L'Inde: l'axe du mal?
 


«Au mieux parlera-t-on de l'Inde pour ses défaillances : un assassinat politique, un accroc à la tolérance religieuse», écrit Guy Sorman (1), mais en général c'est l'Inde des intouchables, l'Inde sale, l'Inde violente, l'Inde des castes, l'Inde des veuves, etc., etc., etc. Le rédacteur en chef du journal Voir m'a débité ce flot de dégoût parce que j'ai écrit que l'Inde, au contraire de ce qui est déclaré dans leur journal, est un exemple de démocratie. Un autre genre de démocratie, mais une démocratie tout de même, comme les définitions l'entendent.(2)

Shiva, la dance de la destruction au moment de la dissolution cosmiqueÀ ce sujet, la question est posée par Le Nouvel Observateur : «L'Inde, démocratie formelle, est-elle devenue une vraie démocratie ?» Christophe Jaffrelo, directeur de Sciences-Po et auteur de L'Inde: la démocratie par la caste, répond: «Oui. On peut aussi parler de démocratisation de la démocratie. L'Inde est le premier pays du Sud à voir le pouvoir passer d'une élite traditionnelle à la plèbe sans qu'un coup de feu ne soit tiré. Cette révolution silencieuse semble irréversible. La démocratie indienne n'est pas individualiste. Elle repose sur le groupe d'intérêts, notamment sur la caste. La démocratie peut aussi fonctionner ainsi, d'autant que l'Inde reconnaît les droits individuels des citoyens et ne les fait pas trop mal respecter.»

Ce faisant, je vais à contre courant du préjugé occidental, enraciné dans l'histoire, subjective s'entend, de sa propre culture et se bornant à placer l'Inde sur l'axe du mal : une tradition de désinformation qui se perpétue dans l'enseignement et les médias. D'ailleurs, le philosophe Roger-Pol Droit, dans son livre "L'oubli de l'Inde, une amnésie philosophique", écrit à bon escient que l’Occident a occulté la réalité philosophique indienne : « À l’égard de l’Inde, en effet, l’institution philosophique, considérée dans son ensemble, cultive, au mieux, le silence –au pire, le sacarsme. » (3)

Insensés, que je m'écris ! Pourquoi cette obstination à éluder cette réalité positive qu'est l'Inde pour ne focalisez que sur les données sombres ? C'est comme si je jugeais de la condition de l'économie et de la politique canadiennes d'après le scandale des commandites au Canada! et de conclure qu'il s'agit là d'un pays pourri jusqu'à la moelle. A ce compte-là, le Brésil devrait être qualifié d'antre du mal ! avec ses hordes d'enfants des rues qui pullulent, armes aux points, ( lire où voir "La cité des dieux" ) et, ceux, plus misérables encore, qui guettent comme des mouettes l'arrivée des camions à la décharge.

Sur la gauche, ma femme en sari.
Jamais, en Inde, ma femme et moi nous nous sommes sentis en danger, du moins rien de comparable à Paris ou New-york à la tombé de la nuit, toute proportion gardée; et Dieu sait si l'on a sillonné l'Inde à pied, en bus et en train avec les gens du peuple. Ma femme pouvait pratiquement se promener n'importe où, où nous nous sommes rendus, toute seule, sur une plage, dans un village ou un train et ne jamais se faire importuner. Je ne dis pas que la criminalité est inexistante dans ce pays de près d'un milliard d'habitants, je ne déclare pas non plus qu'il s'agit d'un «paradis» comme se plaît à mettre dans ma bouche l'éditeur de Voir, mais je mets un bémol à votre perception méprisable de ce pays. Croyez-vous que c'est au Brésil que nous pourrions agir aussi librement ? «There are 30 millions children on the street of Brésil more than the whole population of Canada.» nous prévient Gilberto Gil sur l'album CD d'Ernie Watts, "afoxé".(4) Autant en emporte le vent.
 

Quelqu'un a eu l'impudence de comparer l'Inde à la Corée du nord et autres pays de réputation mal famée, ce que je signale avec indignation, et tout ce qu'on m'oppose ce sont ces aspects délétères et négatifs. C'est comme si je vous disais que la pleine lune est belle et que vous me rétorquiez « mais ne vois-tu pas toutes ces tâches qui l'enlaidissent ? » C'est le verre à moitié plein qui vous saute aux yeux ! Mais là encore, on pardonnerait cette fâcheuse déformation de la réalité hindou vu la complexité invraisemblable qu'elle représente. Si tel était le cas, le mal serait presque légitime, prenant en compte la difficulté des êtres humains à profiter du savoir, comme l'analyse avec brio Jean-Francois Revel dans son livre "La connaissance inutile" :
«L’homme normal ne recherche la vérité qu’après avoir épuisé toutes les autres possibilités. »

Mais je soupçonne plus: notamment une aversion fondamentale envers l'Inde; sans aucun doute d'ordre religieux et des séquelles occasionnées par les Lumières et les intellectuels de l'ère colonialiste, genre Rudyard Kipling.

Non, ce n'était pas simplement l'opinion d'un lecteur de Voir qui s'exprimait en première page de ce journal, mais bien celui de son rédacteur en chef qui m'écrivait pour confirmer -et en rajouter!

Savez-vous ce que vous êtes en train de faire lorsque vous comparez l'Inde à la Corée ? Non seulement, vous êtes injustes envers les Hindous, par ces jugements qui frisent le racisme, mais vous élevez un pays terrifiant comme la Corée du nord, d'une cruauté innommable, à la hauteur de l'effort démocratique qu'a entrepris l'Inde, toute seule! sans l'aide d'aucunes nations rapaces, et par sa seule détermination. Aujourd'hui les ingénieurs de Bengalore, une ville du sud, sont en train de concurrencer en intelligence technologique ceux de la Silicone vallee ! Et au lieu de citer ce pays en exemple, vous vous complaisez dans des clichés les plus réducteurs et vils.

Imaginez que la France, juste après la guerre et jusqu'à aujourd'hui, eût été attaquée au sud-ouest par des terroristes corses, au sud-est par des basques, à l'est par des Bretons, à l'ouest par l'Alsace, la Russie au nord, et vous aurez une idée des problèmes qu'a dû affronter l'Inde depuis son indépendance. Sans parler des innombrables et monstrueuses vicissitudes dues au climat et à ses traditions ancestrales qui perdurent jusqu'à présent, mais qui, pour ses dernières, fondent le principe même de la démocratie dans ce pays. Un état qui, contrairement au Canada, aux USA ou à l'Australie, pour ne citer qu'eux, a très su très bien prolonger la continuité ancestrale et historique avec la modernité; le pays n'a pas imposé de scission radicale avec son passé et dans ce sens il est d'une grande importance épistémologique.

Il ne faut pas oublié non plus que l'Inde vit avec une multitude invraisemblable de peuples hétéroclites et aux langues différentes, dont aux moins une douzaine de langues majeures et des milliers de dialectes vivants. Si on considère comme une prouesse sociale qu'en Palestine trois religions et trois langues se côtoient dans un climat plus ou moins vivable, on devrait admettre la gérance pratiquement pacifique des peuples de l'Inde qui relèverait du miracle. D'ailleurs, ce prodige se devine rien qu'à lire le titre du livre de Guy Sorman "Le génie de l'Inde" ou il fait l'éloge de ce pays de près d'un milliard d'habitants.

1) Le Génie de l'Inde, chez Fayard

2)Définitions de la démocratie: Pour Octavio Paz « La démocratie politique et la coexistence pacifique entre les hommes exigent la tolérance, l'acceptation de valeurs et d'idées qui ne sont pas les nôtres. Dans la sphère publique tout au moins, la tolérance implique que nos convictions religieuses et morales ne s'imposent qu'à ceux qui les partagent avec nous. »
Dans une réponse destinée à Richard Martineau, je résume ma compréhension de celle-ci: On peut se plaindre avec raison de l'efficacité de la politique américaine en général, mais de là à remettre en question son caractère démocratique, je m'étonne. Je trouve réducteur que notre bon chroniqueur du journal Voir, Richard Martineau, tombe ainsi sur ses genoux lorsqu'il désespère de celle-ci. Pourtant, ce n'est pas lui tout de même qui confondrait démocratie avec perfection. Et puis la démocratie, ce n'est certainement pas uniquement le système électoral qui est une de ses composantes la moins probante; car même lorsque les élections se déroulent loyalement, elles ne représentent jamais authentiquement l'esprit de sa population. Peut-on proclamer qu'il y a équité sociale lorsque 50% de la population est opposée à l'autre moitié du pays, ce qui est le plus souvent des cas, et que dans ces 50%, de part et d'autre, la majorité vote par intérêts égoistes et pratiquement dans la quasi ignorance des enjeux politiques?
La démocratie, c'est avant tout la liberté de presse: que le parti au pouvoir reconnaisse le droit d'autres parties à exister et à s'exprimer, notamment une opposition politique; la démocratie, c'est le fait que la pédagogie ne soit pas une imposition radicale dictée par l'état et que ce dernier ne répande pas la terreur parmi les citoyens. La démocratie, pour le dire en deux mots, c'est un régime qui offre le plus de liberté possible aux individus et qui reconnaît l'imperfection intrinsèque des gouvernements; surtout celle d'errer.
R. Martineau tombe dans un relativisme idéologique puéril lorsqu'il affirme que la démocratie aux USA est un mythe. A ce compte-là, il n'y a que le mythe de vrai. Et la religion bien entendu.

3) "Le fait n’est pas mineur : on enseigne aujourd’hui, à des centaines de milliers de jeunes français chaque année, qu’il n’y a pas de philosophie en Inde." (Livre de poche)

4) «Il y a trente millions d'enfants dans les rues du Brésil, plus que la population entière du Canada.»

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