitotalitaire a ainsi été portée au sommet de la renommée,
comme nous l’avons montré dès les années 1990 dans Les Dissidents du monde occidental, explicitement sous-titré : critique de l’idéologie
antitotalitaire, puis dans La Tête contre le mur. Essai sur l'idée anticommuniste au XXe siècle, qui date de 1998 et qui répond notamment à François Furet.
Tous les penseurs institutionnels actuels sont passés par cette école. La subversion a été son arme favorite pour faire exploser les cadres
rigides d’une pensée conforme restée sous l’emprise de l'Ordre moral et de l’idéologie du PC. L’intelligentsia s’est ainsi convertie à la culture
d’avant-garde, situationnistes, surréalistes et elle s’est libérée du marxisme tel qu'elle l’avait elle-même codifié. Ce qui lui a permis d’introduire
un élément de changement permanent sans avoir à remettre en cause le pouvoir, dit démocratique, qui tout au contraire a fait de ce non-conformisme le ressort de l’innovation.
La seconde sortie du capitalisme d’État a eu lieu au moment de la chute du mur et de l’URSS. Les intellectuels restés fidèles à l’URSS ont dû
rejoindre l’école des dissidents et se reconvertir en gardant certaines de leurs anciennes orientations. Mais alors que ce milieu était d’une
certaine manière déconsidéré par le rappel de ce passé, la situation de crise dans laquelle se trouve le capitalisme de marché les fait revenir au
premier plan. Les nostalgiques du capitalisme d’État et les théoriciens de la régulation ont repris du service, car certaines des recettes qui
avaient été bonnes pour planifier la production en URSS pouvaient être utiles en cas de rupture. Sans compter que les méthodes de manipulation dites totalitaires ne seraient pas de trop si une crise politique faisait naître des revendications révolutionnaires dangereuses. C’est
ainsi que l’on a vu réapparaître toute une pléiade de théoriciens nourris d’Althusser, de Mao, de Castro et d’autres sauveurs suprêmes.
Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est qu’à gauche comme à droite, les intellectuels partagent les mêmes préjugés et les mêmes présupposés.
Ils se réfèrent tous à une même idée d’Octobre, de la révolution prolétarienne, de Marx, du communisme, et tous se déchirent tout en
conservant les mêmes a priori dans ce domaine. Le passé de cette illusion est leur patrimoine commun.
C’est cette nouvelle configuration idéologique qui est mise en perspective dans cet ouvrage. On y examine la manière dont les vraies idées
subversives sont détournées aujourd’hui et réutilisées afin de rendre cette histoire inintelligible et de noyer dans la confusion des esprits toute
réflexion sur ce que peut être une critique radicale de la société, et de ce milieu tout spécialement. Le détournement de la critique du passé,
cette rétrocritique constitue le matériau de la feinte-dissidence, et elle est un des éléments clefs du « chaos » actuel.
Pas d’autre issue à cette situation que de retrouver la voie d’une pensée radicale de la critique, donc de remonter le cours de l’histoire
révolutionnaire pour séparer tout ce qui représente le courant subversif, la volonté de transformer les mœurs et la culture, des conditions qui
permettent de transformer les rapports sociaux de production et d’échange. Mai 68 représente à ce titre le point de confusion nodal où se
croisent et se mêlent inextricablement tous les fils de la grande illusion de notre temps. D’où la volonté de montrer qu’il existe aussi une
lecture de ces Événements qui aide à démêler ces fils et à retrouver l’autre sens de l’histoire, qui relève de l’utopie. Car revenir sur cette
période, c’est redécouvrir que le communisme et l’ultra-gauche sont la dimension centrale de cette histoire occultée, donc rétablir dans sa
vérité une histoire falsifiée, et c’est expliquer les raisons de ce refoulement.
On comprend pourquoi le sort réservé aux écrits de Maximilien Rubel est le révélateur de ce travail de censure, et pourquoi on accorde ici
une telle place à ses idées. L’ostracisme dont elles sont l'objet nous renseigne sur les questions qui échappent à la censure directe puisque tout
est fait pour que nul ne puisse même les concevoir et les poser.
11 octobre 2009
Par sa
Aussi avons-nous tenu, avec l’accord de l'éditeur, à inverser l’ordre de publication et de passer par le Musée des arts derniers avant de comprendre pourquoi Il est encore minuit dans le siècle.
Louis Janover.
Qui veut rester en dehors et ne rien céder à une mémoire truquée doit apprendre à mesurer la cause et les effets de cette confusion des valeurs. Il n’est d'autre voie pour retrouver le temps d’une critique qui se libère de l’heure programmée du siècle. align="justify">
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