Jacques Gagnon |
Théo Je commence par la première question traditionnelle, dans quelles circonstances as-tu été embauché à l'ONF ?
Jacques Je suis un tout jeune de l'ONF, même si je suis cinquantenaire. Je suis à l'Office depuis la fin de '77 et donc je suis dans ma huitième année à l'ONF.
Après 20 ans dans l'enseignement je suis arrivé à l'ONF en 77 parce que j'ai dû quitter l'enseignement pour des raisons personnelles. J'avais été mêlé à un projet d'école alternative, et les conflits avec les parents ont fait qu'à un moment donné j'ai dû quitter ma place d'enseignant. Alors en 77, à 44 ans, après 20 ans dans l'enseignement, je me suis retrouvé plus ou moins chômeur et, comme j'avais toujours été dans l’audiovisuel, je me suis retourné vers les milieux que je connaissais.
L'ONF en étant un évidemment bien important, je me suis présenté au 550 Sherbrooke ouest à Montréal et j'ai offert mes services. Il s'est trouvé que le hasard fait bien les choses, il y avait un poste de responsable des activités commerciales et éducatives pour lequel il restait trois jours d'affichage. Pierre Ducharme m'a dit tu es en plein le gars qu'il faut, tu as l'expérience de milieux communautaires et du milieu scolaire.
Théo C'est Pierre qui était le directeur ?
Jacques Non, c'est Guy Maguire qui était le directeur, mais Pierre était adjoint à ce moment-là. J'ai passé l'entrevue traditionnelle avec Pat DeSéguin, Guy Maguire, Pierre Ducharme. Donc je suis arrivé au moment où c'était la fin de l'âge d'or de l'ONF. À cette époque-là l'ONF continuait de jouer ce rôle de stimulateur, de conscientiseur de groupe, qui faisait des films percutants, qui remettaient en question des choses, qui amenaient la réflexion, qui suscitaient des prises de conscience, etc. mais c'était peut-être le début de la fin.
Théo Y allais tu avec l'intuition ou bien si tu avais des directives précises ?
Jacques Les directives étaient assez précises, il y avait une fonction qui était définie, je devais travailler à l'intérieur de ce créneau-là sauf qu'on sait qu'à l'ONF, finalement, la tâche, même si elle est définie, on peut s'arranger pour faire à peu près ce qu'on veut. Bien sûr, il y avait une responsabilité à caractère commercial, tout ce qui était achat de films par les commissions scolaires, les cégeps, les universités, parce que c'étaient les seuls acheteurs ou à peu près à l'époque, il y avait aussi la bibliothèque de St-Jean et la bibliothèque de Sept-Iles, mais à part ces deux bibliothèques-là, les groupes communautaires utilisaient nos films mais ça n'achetait pas.
Théo Toi tes connaissances en cinéma ça concernait l’audiovisuel dans le domaine scolaire ?
Jacques Ma formation était en pédagogie audiovisuelle, comment utiliser les documents. J'avais choisi d'aller à St-Cloud en France parce qu'à l'époque en 58 c'était le seul endroit où il y avait un cours en pédagogie audiovisuelle qui se donnait en français, autrement il fallait aller à l'Université d'Indiana. J'étais dans le premier groupe de québécois qui sont allés à St-Cloud. Il y avait vraiment une différence de philosophie. Si tu allais aux Etats-Unis, on y préparait surtout à l'aspect technique, comment produire des acétates, comment faire des films, comment faire des films fixes, etc. Alors qu'à St-Cloud il y avait moins de moyens, il y avait deux caméas 16 mm pour un groupe de 24, donc on les regardait un peu les caméras, mais on ne leur touchait pas beaucoup. De toute façon, moi ce n'était pas ce qui m'intéressait, c'était plus l'aspect pédagogique, comment faire pour que ces moyens-là soient plus stimulants pour les enseignants, et pour les étudiants surtout, et comment faire pour que ces moyens-là soient perçus par les professeurs comme des compléments, des moyens pour accélérer les processus de connaissance.
À l'ONF je me suis promené beaucoup dans les deux premières années à travers le Québec, je suis allé rencontrer des groupes de conseillers pédagogiques en audiovisuel, j'ai fait des ateliers avec des enseignants. Et un peu partout on me disait c'est le fun avec l'ONF parce qu'à un moment donné vous nous consultez et puis on se rend compte que vous tenez compte de ce qu'on vous dit, de ce qu'on vous suggère.
Théo Tu n'avais pas eu de directives de faire ceci ou cela, d'une façon précise, comment le faire ?
Jacques Il y avait une définition de tâche mais à l'intérieur de ça j'avais toute la créativité possible et il faut dire que l'ONF est un milieu particulièrement intéressant pour ça. Moi j'aurais eu beaucoup de mal à travailler si on m'avait toujours dit à chaque semaine ce que j'avais à faire. J'avais besoin d'une liberté d'action, j'avais besoin d'une confiance pour me permettre de créer à l'intérieur même des balises qu'on me traçait et ce milieu-là je l'ai trouvé très riche, l'ONF c'est un milieu privilégié dans ce sens-là.
Théo Mais en travaillant comment est-ce que tu développais tes relations avec les gens, avais-tu une façon de faire particulière ?
Jacques J'ai toujous essayé de faire des ateliers, de faire des choses qui soient très pratiques. Théo Un atelier qu'est-ce que ça voulait dire ?
Jacques Je passais une journée, deux jours avec un groupe d'enseignants et on voyait ensemble comment intégrer un film, de l'ONF bien sûr, dans leur enseignement.
Les films de l'ONF ne sont pas des documents didactiques qui avaient pas été faits pour un programme précis, pour un niveau d'enseignement donné, mais ce sont des documents éminemment éducatifs. Les professeurs les utilisaient beaucoup parce qu'il n'y avait rien d'autre mais ils avaient un peu de mal à les intégrer. À l'école normale, on ne leur avait pas montré comment utiliser des films, ça ne faisait pas partie de l'arsenal des moyens d'enseignement traditionnels, c'est sûr.
Je me souviens d'un professeur à la régionale de Chambly à l'époque où j'étais responsable du service audiovisuel. Il m'avait dit c'est la première fois que je passe un film à mes étudiants et je mange une claque, je viens de manger une maudite claque parce que je m'aperçois que ce que j'ai essayé de leur montrer depuis trois semaines, qu'ils ne comprenaient pas, ils viennent de le comprendre dans une demi-heure parce j'ai utilisé un film. Il se disait merde moi j'ai tout fait, j'ai essayé d'expliquer ça au tableau, ça ne marchait pas, j'arrive avec le film qui le fait mieux que moi. J'ai l'air intelligent moi comme professeur devant mes élèves !
Finalement en jasant avec lui, j'avais fait ressortir qu'il y a peut-être des choses que les moyens audiovisuels peuvent faire mieux que toi, répéter des données, tu peux arrêter le projecteur, tu peux faire répéter des choses que les étudiants n'ont pas compris, c'est peut-être la tâche la plus monotone de répéter et de répéter tout le temps. Si la machine peut le faire, toi à ce moment-là tu peux te réserver la tâche la plus importante qui est celle d'avoir un bon contact avec les étudiants, de chercher à comprendre, individualiser davantage l'enseignement, chercher à comprendre la démarche des étudiants, les liens qu'ils ont de la difficulté à faire.
Théo Il y en a qui l'ont découvert tout de suite et d'autres à qui ça a pris du temps, ils étaient réfractaires...
Jacques Ça a pris du temps, mais ça demandait aussi plus de démarches, il fallait réserver le film, il fallait réserver le projecteur à l'intérieur de l'école, il fallait placer le film dans le projecteur, des fois ça cassait, des fois les copies n'étaient pas toujours en bon état, ça a pu décourager certaines personnes.
Théo Quand tu te présentais comme venant de l'Office national du film, qui est un organisme fédéral, comment étais-tu perçu dans le milieu scolaire ?
Jacques Il n'y a pas eu vraiment de gros accrochages. Il y a une fois où, dans le cadre du programme d'Aide à l'éducation, j'avais envoyé à toutes les commissions scolaires du Québec un petit dépliant offrant les services d'un animateur pour les ateliers. Une commission scolaire dans le coin du Nord-Ouest a répondu que jamais un représentant de l'ONF ne se présenterait dans ses écoles pour donner des ateliers parce que la pédagogie n'avait rien à voir avec le gouvernement fédéral. Mais ça a vraiment été un cas unique. En général on se présentait dans les écoles et des fois les professeurs disaient ouais c'est un peu bizarre que ce soit quelqu'un de l'ONF qui vienne ici. Je leur disais moi je viens ici pour vous aider à mieux intégrer les documents audiovisuels, si vous pensez que je veux faire de la politique vous me sacrerez dehors mais, en attendant, donnez-moi la chance de travailler avec vous autres. Bien sûr que normalement c'était la tâche du ministère de l'éducation sauf qu'il ne le faisait pas et nous on offrait le service gratuitement. Finalement les gens en riaient plus qu'autre chose et ils se rendaient compte qu'on était là pour parler de pédagogie.
Théo Dans l'ensemble, tu n'avais pas d'objectif précis à rejoindre ?
Jacques Il y avait quand même des objectifs de vente au début de chaque année. Je me rappelle de 200 000 $ à la fin des années 70. Ce qui était important c'était de faire connaître les nouveaux films. On envoyait toujours des cinéfiches à tous les acheteurs de l'ONF et à tous les acheteurs éventuels.
Théo La participation aux congrès, les journées d'étude, c'est très important ?
Jacques J'ai toujours fait ça, c'est important parce qu'on peut viser un public très identifié, très circonscrit.
Théo Tu n'as pas passé beaucoup de directeurs, tu n'as pas pu voir d'énormes changements de l'un à l'autre ?
Jacques Non, pas beaucoup, il y a eu Guy Maguire quelques mois, après ça Pierre Ducharme et après André Lafond et après c'est redevenu Pierre. Alors deux types de direction assez différentes d'ailleurs.
Théo Comment ça ?
Jacques Pierre Ducharme est un type qui accorde beaucoup d'importance à l'aspect humain. Pierre a été un bonhomme de l'ONF.
Lafond a formé des commandos et il nous a donné l'impression qu'il fallait travailler en équipe pour sortir des dossiers, sauf que souvent les dossiers on les sortait mais ça tournait en rond, on ne savait plus trop trop à quoi ça servait. Alors, il y a eu une espèce d'insatisfaction à un moment donné avec Lafond parce qu'on travaillait en équipe mais finalement ça n'allait pas plus loin que cette étape-là. On avait l'impression d'avoir travaillé dans le vide.
Pierre a moins mis l'accent là-dessus mais par contre il a toujours été très proche de chaque individu et il a toujours essayé d'utiliser les gens selon leurs intérêts, selon leurs qualifications. Pierre avait moins un plan de carrière, on sentait plus un plan de carrière chez André Lafond. Il y a toujours un aspect agaçant, quelqu'un qui a un plan de carrière peut faire une bonne job mais tu sais toujours qu'il est là pendant un certain temps mais qu'il espère aller ailleurs. Tandis qu'avec Pierre Ducharme on sentait qu'il était à la région du Québec, il était là d'une certaine façon en permanence, pas nécessairement jusqu'à la mort, mais je veux dire que pour lui c'était ça la priorité.
Théo À ce moment-là, qu'est-ce que c'était les modes de distribution ?
Jacques Ce qui a incité beaucoup de cinémathèques à se mettre en branle, c'était les tarifs intéressants de l'ONF, la possibilité pour une cinémathèque d'acheter nos films à 50 % du prix, dans la mesure où elles acceptaient d'en faire une distribution communautaire. Beaucoup de commissions scolaires ont profité de ces politiques pour finalement se développer des cinémathèques.
Théo Est-ce que le communautaire s'approvisionnait facilement dans les cinémathèques scolaires ?
Jacques Ça dépendait toujours des organismes, comment les organismes voyaient leur rôle. Ce n'était pas toujours facile pour les groupes communautaires d'avoir accès aux films de l'ONF dans les bibliothèques scolaires parce que finalement les bibliothèques scolaires achetaient des films en fonction des besoins scolaires.
Théo Dans ce temps-là tu n'étais pas encore nommé dans un territoire ?
Jacques Non, je n'étais pas encore dans un territoire. À l'époque, je m'occupais du Québec au niveau commercial et éducatif seulement, mais quand tu as pris ta retraite en 1980 je t'ai remplacé sur la rive-sud . Et après ça on m'a ajouté le territoire de Trois-Rivières et toute la région du centre du Québec et des Bois-Francs.
J'avais encore la responsabilité générale du scolaire, d'ailleurs c'est encore comme ça, André Dugal n'est pas à l'aise dans ce milieu là, Guy Fournier n'est pas trop à l'aise non plus, alors souvent on communique avec moi et on me dit il y a telle chose qui se passe dans le milieu scolaire, qu'est-ce qu'on répond, qu'est-ce qu'on fait ? Ayant passé 20 ans dans ce milieu-là, je me sens assez à l'aise et c'est pour ça que c'est moi qui va dans les congrès.
Théo Étant donné que l'on était proche des utilisateurs, on savait quels étaient les besoins.
Jacques Oui. Et quand le comité Appelbaum-Hébert est arrivé, qu'il a commencé à vouloir couper dans l'ONF, c'était justement parce qu'il reprochait à l'ONF de pas faire de documents dont le public canadien avait besoin . Dans les dernières années, les films les plus percutants à l'ONF c'est quasiment toujours des versions. La production française a manqué le bateau dans bien des cas, les films sur l'avortement, les films sur la pornographie, les films sur les femmes battues, les sujets importants c'est toujours la production anglaise qui les a faits.
Nous on est passé à côté de tout ça. C'est la période post Société Nouvelle et actuellement ce qui se fait de plus important, à mon sens, c'est dans le Studio D des femmes, parce que les femmes se sont senties menacées dans leurs droits fondamentaux. Elles ont formé un studio, elles travaillent ensemble, elles ont le même objectif, elles se serrent les coudes. Ce sont les documents qui sortent de là qui souvent vont être utilisés partout, sur l'avortement, sur la pornographie, Si cette planète vous tient à coeur sur le désarmement, qui a gagné un Oscar. Tout ça ce sont des productions anglaises traduites, et les traductions c'est toujours plus ou moins bâtard, d'entendre la voix de quelqu'un en anglais et par-dessus un voice-over, une voix française, ou bien des sous-titres, on s'habitue plus ou moins aux sous-titres… Mais malgré tout, on était obligés d'aller vers ces films-là parce que c'était ça qui intéressait les gens.
Théo Dans toutes ces activités-là y avait-il parfois des pépins qui te sont arrivés ?
Jacques Le plus difficile ça été d'essayer de présenter des films dans des salles communautaires, des films qui sont, à mon sens, importants à présenter et se retrouver devant des salles de 10, 15, 20 personnes. Là, ce qui est le plus pénible dans la job, c'est que tu te dis maudit pourtant on l'a annoncé dans les journaux, on a contacté les groupes susceptibles d'être intéressés, et on se retrouve devant rien.
À Longueuil, 130 000 de population, on se retrouve avec 15, 20 personnes au Centre culturel. Et tu avais fait ça avec un organisme qui s'occupe de sensibiliser les gens aux problèmes. Moi ça m'a donné un coup. Parce que cet échec-là je l'ai retrouvé aussi à Brossard, je l'ai retrouvé aussi un petit peu partout. C'est très difficile de faire sortir les gens de chez-eux, de plus en plus on est retenu à la maison par le climat, et aussi de plus en plus par des gadgets, le magnétoscope, l'ordinateur.
À partir de cette année-là, le gros changement dans ma façon de faire connaître les films de l'ONF dans mon territoire a été de travailler avec les télévisions communautaires, avec les câblo-diffuseurs, avec des personnes ressources en studio après la projection du film pour engager la discussion sur le contenu.
Ça m'a permis de rejoindre au moins 100 000 personnes sur la Rive-Sud. Juste à Sorel on a fait 10 visionnements puis à Câblo-Vision sur la Rive-sud on l'a fait 6 ou 7 fois, en choisissant toujours des sujets très controversés. On a fait ça aussi à Victoriaville.
Théo Peux-tu me dire quelles ont été les plus grandes satisfactions dans ton travail et tes plus grandes déceptions.
Jacques Je viens de parler de la mise en place du réseau Télé-Participation, j'étais vraiment content d'avoir fait ça. À un moment donné, je me suis dit je ne peux pas continuer à faire des visionnements publics avec 20 personnes, en dépensant beaucoup d'énergie, je me suis dit il faut aller chercher les gens chez eux.
La télévision communautaire de Thetford Mines m'a téléphoné parce que j'étais rendu à Victoriaville, j'étais rendu à Plessisville et là j'ai dit écoutez ce n'est plus dans mon territoire.
A part de ça, les satisfactions que j'ai eues à l'ONF ça a toujours été de travailler dans un climat de travail agréable, où on vous fait confiance, on vous donne beaucoup de liberté d'action. On a l'occasion de pouvoir participer à des décisions, en tout cas on est consultés beaucoup.
Ce qui est un petit peu plus agaçant, c'est le fait qu'on n'a pas d'influence sur la production, ça c'est très frustrant. À un moment donné, les gens appelaient et disaient avez-vous des films sur les femmes battues. Moi je me sentait tellement impuissant je disais bien non on n'en a pas. Là on en a eu un, c'est un film en anglais, c'est un film où il n'y a rien au point de vue cinématographique, c'est platte à mort. Mais tout le monde se l'arrache parce qu'il n'y a pas d'autre chose, parce qu'ils en ont besoin.
Une de mes convictions personnelles profondes, c'est que si un film répond à des besoins, même s'il n'a pas la facture cinématographique qu'on souhaiterait, il va être utilisé. Et on va avoir rendu service à des gens. C'est vraiment d'abord la pertinence du contenu ; si les gens en ont besoin, ils ne s'accrocheront pas dans les fleurs du tapis en disant la forme n'est pas tout à fait correcte, les gens s'en fichent !