Les anciens souvenirs
Jeannine Hopfinger


printemps 1984

Théo Comment es-tu arrivée à l'ONF ?

Jeannine Je suis arrivée à l'ONF à la suite d'une annonce publiée dans La Presse. On demandait une réceptionniste. Je ne connaissais à peu près pas l'ONF, mais je me suis dit ça doit être intéressant de travailler dans le cinéma. Quand j'ai téléphoné, à quatre heures et demie, on m'a demandé si je pouvais me présenter avant cinq heures parce que la personne qui faisait les entrevues retournait à Ottawa.

Le directeur François Bertrand, qui venait d'être nommé, m'a passé en entrevue avec Jacqueline Mignot du Service du personnel à Ottawa. Elle m'a fait passer un test de dactylo et de conversation et on m'a dit on vous donne une réponse d'ici trois jours.

J'avais fait mon cours de secrétaire et j'avais un peu peur en prenant un travail pour répondre au téléphone de perdre ma vitesse en sténographie. Et Monsieur Bertrand, au cours de l'entrevue, m'avait dit : tu es jeune. J'avais quinze ans.

Théo Ils sont rares ceux qui ont commencé à l'ONF à cet âge-là !

Jeannine Oui, même qu'il ne savait pas s'il pouvait m'engager à cet âge-là. Mais je pense qu'il ne l'a pas dit à Ottawa, où ils n'en ont pas parlé, je pense.

François Bertrand m'a dit je vais te montrer tout le travail de A à Z , tu auras des chances d'avancement, tu ne seras pas toujours réceptionniste, tu vas pouvoir faire autre chose.

Finalement ma mère m'avait dit c'est bien si tu apprends tout, ça va te donner de l'expérience.

Théo Comme de raison, tu ne décidais pas sans demander à ta mère ce qu'elle en pensait (rires) ?

Jeannine Oui. Quoiqu'après que je sois entrée à l'ONF j'ai cessé de lui demander son avis, pour des raisons que je vais te dire tout à l'heure.

Monsieur Bertrand m'a téléphoné et m'a dit c'est toi qui a été choisie. Je suis entrée le 17 novembre 1947 à soixante-quinze dollars par mois. Les heures de travail étaient de neuf heures et demie à cinq heures avec une heure et trente pour le lunch et on travaillait le samedi matin de neuf heures et demie à une heure de l'après-midi. Le bureau se trouvait sur la rue McGill College, dans l'édifice Confédération, juste en bas de Ste-Catherine.

Il a fallu vraiment instaurer un système de A à Z, parce qu'il n'y avait vraiment rien de fait à l'ONF Je pense que le bureau était ouvert depuis peut-être un an, un an et demi, mais les personnes qui étaient en place n'avaient pas fait grand chose, je pense qu'ils s'occupaient plus de leur...

Théo Leur boisson ?

Jeannine Leur boisson.

Théo Il y avait un club pas loin et c'était des adeptes du club.

Jeannine J'avais parlé à mes parents quand j'hésitais à prendre le poste de réceptionniste, mais après j'ai cessé d'en parler.

Avant que monsieur Bertrand soit vraiment installé comme directeur, il était à Radio-Canada comme commentateur, il terminait un travail, alors les deux premiers mois de mon embauche, on ne le voyait pas beaucoup. J'arrivais au bureau à neuf heures et demie, j'étais toute seule jusqu'à vers onze heures à répondre au téléphone. Les directives que j'avais reçues du personnel en place c'était de ne jamais dire où ils étaient. Ils étaient tout simplement sortis et je devais prendre les messages. Quand vers onze heures et demie les gens se présentaient, c'était tout simplement pour me dire bonjour et ils s'en allaient au café qui était à côté et ils passaient leur journée là. Je les revoyais à cinq heures l'après-midi. Je gardais le bureau presque toute seule. Alors je me suis dit si j'en parle à la maison, mes parents ne me laisseront pas retourner.

Théo Y avait-il d'autres personnes qui travaillaient dans le bureau ?

Jeannine La cinémathèque était venue par Jean Sauvé. Un type demandait un film, alors il lui disait va sur la deuxième tablette c'est le quatrième film à gauche, c'est ça là. Tu t'appelles comment toi, tu restes où, tu vas me le rapporter quand ? Il ne signait pas de papier. Dans ce temps-là, on n'a jamais perdu un film. (rires)

Quand monsieur Bertrand est arrivé, il s'est bien rendu compte qu'on ne pouvait pas continuer à fonctionner de cette façon-là. Il a fallu établir un système de cardex et on faisait ça après les heures de travail. Monsieur Bertrand faisait toujours de la radio, le soir à sept heures. Nous on allait souper pendant ce temps-là, et après son émission il revenait au bureau, et on travaillait jusqu'à dix heures, dix heures et demie tous les soirs.

Théo Il vous payait en temps supplémentaire ?

Jeannine Non, jamais de temps supplémentaire, on le faisait parce François Bertrand nous l'avait demandé, parce que c'était un homme extraordinaire.

Il nous disait les jeunes filles est-ce que ce soir ça vous tente de travailler, qu'on installe telle affaire ? Puis on restait.

Théo Puis il vous offrait d'autres journées, des récompenses ?

Jeannine Non non il a jamais remboursé les journées. Parfois, à la fin de la soirée, vers dix heures, dix heures et demie, il téléphonait à sa femme et disait je t'amène le personnel, elles ont bien travaillé, fais nous donc un bon lunch. Elle nous faisait un bon lunch, c'était chez lui. On le faisait parce qu'il le fallait, on savait qu'il fallait avoir une méthode pour travailler.

Théo Ça a tu fait un gros changement de passer de François Bertrand à Maurice Custeau ?

Jeannine Ah oui, franchement (rires) parce que Maurice Custeau n'avait pas du tout le même caractère, il n'avait pas du tout la même façon de diriger les gens. Maurice Custeau, à ce moment-là, était président de la Chambre de commerce des jeunes de Montréal et il y a bien des fois qu'on travaillait pour la Chambre de commerce et non pas pour l'ONF. Il ne nous demandait pas les petites filles voulez-vous travailler ce soir. Il disait vous travaillez ce soir (rires). Et la plupart du temps c'était pour la Chambre de commerce.

Théo Personne ne disait un mot ? Tout le monde avait peur de perdre sa job s'il refusait ?

Jeannine Non je ne pense que j'avais pas peur de perdre ma job, non, je pense qu'à ce moment-là les jeunes on était habituées. Alors personne rouspétait. À ce moment-là, y avait pas de syndicat. On le faisait parce qu'on le voulait bien, on ne se sentait pas obligées. Si moi j'avais dit ce soir je ne peux pas, j'ai autre chose, il aurait dit c'est correct.

On avait du plaisir en travaillant et on rencontrait un tas de gens intéressants. On était jeunes, ça nous faisait quelque chose à faire.

Théo Y a-t-il des événements importants dont tu te souviens qui se sont passés dans ce temps-là ?

Jeannine Oui, la mise sous clef des films de l'ONF. On a été accusés par le Premier ministre Duplessis d'être une agence à tendance communiste et les films que nous avions à l'Office provincial de cinématographie ont été mis sous clef pendant presque un an, si ma mémoire est bonne. Moi, à ce moment-là, je me disais dans quelle patente je suis embarquée, je suis avec des communistes (rires)

Ça m'avait pas mal écoeurée parce qu'on se faisait montrer du doigt. On disait : ah vous travaillez pour une agence à tendance communiste. Moi j'étais bien jeune, alors ça me faisait un peu peur.

Les gens téléphonaient pour réserver des films mais les films on ne les avait plus, ils étaient sous cadenas à l'Office provincial de cinématographie. On n'en avait pas de copie ou si on en avait il avait été défendu par le gouvernement de les prêter.

Théo Y avait-il des choses drôles qu'on ne peut pas marquer dans les rapports, mais qu'on peut se rappeler aujourd'hui ?

Jeannine Maurice Custeau c'était vraiment un caractère. Si quelqu'un dans le personnel faisait une gaffe, Custeau l'engueulait comme du bois pourri. Il disait : ah les caves sont pas toutes en-dessous des maisons ! J'étais la secrétaire de Custeau et de Pierre Juneau et ça n'allait pas trop trop bien entre les deux tu comprends, est-ce qu'on peut raconter ça ?

Il y avait souvent souvent des prises de becs entre les deux. Monsieur Custeau faisait de la haute pression et était assez gras. Pierre Juneau était rentré dans le bureau de Custeau, Custeau était rouge comme une tomate, je me suis dit il va faire une attaque d'apoplexie. La porte avait claqué et puis là ça gueulait. Puis tout à coup je n'entends plus rien. Je me dis ça y est, Custeau a craqué. Et après quelques minutes la porte s'ouvre et Pierre Juneau sort et me dit : Mademoiselle Martin, c'est la dernière fois que vous l'avez entendu me parler sur ce ton. Ça ne se reproduira plus jamais. Et ça ne s'est plus reproduit, je pense qu'ils s'étaient vraiment parlé dans la face.

Théo Pierre Juneau a été son assistant ?

Jeannine Pierre Juneau était assistant à ce moment-là , oui.

Théo J'ai l'impression moi que les directeurs et les adjoints, rares sont ceux qui ont bien pu s'entendre entre eux. Je pense que c'est parce que les fonctions n'étaient pas assez bien délimitées. L'un chevauchait sur l'autre. Et ensuite, qu'est-ce que tu as fait ?

Jeannine J'étais secrétaire du directeur et de l'assistant-directeur, j'assistais aux réunions régionales qui avaient lieu une ou deux fois par année avec les représentants en région. Je prenais les minutes des réunions du matin au soir, toute la journée, et le soir, si tu te souviens bien, je tapais ces notes-là.

Théo Tu faisais la dactylo le soir pour les avoir le lendemain ?

Jeannine Des fois quatre ou cinq des représentants venaient, comme toi, Jean-Paul Vanasse, Pierre de Bellefeuille, tout le monde m'aidait à brocher les feuilles des minutes à dix heures ou onze heures le soir pour que ça soit prêt le lendemain matin. Quand le groupe arrivait pour m'aider, c'est parce qu'on voulait sortir après (rires).

On allait manger et ensuite on se ramassait dans une chambre d'un des représentants et là tout le monde racontait des histoires.

Il y a eu des moments pas mal drôles à ces conférences-là, entre autres quand Len Chatwin était directeur de la distribution et on avait amené une personne pour lui traduire. Je prenais des notes à côté de la personne qui faisait la traduction et, à un moment donné, je me suis dit mais qu'est-ce qu'elle lui raconte ? Parce que ce n'était pas du tout ce qui se passait, ce qui se disait à la réunion. Alors quand on est arrêté pour la pause-café je lui dis : qu'est-ce que tu racontes à monsieur Chatwin ? Telle ou telle chose-là, c'était pas de ça dont il était question ! Alors elle me dit : oui, je lui raconte n'importe quoi, il ne comprend rien de toute façon !

On a eu beaucoup de plaisir à ces endroits-là, on jouait des tours. Il y avait eu une réunion à La Sapinière où on avait fait lever Henri-Louis Marier un soir pour lui dire que le commissaire, c'était Roberge dans le temps, que le commissaire voulait le rencontrer. Pauvre Henri-Louis, qui avait été entraîné à l'armée et qui se levait très tôt, puis il se couchait tôt, qui était réglé comme une horloge et nous autres qui passions nos soirées et une partie de nos nuits à nous amuser.

Il nous avait cru et il était descendu tout habillé avec cravate.

À Métis Beach, on avait décidé le dernier matin qu'on voulait voir le soleil se lever sur le St-Laurent. Et alors on attendait le lever du soleil, on était peut-être quatre ou cinq et Jean-Paul Vanasse, qui était allé se coucher, dormait comme un bon. On était entrés dans sa chambre parce que les portes communiquaient et quelqu'un l'avait soulevé sur son matelas on l'avait sorti dans le corridor sans qu'il se rende compte (rires).

À la réunion à Grand'Mère, Jacques Beaucage qui était toujours pressé, qui partait toujours à toute vitesse, les gars avaient attaché sa voiture après un poteau. Les représentants disaient à Jacques : je pense que t'es dans la pente !

La plupart du temps aux réunions des représentants j'étais la seule femme avec Thérèse Blanchard, qui était représentant au bureau de Montréal, ça été la première femme représentant, si je ne me trompe pas. Alors Thérèse et moi on partageait la chambre. Thérèse et moi on faisait bien attention parce qu' on s'est dit une bonne journée c'est nous qui allons se faire jouer un tour.

Théo Non, parce qu'on était très respectueux.

Jeannine Très respectueux avec les jeunes filles oui (rires) c'est vrai on ne s'est jamais fait vraiment jouer de tours. A Métis Beach j'étais toute seule à ce moment-là dans la chambre et on avait au-dessus de nos portes des espèces de vasistas et vous autres vous étiez montés sur des chaises pour arroser avec ton fusil Marie-Louis Marier qui dormait. Alors je me suis dit ils vont me faire ça à moi aussi. Au lieu de me coucher dans le premier lit, je m'étais couchée dans le deuxième lit. Je me suis dit s'ils essaient ça ils ne pourront pas m'atteindre, mais non on n'en a jamais eu, mais on faisait bien attention à nous.

Théo Te rappelles-tu quand Custeau narguait Luc Forest à propos de son mariage ?

Jeannine Oui oui. La femme de Luc Forest c'était la garde-malade de l'Unité sanitaire de St-Antoine des Laurentides, si je me souviens bien. Custeau la connaissait avant, il la trouvait pas mal fine et puis pas mal belle et il avait un oeil sur elle et quand il a appris qu'elle mariait Luc Forest, qui était quand même spécial hein, … alors il avait demandé à Luc quand il était revenu de son voyage de noces comment ça s'était passé. Luc Forest, je m'en souviendrai toujours, lui avait dit : mon intime c'est mon intime (rires).

Théo Te rappelles-tu d'Albert Cloutier ?

Jeannine Il avait été engagé pour produire le premier catalogue français des films de l'ONF et je pense que monsieur Cloutier s'était fait aider, à ce moment-là, par René Lévesque. Si je me souviens bien, René Lévesque avait eu un sous-contrat pour travailler au catalogue de films de l'ONF.

J'ai travaillé très fort mais, comme je disais avant, ça ne me faisait rien de travailler même si on était pas payés. On le faisait parce qu'on aimait ça, c'était le fun, on faisait une équipe formidable. On travaillait en groupe et on avait l'patron avec nous autres qui r'troussait ses manches. J'ai vu François Bertrand peinturer les vitres du théâtre en noir parce qu'on n'avait pas eu les draperies d'Ottawa et on ne pouvait pas faire de projection parce qu'on avait trop de fenêtres claires. Alors à ce moment-là tu te dis il s'implique, nous autres aussi. On faisait partie d'une bonne équipe et c'est ce que j'ai toujours apprécié à l'ONF, on te laisse quand même pas mal de liberté.

Après j'aie quitté la région du Québec et je suis venue au quartier général. Premièrement je ne voulais pas venir au quartier général. J'étais bien à la région du Québec, on faisait une équipe formidable, je trouve que ça allait très bien. J'étais à une des réunions régionales à La Sapinière, je prenais les minutes comme toujours, et Casman, qui était directeur du commercial à ce moment-là, était venu à la réunion de La Sapinière et il m'avait vu prendre les minutes et il a demandé à monsieur Chagnon pour que j'aille au quartier général. Je lui ai dit je ne suis pas intéressée, alors il m'avait dit c'est une promotion, tu vas avoir un peu plus de salaire. Moi je n'étais pas intéressée à faire plus d'argent, je me disais si je m'en vais faire un peu plus d'argent et que je n'aime pas ce que je fais, avec un tas de monde que je ne connais pas, alors j'avais dit non. Deux trois jours après, monsieur Casman m'avait retéléphoné, il avait insisté, alors monsieur Chagnon me dit il veut absolument vous voir. Alors j'étais venue voir monsieur Casman et je me suis laissée convaincre et j'avais dit à mon mari à ce moment-là : ah bien je vais y aller et si je n'aime pas ça je démissionnerai.

Lors de la dernière réunion à laquelle j'ai assistée à La Sapinière, monsieur Chagnon savait que je partais mais moi je lui avais défendu de le dire parce que je ne voulais pas que personne le sache. Finalement ils m'ont fait un party-surprise et j'ai pleuré toute la soirée parce que j'étais pas capable de dire bonjour.

Théo Qu'est-ce qui t'a satisfait le plus et ce qui t'a déçue le plus ?

Jeannine Ce qui m'a satisfait le plus c'est qu'on a une très grande liberté. S'il y a des initiatives que les gens veulent prendre, on est toujours appuyés. En tant qu'agent du film, peut-être que je peux en parler, j'ai été une des premières femmes nommée agent du film.

Quand je suis venue au quartier général, ils appelaient ça agent de film, la classification était différente de celle d'un représentant. J'ai travaillé au service commercial et je m'occupais surtout du multi-média. Jean Côté est devenu directeur du commercial, alors j'ai travaillé pour Jean Côté pendant un an, un an et demi et ensuite il y a eu une réorganisation à l'ONF et je suis passée à la division canadienne sous Graig Donavan et Yves Garneau qui était son assistant.

Je m'occupais des ventes, des films, des contrats, des relations avec les distributeurs en Amérique du Sud, en Australie, quand ils nous envoyaient de la correspondance pour commander des films, c'est moi qui s'occupait de la commande.

J'ai commencé à préparer des bulletins de publicité pour les films fixes qui étaient envoyés à toutes les écoles et je faisais partie du comité qui se réunissait avec le directeur de la publicité Robert Monteith. Finalement la vente avait augmenté passablement, monsieur Monteith était tout à fait content et puis monsieur Casman m'avait dit Félicitations Jeannine, ca va très bien C'est une bonne idée que t'a eue. Alors je lui ai dit, donne-moi un pour cent des ventes (rires).

Théo Dans une compagnie ça se faisait

Jeannine Ça se faisait mais pas au gouvernement. Mais ça été quand même très satisfaisant de travailler dans ce domaine-là. En m'occupant des films fixes j'ai eu l'occasion de visiter les différentes commissions scolaires au Québec et au Canada et ensuite on a eu la distribution faite par l’intermédiaire d'un distributeur et j'ai assisté à des réunions à Toronto. Je visitais les distributeurs à Toronto et à Vancouver. Alors j'ai eu la chance de voyager passablement.

À un moment donné, je me suis rendu compte qu'il y avait une différence de salaire entre agent du film et représentant mais les responsabilités étaient aussi grandes.

À un moment donné le service des commandes au quartier général avait besoin d'un superviseur. Et Yves Garneau m'avait demandé est-ce que tu ne pourrais pas prendre ça aussi, cette division avec le personnel. Yves Garneau avait dit on va voir à reclassifier ton poste. Finalement j'ai été vraiment reconnue. Mais à une réception qui avait lieu ici, un collègue à moi qui était un gentleman, qui ouvrait les portes, qui tirait ta chaise et tout ça, mais il ne voulait pas du tout voir les femmes avancer au même niveau que lui. Il m'avait dit : toi Jeannine tu sais que t'es une femme intelligente, tu travailles bien, mais jamais tu ne seras reconnue comme nous. J'avais dit : pourquoi ? Il m'a répondu parce que t'es une femme et nous autres les hommes on ne laissera pas faire ça.

À ce moment-là, ma nomination n'était pas annoncée mais j'avais eu la note. Deux trois jours après, l'annonce est sortie et là ma première réaction a été : je vais aller lui mettre sous le nez.. Puis finalement je me suis ressaisie, je me suis dit il faut que je sois plus intelligente que lui, je vais le laisser venir. Ça lui a pris un an, un an exactement, à une autre réception, alors que je le voyais tous les jours, on prenait le café des fois ensemble, il n'a jamais soufflé un mot, un an après, à la même sorte de réception, on prenait un verre de vin, on était l'un à côté de l'autre, il m'a dit : te souviens-tu de ce qu'on parlait il y a un an ? Je m'excuse pour ce que j'ai dit. Je lui ai dit qu'à ce moment-là je savais que je serais nommée mais j'ai été plus fine que toi. C'est pas toujours facile pour les femmes.

Le poste que j'ai maintenant c'est dû à mon expérience à l'ONF. Les gens ici, cent fois par jour, viennent me demander des renseignements et les producteurs me disent : Ah mon Dieu Jeannine quand tu ne seras plus ici on ne sait pas qu'est-ce qu'on va faire parce que t'es l'encyclopédie de l'ONF (rires).

Je connais les films depuis 1940, je les ai vus, s'ils me disent tel producteur a fait tel film, je sais tout de suite de quel film ils parlent, même si c'est pas des films de l'ONF.

Théo Actuellement qu'est-ce tu fais au juste ?

Jeannine Ma fonction c'est coordonnateur des services audiovisuels. Ça comprend la cinémathèque, j'ai la responsabilité de trente milles copies de films qui sont dans les voûtes de l'ONF et les éléments de tirage. On répond aux demandes des gens de la production, aux demandes des bureaux régionaux quand leurs copies sont occupées, on s'occupe des festivals. Il y a le service des textes : une fois que le film est enregistré on m'envoie la bande sonore et j'ai une personne qui les retranscris, je fais la correction, c'est approuvé par le réalisateur ou le producteur du film. Ça sert à nos distributeurs à l'étranger pour faire des versions. Nous avons la vidéothèque avec 2500 copies, Ça a commencé seulement il y a quelques années mais éventuellement on espère avoir tous les films.

Le département d'archives relève aussi de moi. Ce que je fais c'est de retracer, de remettre à neuf les films de l'ONF et ça remonte à 1925. Même si l'ONF n'existait pas à ce moment-là, des films ont été produits et ont été déposés à l'ONF lors de l'ouverture de l'ONF et on les a ces films-là ici, alors c'est de les remettre à neuf, de voir à ce qu'on ait une protection des éléments de tirage. L'Office a une entente avec les archives publiques à Ottawa, alors on dépose les originaux à Ottawa et on garde les négatifs ici et on dépose aussi une bonne copie pour l'héritage futur du Canada. Les copies qui sont déposées à Ottawa sont bonnes pour cinquante ou cent ans, parce que ça ne sera pas visionné. Si quelqu'un se présente aux archives du Canada et veut voir un film de l'ONF ils vont le montrer sur vidéo.

Au département d'archives, on est obligés de faire la description des films si elle n'existe dans les catalogues. Je les visionne et je fais un synopsis du film, je relève le générique. Le travail que j'ai fait depuis quatre ans sur les archives est déjà à l'ordinateur mais les gens n'y ont pas accès parce que du moment qu'on donne accès, tout le monde nous demande les films et on ne peut plus continuer à faire le travail.

Mais avec le plan quinquennal de l'ONF je ne sais pas trop ce qui va se produire. En lisant ça je me disais qu'on retourne un peu à ce que l'ONF était au moment où moi je suis entrée à l'Office.

Théo De quelle façon ?

Jeannine Parce qu'on va fermer les bureaux. Quand je suis entrée à l'Office, on n'avait pas de bureau à St-Jean, toi t'avais ton bureau dans ta maison privée, Luc Forest avait un bureau dans sa maison privée, on avait pas de bureau, la distribution des films se faisait par circuits. Les bibliothèques municipales distribuaient des films de l'ONF sans qu'on les paye, sans qu'on ait rien.

Tout ce qu'on faisait c'est qu'on déposait nos films. Je me souviens de la bibliothèque municipale de Montréal tout ce qu'on avait c'était une lettre d'entente avec Jacqueline Lacroix qui disait que les films de l'Office étaient déposés là et qu'elle les distribuait et c'était ouvert au public. On retourne à ça. Le plan quinquennal suggère qu'on ait une ou deux grosses cinémathèques au Canada, Montréal, Toronto, et qui va desservir la province. On ferme Chicoutimi, Trois-Rivières, Sherbrooke. Je me dis on retourne quarante ans en arrière. Qu'est-ce que ca va donner ? Est-ce qu'on va re-recommencer, on défait pour recommencer plus tard.

Théo Dans quelle mesure on était dépendants de la production ?

Jeannine On a toujours été très dépendants de la production. On avait rien à dire jusqu'au moment où le film était terminé et là tu te dis ce film-là à quel auditoire ça s'adresse, et c'est ça en fait qui était le problème, je pense. Là, de plus en plus, on tend à intégrer les gens de la distribution au moment de la production d'un film. On sait pourquoi le film est fait, quelle recherche a été faite, à quel auditoire ça peut s'adresser.

Théo As-tu l'impression que l'intégration production/distribution ça va se faire ?

Jeannine Je pense que c'est fait. Je pense qu'on n'a pas le choix.

Théo Des fois c'est fait dans les structures officielles mais est-ce que ça va fonctionner ?

Jeannine Je ne le sais pas. Je pense que c'est logique que ça se fasse de cette façon-là, j'espère que ça va fonctionner. Les gens de la production c'est des artistes ces gens-là des fois, ils ne se préoccupent pas de la question de droits, ils ne savent même pas qu'est-ce que c'est.

Parfois ils me demandent une copie de film pour faire un vidéo parce qu'ils veulent le vendre à Radio-Canada. Si tu fais un vidéo d'une copie t'as perdu des générations et la copie n'est pas assez bonne. Ils ne savent pas qu'il existe déjà un master et qu'il faut que ce soit tiré de ça. Ça ils vont l'apprendre.