LES RENCONTRES CNRS
Sciences & Citoyens


LE REEL ET LES MODELES : REPRESENTATION, SIMULATION

Introduction

Cet atelier fut organisé autour de cinq personnalités :

Pour simplifier ce compte-rendu, nous procéderons par sujets-phares de cet atelier.

La simulation

Pourquoi simuler?

Voilà une question que nous nous sommes vite posée. Emmanuel Marode, le "Bertrand Tavernier de la physique macroscopique", résuma bien la question : On utilise des représentations de la réalité afin de mieux comprendre le réel, et on simule afin d'élaborer des résultats scientifiques.

La démarche de la simulation _Respecte-t-elle le réel?

Encore une fois, c'est Emmanuel Marode qui se décida à parler : La simulation est basée sur l'idée qu'une des caractéristiques du réel est sa reproductabilité. Ainsi, pour expliquer nos observations, on invente des entités ayant des propriétés. On imagine alors leur comportement (dans la réalité) que l'on tente de reproduire en équations. On tente ensuite de résoudre ces équations et de trouver des solutions stables. Malheureusement, il existe de nombreux cas pour lesquels ce n'est pas vrai! Les solutions obtenues ont un comportement aléatoire et diffèrent beaucoup pour peu que l'on change à peine les données initiales. Ceci mis à part, ces résolutions se font numériquement -ici, un mathématicien de l'assistance sourit, hochant doucement de la tête - grâce à un ordinateur qui nous renvoie un ensemble de chiffres d'où il faut extraire du sens. C'est à quoi sert l'imagerie qui permet alors une interprétation... et même parfois va au delà de nos espérances...nous en reparlerons.
C'est alors que le fameux mathématicien, ne pouvant se retenir ajouta, afin de calmer les esprits inquiets, que la discrétisation réalisée pour la résolution numérique n'est pas un facteur important dans la distance qui peut séparer le modèle du réel : si le pas utilisé est assez petit, l'erreur devient assez petite, et d'autre part, l'équation faisant elle-même des erreurs, celles apportées par la discrétisation ne sont guère plus importantes.

Conséquences de la simulation

Pour répondre à cette question, Emmanuel Marode fut rejoint par le fougueux Jean-Marc Lévy-Leblond et le "non-CNRS mais non pas moins admiré " Etienne Klein. Nous avions suspendu le discours d'Emmanuel Marode dans le paragraphe précédent car il s'apprétait à traiter d'une des conséquences possibles de la simulation :la simulation peut créer de nouvelles idées. Parfois, donc, l'imagerie va au-delà de nos espérances car elle traduit une corrélation entre les paramètres, corrélation qui peut mener à la découverte de nouvelles lois physiques! Ainsi, les mathématiques nous offrent un gigantesque champs des possibles (pensez que les irrationnels sont beaucoup plus nombreux que les rationnels).
Ce que la simulation rappelle également, c'est que la réalité ne s'explique qu'en partie. E.Marode l'a déjà dit en remarquant le nombre important des cas où les solutions sont instables. Etienne Klein ajoute que la physique exerce un abus de pouvoir en parlant de réel alors qu'elle n'a accès qu'à des phénomènes : "Je respecte beaucoup le réel mais n'y ai jamais cru" cite-t-il d'une pièce de théâtre.Enfin Jean-Marc Lévy-Leblond enfonce le clou en disant que le physicien n'épuise en rien ce que nous voulons savoir du réel car dire des choses précises sur la réalité implique de restreindre fortement le champ de cette réalité (comme le microscope permet de voir finement, mais peu de choses à la fois), ne serait-ce que par les outils adaptés à ce que l'on veut observer.

Pour conclure

Emmanuel Marode insista sur le fait que la simulation est un métier : le pertinent de la simulation n'est pas le pertinent du problème. Enfin, il nota que la simulation est une expérimentation virtuelle : on explore des réalités simulées qui ouvrent des espaces (un peu comme les mathématiques en ouvrent). Jean-Marc Lévy-Leblond ajoute que la simulation est peut-être une nouvelle représentation du réel qui s'ajoute à la théorie et à l'expérience. "Nous sommes à l'aube d'une rupture de la nature des connaissances scientifiques" conclue-t-il.


La Philosophie et les Sciences face au réel

Sur ce deuxième grand thème abordé durant cet atelier se sont "affront&ecute;s" les deux philosophes Marc-Vincent Howlett et Jean-Michel Besnier, Jean-Marc Lévy-Leblond, Etienne Klein et notre mathématicien de l'assistance.

Les différences entre Philosophie et Sciences

Marc-Vincent Howlett aborda seul cette question : pour le commun des mortels, il y a référence généralisée de la réalité à la physique. Cette réalité est-elle celle du philosophe? Aujourd'hui, la philosophie s'occupe plus de morale et d'éthique et n'a pas grand'chose à dire sur le réel.D'autre part, (il cite là Schopenhauer)l'étonnement de savant est de l'ordre de l'extraordinaire alors que l'étonnement du philosophe est de l'ordre de l'ordinaire.

La Philosophie et le réel

Si donc aujourd'hui la philosophie n'a rien à dire sur le réel, ce n'est pas nécessairement le cas du philosophe .Marc-Vincent Howlett poursuit : Le philosophe a conscience qu'il participe au réel, qu'il y a un rapport d'intimité entre le sujet et le monde. Mais s'il est donateur de sens, ce sens ne s'inscrit pas nécessairement dans la réalité (ce qui aboutit d'ailleurs à la question de la liberté). -commentaire personnel : ne pourrait-on penser la simulation comme donneuse elle aussi de sens à certains faits, mais sans liberté?-.
De plus, continue Marc-Vincent Howlett, le réel est soit un mystère (elle est alors religieuse) , soit une enigme (elle est alors sujet de philosophie). Où situer la Science ? Jean-Marc Lévy-Leblond continua en notant que le réel est une construction mentale et non un ensemble d'objets (un arc-en-ciel n'est constitué de rien). Le réel est ce qui résiste au sens où Lakan dit "le réel, c'est l'impossible", autrement dit ce qui n'est pas symbolisable, ce que l'on ne peut nommer, ce que l'on appelle aussi la totalité (qui n'est pas porteuse de sens) en opposition à la réalité -oui, vous avez bien lu : le réel s'oppose à la réalité , un peu comme Wircklichkeit s'oppose à Realitat - (elle, porteuse de sens).
Dans un troisième temps, MV.Howlett extrapola un peu le domaine de la philosophie à celui du non-scientifique en général et de l'art en particulier .L'artiste est un créateur de formes qui relèvent de quelque chose qui n'est pas nécessairement de la référence (ou de la ressemblance), mais fait part d'UNE réalité. Qu'est-ce-que le peintre interroge du réel? L'art, tout comme la philosophie, ne joue pas forcément sur des modèles mais prend modèle sur le réel.

Les Sciences et le réel

C'est ici qu'intervient pour la première fois Jean-Michel Besnier à propos des différents status scientifiques (classique ou moderne) du réel. Dans la représentation classique de la Science (XVIIème siècle), celle-ci pourra dévoiler la réalité. Condorcet n'a-t-il pas dit :"nous nous sommes arrachés du Moyen-Age" ? La Vérité pour le scientifique était l'adéquation du discours avec la chose : "dire ce qui est avec des mots". Dans la nouvelle représentation (depuis 1905 et la relativité restreinte), tout a changé. Bachelard disait "Le monde n'est plus notre représentation mais notre vérification".Le modèle d'explication est une fenêtre sur la réalité parmi d'autres : plusieurs modèles peuvent entrer en concurrence (pensez au débat sur la nature ondulatoire ou corpusculaire de la lumière). A cela s'ajoute l'importance de l'échelle d'approximation à laquelle on travaille...La Vérité réside alors dans la cohérence interne de la théorie , cohérence maintenue par l'aval indispensable de la communauté scientifique à tout élément nouveau. Cette nouvelle vision n'est pas sans dangers : on risque de tomber dans le relativisme ("le modèle présenté par les sciences est un point de vue parmi d'autres" ou -et là c'est Nietzsche qui parle- " La Science st un dispositif d'interprétation") et de penser que la réalité n'est qu'illusion ou point de fuite : en effet, on pourrait penser que la simulation produit son réel ou plutôt sa réalité virtuelle, la multitude des réalités virtuelles ayant alors pour asymptote le réel.
Soudain une voix éclata : Jean-Marc Lévy-Leblond n'est pas d'accord : la physique a toujours proposé une nouvelle vision de la réalité qui est envisagée sous la forme de fiction (si je faisais ceci ou si c'était comme ceci, alors le résultat sera comme cela).Et la physique contemporaine suit le même schéma ! Einstein n'a pas inventé la théorie de la relativité ,mais l'a modifiée (après Galilée). Et si la physique quantique renverse nos intuitions, c'est sa tâche! Les questions que l'on peut se poser à son propos ne lui sont pas propres. Cette si grande différence apparente n'est en fait due qu'au manque de vulgarisation offerte par cette physique quantique. Il y a deux types de transmission de la représentation du réel par les sciences à celle du sens commun : soit les chercheurs nous expliquent soit il faut apr ès leur passage effectuer un long travail de reformulation (ce qu'a fait Maxwell sur ses propres travaux). Il est intéressant de noter que, dans les deux cas, cela rejaillit sur le savoir-même qui est exposé. Quoiqu'il en soit, si ce travail de reformulation n'est pas fait régulièrement, on perd le contact avec l'état actuel de la recherche : en mécanique quantique, le vocabulaire utilisé dans les vulgarisations ("réduire le paquet d'ondes", " inégalité d'Heisenberg"...)n'est jamais utilisé dans les labos !
Evidemment, Etienne Klein ne pouvait laisser passer cela et intervint : la physique quantique n'a absolument rien à voir avec le sens commun , contrairement à la physique classique, réinvestie par le sens commun. Et il ne faut pas croire que cela soit dû aux mathématiques :la physique classique est aussi mathématisée que la physique quantique. La physique quantique pose de nouvelles questions ; contrairement à la physique classique, le formalisme quantique ne peut raconter d'histoire. En fait, on est obligé de réfléchir avec l'ontologie fournie par la classique et de prévoir avec la quantique.
Mais Etienne Klein va plus loin : Que penser du réel proposé par la physique quand le prix Nobel fut délivré cette année pour un travail d'expérimentation de la superfluidité de l'Hélium 3 qui nécessite une température de quelques milliKelvins seulement, alors que les astrophysiciens nous disent que l'on ne peut trouver une telle température dans l'univers? Que penser de ce réel quand le quark Top a été découvert il y a un an alors qu'il n'y en a plus dans l'univers? (idem pour l'antimatière).


Les Mathématiques et le réel

Cela faisait longtemps que nous n'avions entendu le mathématicien de l'assistance. C'est que nous gardions le meilleur pour la fin : il y eut un réel débat autour des mathématiques.

Hors des maths point de salut ?

C'est la question que pose MV Howlett après l'intervention du mathématicien qui ne jure que par le calculable et qui prétend que tout peut se ramener un jour ou l'autre à un problème mathématique. Qu'en est-il de l'artiste ? "L'art n'est pas réel, je ne peux expliquer ni décrire pourquoi j'aime ce tableau". Telle fut sa réponse.

Les mathématiques n'expliquent pas le réel

A cela repondit Jean-Marc Lévy-Leblond : avant, les mathématiques se développaient au plus près de la demande de la physique. Aujourd'hui, elles possèdent tout un arsenal inutile pour la physique ! De plus, lorsque cela devient véritablement complexe, elles sont inefficaces! Certes répondit le mathématicien, les intégrales de Feinmann ne sont pas résolubles mathématiquement et la physique s'en sert tous les jours. Il est également vrai que l'on peut rester perplexe face aux résultats fournis par les mathématiques. Ainsi, le théorème de Banach-Tarsky basé sur l'axiome de choix (en opposition à l'axiome de mesurabilité) dit que l'on peut découper une boule en un nombre fini de parties qui, par déplacement, peuvent donner deux boules, chacune étant de taille égale à la première.(il existe des parties d'une boule auxquelles on ne peut assigner de volume !). Quel axiome choisir ?

On invente ou on découvre les mathématiques ?

Mais, au fait, on invente ou on découvre les mathématiques? C'est le débat qui oppose Jean-Pierre Changeux et Connes. Le premier pense qu'elles sont le fruit d'un mécanisme neuronal alors que le second croit au monde des idées. Pour le mathématicien de l'assistance, il a envie de dire des mathématiques "ces choses sont trop belles pour qu'elles n'existent pas."




Pour finir, une petite anecdote sur Bohr : un ami physicien lui rend visite et voit sur le manteau de sa cheminée un fer à cheval.
-Comment Niels ? Tu crois à cela ?
-Non, bien sûr, mais, tu sais, il paraît que cela marche même quand on n'y croit pas !

Cédric Gérot
le 22 novembre 1996



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