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pascale moyse [1999]

 

Exil à perpétuité

 

13 mai 2121

Il est 4h30 et j'attends avec impatience le lever du soleil. C'est mon dernier jour dans cette ville, décor de quinze ans de ma vie. Mais rien n'y fait, ni le travail ni l'amour ne me feront jamais rester en place. Je suis née globe-trotteuse et le resterai jusqu'à ce que mort s'ensuive. Damnation qu'aucune faute n'a provoquée.

C'est de cette errance dans le temps et l'espace que je veux parler. Je suis née à Alger en juillet 1996. Personne ne peut être plus précis quant à ma date de naissance. Mais finalement qu'importe. La seule différence avec les autres, c'est que mon anniversaire dure un mois et non un jour. Je domine le mois de juillet et toute célébration sur terre est ma fête durant ce mois estival.

Aucun souvenir de mon enfance, juste un mouvement perpétuel entre tant de pays que je n'en puis présentement dresser la liste. Je suis apatride, destinée à errer sur le globe jusqu'à l'heure dernière.

Enfin, le ciel se délave, une clarté encore bien timide démarque l'horizon., l'excitation monte en moi. C'est une naissance à chaque fois. Les bras croisés sous ma nuque, un sourire étire spontanément mes lèvres. J'allume avec délectation la première cigarette de la journée - la pire, elle m'étouffe. Ca me rappelle toujours Svevo qui écrivait US sur ses murs en signe de Ultima Sigaretta, chaque fois qu'il se promettait d'arrêter. Il est mort la clope au bec...

Nick est là. Il me caresse doucement le ventre en signe de bonjour. Il n'a jamais compris ce que je trouvais à ce moment magique, pourquoi j'avais besoin de me réveiller pour le lever du soleil.

C'est la première fois que je ne repars pas qu'avec mes valses de nomade: il vient avec moi. J'ai très peur de ça, nous sommes liés maintenant et de mon fait. Je crée moi-même mes chaînes. Pression des amis? "Tu ne vas pas recommencer partout où tu vas", "Vous êtes trop bien ensemble" etc. Bref! Du coup je m'accroche un peu plus que d'habitude.

"Capri, c'est fini", ou encore "La liberté nous ouvre la barrière" - évidemment il y a un petit écart entre les chansons de la Révolution de 1789 et Herbert Léonard. Mais ces musiques qui ont marqué mon enfance (on ne décide pas des choix musicaux de ses parents!) m'accompagnent en leitmotiv la vie durant.

Après la houle de la mer, les secousses du train. Nous avons enfin quitté Istanbul et rejoint le sol italien. Je n'ai pour tout bagage qu'un petit sac-à-dos en peau de chameau qu'un bédouin m'a offert dans le désert. Nick m'a appris à devenir minimaliste... Ne rien garder que son esprit, son cœur et sa curiosité.

Première étape dans un village calabrais. Quel bonheur de revoir ces paysages italiens après les années d'exil en Turquie. Les yeux fermés, le soleil crée des animations lumineuse dans mon esprit. Ces images se mêlent aux souvenirs de mes pérégrinations passées.

15 mai 2021, 18h

Nous poussons la lourde porte de cette ferme toscane. C'est là que nous avons décidé de nous installer pour un temps que nous ignorons évidemment. Nous devions aller jusqu'à Paris, et c'est un hasard que nous arrêtions là notre voyage. La vie est toujours faite de ces hasards de toute façon. C'est pour ça que construire des projets trop précis ne sert à rien. Nous avons en effet rencontré un jeune couple dans le train. Ils nous ont parlé de cette ferme de famille qu'ils ont du quitter précipitamment pour une raison dont je ne puis me rappeler maintenant. Ils étaient rassurés de savoir qu'elle allait être habitée le temps de leur absence. Ce plan nous a convenu: c'est toujours beaucoup plus excitant de faire ce qui n'était précisément pas prévu. A priori, nous sommes les "gardiens du temple" pour quelques mois. Ils devraient rentrer à la fin de l'été. Mais la maison est grande et peut-être pourrons nous prolonger.

Je cours partout, respire autant d'air que je peux dans chaque pièce pour prendre possession de mon nouvel espace. Le sourire ne me quitte pas. Vivre en Toscane. Réalisation d'un rêve. Le village le plus proche est à cinq bornes. Dans mon bonheur, je suis prise d'un fou rire: ce type de vie est tellement éloigné de ce que je suis! Ici au moins, je vais pouvoir composer en paix.

Nick est beaucoup plus réservé que moi: il ne comprend pas très bien ce qu'on fait dans ce cadre. Il lui faut toujours du temps pour apprivoiser un environnement, concevoir ce que sa vie va être dans un nouvel endroit.

Nous montons au village pour la soirée. Il fait tellement doux. Nous décidons d'y aller à pied. Je n'ose pas prendre la voiture que ce charmant couple noua a laissée. Quand nous franchissons le seuil de l'unique osteria du village, les habitués nous dévisagent évidemment. Mon accent français ne fait qu'accentuer notre étrangeté dans ce lieu. Délice du vin, des antipasti.

5 août 2021

Déjà quatre mois. Après une phase d'excitation due à l'incongruité de notre présence ici, la lassitude à nouveau monte en moi. Assez de la superbe lumière toscan, assez de Nick. D'hyperactive, je suis tombée dans une hébétude à pleurer. Le temps me déroule et je ne tiens plus le fil de ma vie.

Je dois partir. Où? Pourquoi? Je veux retrouver le mouvement dans mon esprit, sortir de la léthargie, du piège italien. Tout est trop facile, tout coule. Je crois que seule la lutte me maintient en vie. Je veux recréer le mouvement en moi par la mobilité physique.

Ora, non posso più neanche scrivere. Mon inspiration, mon amour m'ont délaissée.

Nick me rejoint dans la grande pièce du rez-de-chaussée. Evidemment, il ne comprend pas que j'ai changé, il ne le remarque même pas en fait. Pour lui, rester, partir, c'est la même chose. Il commence à m'embrasser dans le coup, m'encercle de ses bras. J'implose. J'ai besoin d'espace. JE ne sais pas comment lui dire que je veux respirer, me dégager de ces bras de fer. Je sais ce qu'il veut et ça ne m'intéresse plus guère. A la limite, j'aimerais mieux coucher avec un inconnu, pour avoir du nouveau. J'essaie de rester calme; j'en ai assez de me taire quand je voudrais crier, lui hurler au visage que c'est fini. Il faudrait encore entrer dans des explications sans fin. C'est absurde parce que c'est précisément une des situations où il n'y a rien à expliquer. Autant partir tout de suite, le mettre devant le fait accompli. Je en me fais pas de soucis pour lui. Il retrouvera bien quelqu'un. Je n'ai besoin que de moi en ce moment.

Mais je ne suis plus toute seule maintenant. Vide de désespoir mais plein d'un petit être. Enceinte de deux mois.

6 août 2021, 6h30

J'aime tellement ce moment où je pars. La nostalgie m'est agréable. Seul l'inconnu m'excite. Je n'ai pas laissé de mot. Nick est assez perspicace pour voir que je ne suis plus là.

J'ai décidé cette nuit de garder l'enfant. Je suis encore trop confuse quant à la raison de ma décision. Perpétuer la condamnation.