Mackenzie King et le spiritisme
Ce fut toute une surprise pour le public canadien d'apprendre, après le décès de Mackenzie King en 1950, que l'homme qui avait servi à titre de premier ministre du Canada pendant 22 des 28 années précédentes s'était fortement intéressé au spiritisme pendant son mandat, et qu'il avait communiqué avec les esprits à maintes occasions. C'était un secret jusqu'alors bien gardé, un secret qui n'est connu en fait que de ses amis intimes et de certains membres de son équipe. Cette révélation a amené les Canadiens et les Canadiennes à se questionner sur le but de cette activité, sur son ampleur et sur son effet sur les politiques publiques de King. Bon nombre des réponses recherchées se trouvent dans son journal et d'autres documents officiels.
La croyance de King dans le spiritisme découle de son christianisme. Il était un fervent chrétien et un membre de longue date de l'église presbytérienne. Par sa foi, il croyait au ciel et à la vie après la mort. Lorsque quatre membres de sa famille décèdent à peu de temps d'intervalle, sa soeur Bella en 1915, son père en 1916, sa mère en 1917 et son frère Max en 1922, King puise du réconfort dans sa croyance qu'il les verrait à nouveau dans l'au-delà. Lorsque King visite son frère Max qui se meurt au Colorado, ils parlent de la vie après la mort. « J'ai parlé de l'amour qui transcende tout et de ma croyance dans la vie éternelle, [...] il a dit voir la mort comme la Grande Aventure que même le plus grand matérialiste se devait d'admettre qu'il y avait beaucoup plus que la simple connaissance et ce qui pourrait exister. Je lui ai dit que nous nous retrouverions [...] et il m'a répondu que je serais avec lui et qu'il serait avec moi pour toujours. » [Traduction] (Journal, 8 janvier 1922) King était convaincu que les défunts membres de sa famille continuaient d'exister et demeuraient avec lui en esprit, le guidant et l'encourageant. Cette croyance était tellement forte qu'il n'était pas difficile pour lui d'accepter la possibilité de communiquer avec eux.
Au début, Mackenzie King était sceptique au sujet du spiritisme. En 1902, il indique s'être départi d'un livre d'Arthur Chambers intitulé Our Life After Death après en avoir lu 30 pages. Il y sentait un blasphème. [Traduction] (Journal, 9 février 1902) Après quelques expériences avec des devins et médiums, il reste sur ses gardes, mais il continue de croire que les défunts demeurent près de lui. Il écrit : « Ma nature et ma raison se révoltent contre le spiritisme et autres pratiques de cet acabit, mais non contre les choses de l'esprit, croyance dans les conseils spirituels, par la voie des intuitions. Ce sont les manifestations physiques à l'égard desquelles je demeure prudent, par contre, en situation de prière et de dévotion, j'ai sollicité leur présence et ils me viennent de manière si indéniable que je ne peux pas ne pas les accepter avec foi et humilité, au moment où des conseils venant d'en Haut sont requis. Tout cela est d'une grande beauté et d'une grande solitude tout à la fois. » [Traduction]
(Journal, 30 octobre 1925) Après le décès en sept ans de quatre membres de sa famille très liée, King se retrouve aux prises avec la solitude. C'est en partie cette solitude qui le motive à s'adresser à ses défunts proches.
Dès 1896, King consulte une diseuse de bonne aventure à Toronto. Elle lui révèle « d'étranges vérités. » [Traduction] (Journal, 2 mai 1896) Elle lui prédit avec exactitude qu'il se rendrait à Chicago à l'automne. Elle lui dit qu'il préfère les filles intellectuelles et qu'il avait songé à entrer en religion. Elle prédit également qu'il vivrait vieux et qu'il mènerait une carrière fructueuse. King se prête à d'autres séances divinatoires informelles au fil des ans. À Calgary en 1920, il se fait lire les lignes de la main par une diseuse syrienne. Il conclut qu'elle était « tout à fait artificielle, mais quelque peu amusante. » [Traduction] (Journal, 13 octobre 1920) Pendant un séjour à Atlantic City en janvier 1925, il visite « un phrénologue, chiromancien et astrologue indien [...] lecture à trois dollars. » [Traduction] (Journal, 27 janvier 1925)
King commence à s'intéresser sérieusement aux arts divinatoires en mars 1925, lorsqu'il consulte Mme Rachel Bleaney de Kingston. Il devient fasciné lorsqu'il s'aperçoit qu'elle parvient à voir les esprits de sa mère et de son frère Max. En octobre de la même année, King se prête à une autre lecture avec Mme Bleaney et lui demande aussi d'interpréter un de ses rêves. Il est en plein milieu d'une campagne électorale, et lorsque sa prédiction qu'il obtiendrait justice après une lutte acharnée se concrétise, il s'en trouve très impressionné. En 1926, elle prédit avec exactitude la victoire électorale de King. Il continue de se livrer à des séances avec Mme Bleaney pendant quelques années, mais devient très déçu et quelque peu désillusionné lorsqu'il perd l'élection de 1930 après que la dame lui eut prédit que 1930 serait une bonne année pour une élection et qu'il en ressortirait à coup sûr vainqueur.
Après l'élection de 1930 toutefois, King ne délaisse ni la foi ni le spiritisme. Au contraire, grâce à des responsabilités publiques moindres pendant ses cinq années dans l'Opposition, il peut consacrer plus de temps à ce qu'il appelle une « recherche psychique. » En février 1932, il rencontre Mme Etta Wriedt de Detroit au manoir des Fulford à Brockville, où elle anime plusieurs séances. King est très satisfait lorsqu'il peut communiquer avec sa mère, son père, son grand-père, son frère et sa soeur, son vieil ami Bert Harper, et même sir Wilfrid Laurier.
Après d'autres séances à la maison Laurier et à Kingsmere en juin 1932, King devient absolument convaincu. Il écrit : « Il ne fait aucun doute que les personnes auxquelles je me suis adressé étaient celles qui me sont chères et d'autres que j'ai connues et qui sont décédées. C'était l'esprit des défunts. » [Traduction] (Journal, 30 juin 1932) Une chose que King a bien saisie et qui a été réitérée dans des messages provenant de sa mère était qu'il ne devait pas laisser trop de gens connaître l'existence des séances étant donné qu'ils ne comprendraient pas. Cependant, Mme Wriedt était une médium « à commande vocale directe » qui utilisait un petit instrument en forme de trompette repliée.
Après une séance, King écrit : « Dans bien des cas, les conversations étaient si fortes, si claires, etc. que j'en ai ressenti beaucoup d'embarras à l'endroit des serviteurs dans d'autres parties de la maison, puisqu'ils ont sûrement entendu ce qui se disait. » [Traduction] (Journal, 30 juin 1932) King s'est plus tard rendu à Detroit pour d'autres séances avec Mme Wriedt.
En 1933, King se fait initier à la pratique de la « typtologie » (langage des coups frappés), sans doute par l'archiviste fédéral Arthur Doughty. Au cours des prochaines années, King et son amie Joan Patteson passent beaucoup de temps en séance autour de la « petite table ». Nul besoin de l'aide d'un médium pour recevoir les messages durant ces séances. King et Mme Patteson parviennent à capter des messages d'une foule de gens disparus, y compris les parents de King, son grand-père, son frère et sa soeur, sir Wilfrid Laurier et la mère de Joan.
Le jour de l'anniversaire de son grand-père, King écrit : « C'est aujourd'hui l'anniversaire de naissance de grand-père Mackenzie (Dundee, 1795). Quel étonnement ce serait pour le monde contemporain si j'affirmais avoir parlé avec lui la nuit dernière et lui avoir souhaité bon anniversaire. C'est pourtant le cas, et c'est vrai aussi que mes gestes et paroles aujourd'hui ont été en grande partie le résultat de notre échange de la nuit dernière et de l'entretien avec Mme Mackenzie. » [Traduction] (Journal, 12 mars 1934) King se dit rassuré par les messages provenant de sir Wilfrid Laurier lui rappelant qu'il était sur la bonne voie.
Avant et après la Deuxième Guerre mondiale, King est en contact avec plusieurs médiums à Londres (Angleterre). Il visite la London Spiritualist Alliance (Alliance de spiritisme londonienne) à plusieurs reprises pendant des séjours en Angleterre et obtient les coordonnées de médiums par l'entremise de cette organisation. Plusieurs séances époustouflantes ressortent du volet spiritisme des documents de King. En octobre 1945, pendant des lectures avec Hester Dowden et une certaine Mme Sharplin, King demande conseil au sujet du cas d'espionnage russe au Canada (l'Affaire Gouzenko) alors que la situation est encore considérée comme un secret d'État. Heureusement, son frère Max et le défunt Franklin D.
Roosevelt lui rappellent de faire montre d'une extrême prudence. En 1947 et en 1948, King participe à des séances à Londres avec la médium Geraldine Cummins, qui reçoit des messages au moyen de l'« écriture automatique ». Bien que les séances et la petite table soient les méthodes préférées de King pour la réception des communications avec l'au-delà, il obtient des révélations d'autres sources. King est très superstitieux. Il aime lire les feuilles de thé et demande souvent à son majordome, MacLeod, de décrire ce qu'il voit dans la tasse. À un moment donné, King écrit : « Au déjeuner, lorsque j'ai regardé ma tasse de thé, j'ai vu très nettement un soldat en uniforme en position debout les jambes écartées comme au-dessus d'un espace ouvert avec des objets de chaque côté de lui, ce qui aurait pu être des corps d'hommes ou des amoncellements de terre. J'ai montré la tasse à MacLeod. Lui ai demandé ce qu'il y voyait. Il a affirmé sans que je ne dise quoi que ce soit : un soldat debout avec ses jambes écartées. Je lui ai dit que c'était probablement un rappel de la guerre en Afrique. » [Traduction] (Journal, 7 février 1941)
King prend en note les coïncidences dans sa vie. Il vérifie les aiguilles de l'horloge lorsque quelque chose d'important survient, et si les deux aiguilles se trouvent superposées, par exemple 10 h 55, ou l'une en face de l'autre ou encore à angle droit, cela signifie qu'une personne défunte veille sur lui. D'autres coïncidences mettent en jeu des pensées d'une personne ou d'un sujet, l'écoute d'un hymne préféré à l'improviste, ou la rencontre fortuite d'un ami ou d'un collègue.
King nourrit également de la superstition à l'endroit des chiffres. Les nombres 7 et 17 figurent parmi ses préférés. Lorsqu'il apprend le 7 mai 1945 que la guerre en Europe est terminée, il écrit : « Je croyais que le chiffre 7 était important [...]. Le 7e jour de mai est un excellent jour pour une nouvelle de la sorte. » [Traduction] (Journal, 7 mai 1945) King aime le chiffre 17 puisque son anniversaire est le 17 décembre. Lorsque son chien Pat meurt à l'âge de 17 ans, King note que Pat lui a été offert 17 ans auparavant par Joan et Godfroy Patteson : « Juillet 1924 – il a été fidèle à mes côtés pendant tout ce temps, ce chiffre est à la fois le sien et le mien. » [Traduction] (Journal, 13 juillet 1941)
Pour King, les rêves ou les « visions » sont un autre mode de communication avec l'au-delà. Il tente de se souvenir de ses rêves et les consigne afin de pouvoir les interpréter. Le dernier journal de la décennie 1940 contient des comptes rendus de ses rêves presque tous les jours. À ce moment-là, King est d'avis que les rêves sont le moyen le plus fiable de contacter le monde des esprits. Il n'y a aucun intermédiaire et aucune distorsion des messages par ce qu'il qualifie d'influences maléfiques.
En 1937, King reçoit une magnifique boule de cristal en cadeau à Londres (Angleterre). Très heureux de ce présent, il la conservera dans son étude du troisième étage de la maison Laurier, mais ne l'utilisera jamais pour des séances.
Même si King croit dans le spiritisme, il n'appartient à aucune société spiritualiste. Il sait que cela ne ferait pas bonne presse au premier ministre du Canada si les gens apprenaient qu'il consulte les esprits des défunts à intervalles réguliers. King aura la chance de compter autour de lui une équipe discrète qui n'ébruitera jamais ce secret. Son secrétaire Edouard Handy, surtout, est au courant de ce qui se passe, puisqu'il prend en dictée le journal au quotidien, bien que King consigne la plupart de ses séances à la main.
La question a souvent été soulevée à savoir si la participation de King au spiritisme a affecté l'une ou l'autre de ses actions en tant que premier ministre. Selon H. Blair Neatby (biographe de King) et C.P. Stacey (auteur de A Very Double Life), King n'a jamais accepté de suivre aveuglément la voie proposée par l'au-delà. Les messages avaient plutôt tendance à confirmer ses propres idées. Les esprits l'avertissaient habituellement de procéder avec prudence, peu importe le plan d'action envisagé. Évidemment, c'était son approche usuelle dans toute situation. Au fil du temps, King a appris à ne pas se fier entièrement aux messages, après avoir reçu des prédictions inexactes à plusieurs reprises.
Le spiritisme fournissait à King confort et appui grâce à la confirmation que les défunts proches, amis et anciens collègues étaient toujours avec lui, le guidant et lui offrant leur approbation. Cela lui donnait également de la confiance. Les messages motivants des esprits allégeaient ses sentiments de solitude et d'insécurité. Le spiritisme lui fournissait les confirmations et les éloges dont King avait tant besoin. Cela a également motivé bon nombre d'entrées de journal, les carnets intimes servant de principal confident à King en ce qui concerne les questions de spiritisme. Grâce à cet outil, il pouvait exprimer en toute sécurité sa passion pour l'au-delà.