Où sont passés les responsables du "Prestige" ? LE MONDE | 21.11.03 | 13h37
Un an après son naufrage, le pétrolier continue de souiller les côtes ibériques. Mais de coupable point, hormis le capitaine. Armateurs, assureurs, affréteurs, inspecteurs, banquiers se sont évaporés. Remontant la piste entre Londres, Panama, Genève et Athènes, notre envoyé spécial a exploré les arcanes de la navigation marchande, cet univers si secret.
Après six jours d'agonie dans l'Atlantique, épave livrée à la furie des éléments, le Prestige sombre, le 19 novembre 2002, à l'ouest des côtes ibériques. Dans les soutes du pétrolier, qui gît par 3 500 mètres de fond, il resterait, un an après, 15 000 tonnes de fioul gluant qui continuent à se déverser au gré des courants, souillant le littoral. Où sont les responsables ? Partout et nulle part. `
Construit au Japon en 1976, commandé par un Grec, armé d'un équipage philippin et roumain, affrété par une société russe domiciliée en Suisse, le tanker battait pavillon des Bahamas après avoir été immatriculé pendant vingt-six ans au Panama, bien qu'appartenant à une société libérienne propriété d'une famille grecque basée à Athènes. Le drame a été provoqué par des travaux de réparation effectués dans un chantier naval chinois qui ont été inspectés par le représentant aux Emirats arabes unis d'une société de classification texane.
Tel était le bien mal nommé Prestige, produit d'un embrouillamini abracadabrant et pourtant fort classique de la marine marchande, cet univers fermé et secret qui transporte 90 % du fret mondial. Armateurs, assureurs, pavillons, affréteurs pétroliers, bureaux de certification : cette chaîne de production cosmopolite à tiroirs, forme la plus aboutie de la mondialisation, est un monde à part, séduisant, mais inquiétant, qu'on découvre à chaque marée noire. A remonter la piste du Prestige se révèlent, à chaque étape, ses dysfonctionnements.
LONDRES, CAPITALE MONDIALE DE L'ASSURANCE Tous les chemins de la navigation maritime mènent à Londres - c'est pourquoi les professionnels l'appellent shipping. Phileas Fogg avait commencé son tour du monde en quatre-vingts jours au Reform Club. Le club choisi pour lancer notre quête est tout aussi glorieux : la nef de verre et d'acier du Lloyd's. Quoi de plus symbolique, en effet, que la première Bourse mondiale de l'assurance maritime ? Le marché a été fondé en 1689 dans un estaminet, près des docks, par le tavernier Edward Lloyd, qui, pour attirer capitaines, marchands et armateurs, eut l'idée d'afficher les départs et les arrivées de navires. Un groupe d'habitués de son coffee shop eut le génie par la suite de se partager les risques de navigation.
Depuis, les pratiques se sont compliquées, mais c'est toujours la Lloyd's List, le plus vieux quotidien britannique, fondé en 1734, qui répertorie dans les moindres détails les mouvements des navires. "Comme une anguille, le shipping ne se laisse pas saisir. Les professionnels se cachent derrière des montages financiers complexes. La loi du silence est de rigueur : ceux qui savent ne parlent pas." Julian Bray, directeur de la rédaction de cette bible de la mer, évoque un secteur gangrené par l'incurie généralisée. Bill Katesmark, souscripteur du Syndicat 2791 du Lloyd's, spécialisé notamment dans la couverture des gros pétroliers, est plus loquace.
"La prime à payer par l'armateur est rapidement conclue, à condition que le pétrolier ne soit pas trop vieux et que son pavillon soit propre. Le montant est fixé en fonction des caractéristiques techniques du navire, de son histoire, en particulier du nombre d'accidents. Pour certains voyages, comme la traversée du détroit des Moluques, infesté de pirates, je compte un petit supplément", explique ce grand gaillard. D'un gros dossier fatigué, il sort un slip, sorte de dépliant en carton portant une douzaine de signatures des différents assureurs qui se partagent une police.
Quand un tanker coule, la facture est lourde pour les assureurs. Chaque matin, les appariteurs en redingote rouge inscrivent avaries, accidents et naufrages au Loss Book (le "registre des pertes"), à la plume d'oie de Hongrie trempée dans une encre bleu foncé, selon une tradition tricentenaire. A l'évocation du Prestige, nos deux interlocuteurs dénoncent en particulier les sociétés de classification, chargées de vérifier l'état des navires. Payées par les armateurs ou les chantiers navals, ces sociétés sont accusées d'être laxistes dans l'évaluation des défaillances des cargos et trop coulantes dans l'homologation des travaux, par peur de perdre des clients.
"Cette maison a créé le commerce maritime. Nous avons une réputation et un nom à défendre. 80 % des accidents sont d'origine humaine, 20 % seulement sont dus aux erreurs de construction ou à la corrosion", se défend Alan Gavin, responsable du département des affaires maritimes du Lloyd's Register of Shipping (LRS), l'une des plus importantes et des plus anciennes sociétés d'inspection au monde. Il dresse la liste des contrôles exigés pour délivrer le certificat de navigabilité : inspection annuelle, contrôle en cale sèche tous les cinq ans pour vérifier l'état des parties essentielles, souvent invisibles, du bateau.
L'an dernier, la LRS a retiré le certificat à quelque cinq cents poubelles de la mer. Les rafiots ont été mis "hors classe", comme on dit dans le jargon, autrement dit interdits de navigation. Mais le réseau a des failles, et Gavin montre du doigt les dizaines de sociétés de classification sauvages montées par les pavillons de complaisance. L'expression s'applique aux nationalités fictives accordées aux navires de commerce par des Etats différents de celui de leur propriétaire. "C'est le cas, par exemple, du Panama."
Tilt ! Pendant un quart de siècle, le Prestige avait été enregistré dans cette petite république d'Amérique centrale avant de passer, dans un sillage de dollars, sous la bannière des Bahamas.
PANAMA, PREMIER PAVILLON DE COMPLAISANCE Au Panama, les armateurs en ont pour leur argent. Depuis la colline de l'observatoire, rien ne manque à la carte postale. La vue plongeante sur le canal, côté Pacifique, le vent violent qui fait frémir les palmes des grands cocotiers, les perroquets en couple. Une douzaine de navires au mouillage forment une file fantomatique, en attendant de pouvoir emprunter la célèbre voie d'eau pour gagner l'Atlantique. Un porte-conteneurs glisse lentement en direction du pont des Amériques.
La voie d'eau fait la réputation du petit pays d'Amérique centrale. Mais l'immatriculation de bateaux, avec 60 millions de dollars, rapporte des dividendes bien plus importants aux caisses de l'Etat que le célèbre canal. L'isthme compris entre la Colombie et le Costa Rica possède la première flotte marchande de la planète, représentant un bon quart du tonnage mondial.
Depuis sa création, en 1925, par des avocats américains pour contourner la prohibition de l'alcool, Panama sert de pavillon de complaisance. "Je suis désolé. Le dossier du Prestige a disparu après sa demande de radiation. Nos registres vous sont, bien sûr, ouverts", indique en baissant la tête, après un long silence, Luis Pérez Salamero, administrateur adjoint de l'Autoridad Maritima de Panama.
Assis dans un fauteuil de cuir éraflé sous un ventilateur paresseux, cet ancien capitaine de la marine marchande n'est guère convaincant. Depuis cette officine minable, située dans une ancienne école de l'armée américaine, cet anodin jeune homme contrôle l'immatriculation et l'état de plus de six mille navires marchands, la plus grosse flotte de la planète. "Notre pavillon est on ne peut plus honorable", déclare-t-il en ayant l'air de ne pas trop y croire lui-même. >P>Et de décliner les progrès qui ont été faits par Panama pour se libérer de sa sale réputation : moyenne d'âge de la flotte de quinze ans, inspection spéciale pour ceux de plus de vingt ans, amélioration de la sécurité et du droit des matelots... Néanmoins, pour les armateurs, essentiellement scandinaves, grecs et américains, qui choisissent ce pavillon, le premier attrait est le faible coût de l'immatriculation : 6 500 dollars pour un nouveau tanker, auquel il faut ajouter diverses petites taxes et une redevance annuelle calculée selon le tonnage.
Pour attirer le chaland, ce pays de 77 000 km2 et moins de deux millions d'habitants dispose d'un réseau tentaculaire de soixante-cinq représentations diplomatiques à l'étranger digne d'une superpuissance. Ces "consulats" facilitent également la délivrance de passeports de couleur rouge aux quelque 60 000 marins - essentiellement chinois, indiens et coréens - travaillant à bord des navires frappés du drapeau panaméen. Les bureaux de l'autorité maritime sont ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour tenir compte des différents fuseaux horaires.
Toutefois, Señor Salamero dit tout ignorer des propriétaires de navires. Ces derniers agissent par le truchement d'un intermédiaire, l'un des douze cabinets d'avocats spécialisés dans les affaires maritimes qui tiennent pignon sur rue à Panama City. Changement de décor. Tableaux de maîtres, bibliothèque remplie de traités juridiques richement reliés, salle de conférences dotée de tous les gadgets électroniques : chez Patton, Moreno & Asvat, on plonge dans l'univers feutré et cossu des grands cabinets juridiques internationaux.
"Dans ce métier, la rapidité d'exécution est la clé du succès. Un pétrolier coûte cher et doit être amorti sur de longues années. Soumis aux soucis de rentabilité, mes clients doivent bénéficier de procédures simples, flexibles, rapides, comme c'est le cas ici." Dans son anglais impeccable, l'avocat panaméen Brett Patton aime évoquer un proverbe local : "Un vaisseau en attente ne gagne pas de cargaison."
Curieux parcours pour un avocat international, Patton, comme la plupart de ses collègues, est diplômé en droit maritime de l'obscure Tulane University. Et pour cause : sise à La Nouvelle-Orléans, cette petite université est le seul endroit à proximité où l'on enseigne le code Napoléon, qui régit le registre panaméen ! Les méthodes de travail des maritime lawyers sont, toutefois, résolument anglo-saxonnes : pragmatisme, recours aux trusts et aux sociétés-coquilles, liens étroits avec les grands cabinets internationaux de Londres et de New York et facturation à l'heure des prestations.
Le cas du Prestige ne souligne-t-il pas la complaisance, au sens de laxisme, du pavillon panaméen ? Un sourire, un simple sourire, mais en lame de rasoir. Patton ne s'en cache pas, on ne fait pas des affaires avec des enfants de chœur. Mais pas question d'immatriculer des navires ne répondant pas aux normes internationales : "Je connais personnellement tous mes clients. Je veux pouvoir mettre un visage sur un nom après les premiers échanges. Je n'accepte pas n'importe qui. Il y va de la renommée du Panama."
Reste que le passé - les narcotrafiquants et le blanchiment d'argent sale - est loin d'être effacé. Ainsi, le Panama figure sur toutes les listes noires. Celle d'abord de la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF), fondée sur la manière dont sont traités les équipages, que ce soient les conditions sanitaires, les bas salaires ou la condition du bateau. Outre l'absence d'obligations sociales, la législation, en cas de faillite, privilégie, parmi les créanciers, les banques au détriment de l'équipage.
De plus, les pétroliers panaméens sont souvent immobilisés lors des contrôles effectués par les autorités portuaires, car ils ne répondent pas aux standards de sécurité imposés depuis 1982 par le mémorandum de Paris. Les inspecteurs des dix-neuf pays signataires disposent en effet d'une base de données commune où sont recensés les navires du monde entier, assortie d'un système de notation, échelonné de 0 à 50.
Autre point noir, le statut de société anonyme panaméenne autorise tous les abus. Pour quelques centaines de dollars, les avocats vous montent une coquille juridique qui assure la discrétion totale et l'absence de taxation sur les activités offshore. La loi panaméenne ne fait pas la distinction entre les sociétés spécialisées dans les activités maritimes et les autres.
On est là au cœur du problème du Panama, car les armateurs, une fois enregistrés, peuvent élire domicile hors du territoire et posséder des filiales partout dans le monde, ce qui brouille les pistes. L'anonymat du fondateur est préservé via son avocat, qui fait fonction d'agent local résident. Dans cette république bananière, les "lawyers" font la pluie et le beau temps. Ancien commissaire général de la police de la capitale, Ibrahim Asvat, l'associé de Brett Patton, est également propriétaire de l'un des principaux quotidiens de la capitale. >P> Patton est le cousin de l'administrateur du canal et d'un candidat à la présidence. La direction maritime est étroitement liée au pouvoir politique. Ces cabinets ne sont pas qu'un petit lobby local. Ils savent aussi faire entendre leur voix dans les instances maritimes internationales. Le Panama est ainsi le premier bailleur de fonds de l'Organisation maritime internationale, lui fournissant la moitié de son budget. D'ailleurs, le secrétaire général de cet organisme de l'ONU, le Canadien William O'Neill, siège au comité chargé de la modernisation du canal et de la construction de nouvelles écluses. Bel exemple de conflit d'intérêts.
A l'instar des paradis fiscaux, les pavillons de complaisance se développent tous azimuts. Places établies comme les Bahamas, le Liberia, Malte, ou nouveaux venus comme Belize, le Honduras ou la Bolivie, tous s'efforcent de tailler des croupières au Panama. Le Prestige en est le meilleur exemple. Les Bahamas auraient-elles fait des conditions plus avantageuses à l'armateur grec du tanker pour qu'il change de pavillon ? En réalité, nous dit-on, les étroites relations tissées entre les autorités de Nassau et les pétroliers russes seraient à l'origine du transfert du vieux pétrolier.
GENÈVE, PARADIS DES TRADERS A Genève, point d'ancrage des affaires énergétiques de l'ex-URSS, le silence est d'or. Inutile de consulter l'annuaire pour dénicher le téléphone de Crown Ressources. L'affréteur russe du Prestige a été revendu en catimini, deux mois après la catastrophe, par le groupe industrialo-financier russe Alpha. La filiale représentait le groupe pétrolier TNK, allié aujourd'hui au géant britannique BP.
A l'instar de Crown Resources, les sociétés de courtage d'hydrocarbures naissent et disparaissent sans laisser de traces, via des montages financiers sophistiqués dans des paradis fiscaux. Pas de plaque sur la façade, des bureaux anodins, des équipes légères composées d'une poignée de courtiers cloués devant leurs ordinateurs pour acheter et vendre des cargaisons d'or noir qui peuvent changer plusieurs fois de main au cours du transport : ils sont invisibles.
Malgré d'innombrables appels téléphoniques et la complicité des milieux pétroliers londoniens, leur porte nous est fermée. Les sociétés russes de négoce sont particulièrement actives dans le transport de produits pétroliers lourds, comme le fioul ou le goudron, souvent résidus des raffineries russes, destinés à être brûlés dans des centrales thermiques, principalement en Asie. Transporter le plus rapidement et le moins cher possible cette cargaison sans grande valeur : la devise des courtiers russes sans foi ni loi est simple. D'où le choix de bateaux poubelles, la réduction de la durée des escales, l'augmentation des cadences. Pour en savoir plus, essayons leurs banquiers.
Les traders, en effet, n'ont pas la surface financière nécessaire pour acheter les cargaisons, et affréter les navires. Ils sont donc contraints d'obtenir des prêts bancaires. Le métier de Jacques-Olivier Thomann, responsable mondial du financement du négoce de BNP Paribas (Suisse), consiste à financer le transport de matières premières sur toutes les mers du globe. "Nous offrons une solution à toutes les sociétés qui sont en possession de pétrole. Notre gage, c'est la cargaison", explique-t-il dans son bureau magnifique du quai des Bergues. La première banque française est le leader mondial de cette activité.
Pour le trader comme pour son banquier, la mise n'est pas exempte de risques. Malgré les grasses commissions, timorés ou amateurs s'abstenir. Deux petites banques suisses, la Banque cantonale de Genève et la Banque cantonale vaudoise, qui s'étaient imprudemment lancées dans cet univers impitoyable, se sont cassé les dents dans l'affaire du Prestige. Car la mer abrite mille dangers. Une tempête est capable de provoquer de graves dégâts financiers, tout comme les détournements ou la confiscation de cargaisons de pays producteurs comme l'ex-URSS ou certains pays d'Afrique de l'Ouest.
L'immobilisation d'un pétrolier peut coûter entre 50 000 et 80 000 dollars par jour. Entre l'ordre d'achat et la livraison, le cours du brut peut fluctuer. Sans parler des dangers de pollution marine lors d'opérations complexes, comme le mélange, dans les ports, de différentes qualités de pétrole. M. Thomann travaille sans jamais être sûr d'écarter le pire, la marée noire, dont les retombées peuvent être catastrophiques pour l'image de la banque.
Car, à l'inverse des traders cachés derrière une myriade de sociétés écrans, le banquier ne peut fuir ses responsabilités. C'est pourquoi l'itinéraire de la cargaison est sévèrement contrôlé par l'équipe shipping. BNP-Paribas impose également des règles d'affrètement strictes : pas de pétroliers vieux de plus de vingt ans, exemption des listes noires, escales dans des ports "sanctuarisés".
D'autres établissements sont bien moins regardants. Quelques semaines avant la catastrophe, Crown Resources ignorait tout du Prestige. En mai 2002, le trader avait simplement chargé son courtier, Stefan Giese, de la société londonienne Petriam, de lui trouver un bateau. En fonction du petit budget alloué par le client, il avait déniché un vieux tanker bon marché, 13 000 dollars la journée pour un voyage de deux mois entre Riga (Lettonie) et Singapour. Le propriétaire, la société libérienne Mare Shipping Inc., s'était frotté les mains. Il s'agissait d'une bonne affaire en ces temps de vaches maigres, de taux d'affrètement bas. Mare Shipping Inc. est contrôlée par les Coulouthros, famille d'armateurs domiciliée en Grèce, où nous emmène donc enfin notre enquête.
ATHÈNES, LE CLAN DES ARMATEURS Au Pirée, tout le monde descend ! "Mes clients n'ont rien à dire", insiste Stephen Askins, l'avocat de la famille Coulouthros. Courroucés par l'image qui a été donnée du clan d'armateurs, les propriétaires de feu le Prestige ont vendu leurs autres pétroliers à des "intérêts londoniens" - sans préciser de qui il s'agit - en début d'année. Ils ne possèdent plus qu'une poignée de minéraliers. Débarrassés des tankers poubelles, protégés des regards indiscrets par un holding, ces industriels de la mer peuvent cultiver une discrétion qui confine à l'effacement dans le quartier chic athénien de Maroussi.
M. Askins nous plante donc sur l'Akti Miaouli, ce quai interminable du Pirée, le long duquel sont concentrés des milliers de sociétés de transport maritime, des banquiers, des assureurs, des filiales de sociétés de classification et des cabinets d'avocats. Les affaires des armateurs grecs prospèrent, comme l'attestent les commandes records de nouveaux navires passées aux chantiers navals coréens, japonais et chinois. Les grandes familles - Vardinoyannis, Latsis, Stavros ou Goulandris - sont omniprésentes dans la vie politique et sociale de la Grèce. Le club de foot du Panathinaïkos et le quotidien le plus influent, Kathimerini, appartiennent à des armateurs.
Dans la vie mondaine et culturelle, ils sont sur toutes les listes des soirées de gala. La richissime et mystérieuse Fondation Onassis - qui possède sa propre flotte de tankers - donne de l'argent à toutes sortes d'institutions, musées, théâtres, hôpitaux, orphelinats. Appliquant la philosophie "pour vivre heureux, vivons cachés", leurs bureaux du Pirée ne paient pourtant pas de mine : meubles massifs en bois, ordinateurs de la première génération, posters jaunis et croûtes marines aux murs.
Coincé entre un taudis et une boîte de nuit à marins, le siège de l'Hellespont Steamship Corporation est typique de cette volonté de rester "modeste" et de cette phobie des frais généraux. Le PDG, Basil Papachristidis, âgé de 58 ans, est habillé comme un cadre moyen et roule en Peugeot 206. Pourtant, ce richissime Gréco-Canadien possède, entre autres navires, les quatre plus gros tankers au monde, des ULCC (ultra large crude carriers) à double coque, capables de transporter 450 000 tonnes de pétrole brut, longs comme trois stades de foot.
L'homme est avenant, les manières lisses et retenues. Mais ce détenteur d'une maîtrise de la Columbia University Business School, friand de graphiques, n'aime pas qu'on le prenne pour un "voyou des mers", selon la célèbre expression de Jacques Chirac (à propos du Prestige) :"Les armateurs consacrent toute leur énergie et leurs fonds propres à un métier sérieux. La réglementation ne me fait pas peur tant que l'on nous soumet au même régime que le secteur aérien.
Le problème, ce sont les bateaux sauvages, qui cassent les prix." Pour éviter les intermédiaires douteux, notre entrepreneur dispose à Manille de son propre bureau de recrutement de matelots. Le salaire de base est de 16 500 euros par an, soit trois fois ce que gagne un diplômé d'université aux Philippines, insiste-t-il. Son personnel navigant est de quatre cents personnes.
Mais pourquoi sa flotte bat-elle pavillon des îles Marshall, îlot perdu du Pacifique, protectorat des Etats-Unis ? "J'ai créé le registre. Lors de la première guerre du golfe, j'ai dû mettre mes navires sous protection de la marine de guerre américaine. Les îles Marshall convenaient parfaitement. Après le conflit, j'ai conservé ce pavillon par facilité." L'organisation de ce groupe familial privé est typique des méthodes du shipping : une société holding, deux sociétés de gestion (une pour la technique ; l'autre pour la finance) ; chaque navire est chapeauté par une société immatriculée off-shore.
Le pavillon d'un archipel confetti perdu dans le Pacifique et l'opacité des comptes ne rebutent pas les banquiers, qui se battent pour financer ses achats de supertankers. "Prêter à un gros armateur présente peu de risques. Le bateau est hypothéqué et il existe une filière bien organisée de revente en cas fort improbable de faillite", explique George Xiradakis, directeur de XRTC, filiale de l'ancien Lyonnais.
"Le shipping est une activité virile, férocement indépendante, égoïste, qui correspond parfaitement à notre mentalité." assure Alexander Gouliemos, professeur d'économie maritime à l'université du Pirée. Ce portrait type correspond exactement à Spyros Ramis. La barbe est absente, mais pour le reste, casquette visée sur la tête, ce vieux loup de mer, âgé de 74 ans, jouerait à merveille le capitaine Haddock.
A la fin des années 1960, avec quelques amis, il achète son premier tanker de seconde main, jaugeant 6 000 tonnes. Aujourd'hui, sa société, Rangers Marine, possède une flotte de six pétroliers monocoques vieux de plus de vingt ans qui se promènent entre le Proche-Orient et l'Amérique centrale. "J'ai créé cette entreprise en partant de rien. Dûment certifiés et assurés, mes navires sont en excellent état. Je n'ai pas d'épaves flottantes.
Au cours de ma carrière, je n'ai pas eu le moindre problème, à part une petite collision", dit cet ancien garde-côte, sur un ton qui n'accepte pas la contradiction. De quel accident s'agit-il ? Nous n'en saurons pas plus, mais une "petite collision" en mer entre pétroliers peut avoir d'épouvantables conséquences pour la flore et la faune.
Spyros Ramis se plaint de la volatilité des taux d'affrètement, des marges bénéficiaires qui fondent comme neige au soleil. Pour survivre, le "p'tit gars", comme il dit, est contraint de comprimer ses dépenses, en particulier les salaires de l'équipage. D'où l'emploi d'une main-d'œuvre bon marché, issue d'une bonne vingtaine de pays différents, essentiellement des Philippines et du sous-continent indien. Recrutés via des agences spécialisées, ces matelots sont corvéables à merci en vertu du pavillon de complaisance libérien.
Spyros manque s'étrangler avec sa bière matinale quand on le traite de "négrier" : "Bien sûr, je préférerais un équipage composé de Grecs, mais ils sont trop chers. Alors je prends des étrangers qui aiment la mer, mais qui sont bien formés", explique-t-il, l'œil soudain canaille, dans ce petit bureau-tanière offrant une vue imprenable sur le terminal des ferries. Spyros caresse distraitement Rex, son gros berger allemand qui attend impassible la fin des vitupérations de son maître sur l'interdiction prochaine des simples coques par l'Union européenne.
Quand la réglementation entrera en vigueur, en 2007, Rangers Marine se cantonnera aux pays du tiers-monde, évitant les ports européens, prévient l'armateur. Maigre consolation, la prochaine marée noire ne sera peut-être pas sur les côtes de Galice, mais sur les rives africaines. Marc Roche • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 22.11.03