Tiré de Pour la Science Spécial Les techniques du 21eme siècle (no 217 - novembre 1995 - page 166)

Concevoir le futur par Donald Norman (professeur de sciences cognitives à l'Université de San Diego)

Les concepteurs de produits nouveaux négligent trop les utilisateurs.

"Je suis ingénieur dans l'aéronautique, je passe ma vie à concevoir des missiles, mais je suis incapable de programmer mon magnétoscope." Cette boutade a fait le tour du monde : pourquoi avons-nous tant de mal à utiliser des projets simples, portes, interrupteurs, robinets ou thermostats, sans parler d'ordinateurs ni de machines-outils? Le concepteur qui néglige l'utilisateur de ses produits est coupable. Les étapes nécessaires pour faire fonctionner les appareils modernes semblent souvent arbitraires : elles le sont ! Nous rencontrons la plupart de ces difficultés avec des équipements électroniques, mais même des objets mécaniques simples sont mal conçus. Une porte, par exemple, doit-elle être tirée ou poussée? De quel côté? Une porte mal conçue se transforme souvent en devinette. On résout cette dernière en apposant des écriteaux qui indiquent ce qu'il faut faire ou en plaçant une plaque métallique en forme de main à l'endroit de la porte où il faut pousser. Les meilleurs indices sont ceux qui fournissent une information intuitive sur ce que l'on peut faire avec un objet, mais l'écriture d'informations sur un équipement aussi simple qu'une porte ou une cuisinière signifie généralement qu'il est mal conçu. Des possibilités merveilleuses perdent beaucoup d'intéret quand elles sont difficiles à découvrir et à utiliser. Les objets bien conçus respectent quelques autres principes généraux. D'abord nous manipulons mieux les objets dont nous comprenons les principes de fonctionnement. Les concepteurs apportent cette information en proposant aux utilisateurs un modèle simple de fonctionnement du système : dans les micro-ordinateurs, par exemple, l'information enregistrée est souvent désignée sous le nom de fichiers ou de dossiers, comme si le disque dur était un classeur métallique où seraient rangées des chemises cartonnées. L'ordinateur ne contient naturellement aucun fichier ni aucun dossier physique, mais ce modèle aide les utilisateurs à comprendre comment enregistrer et retrouver leur travail. D'autre part, chaque opération devrait être rapidement suivie d'une information qui indique que l'opération est réussie, même dans le cas où elle n'a pas de conséquences immédiatement visibles. La petite horloge ou le sablier, affichés par certains ordinateurs en cours de calcul, indiquent ainsi qu'une commande a été comprise, mais qu'elle nécessite un certain temps d'exécution. Enfin la position des commandes d'une machine devrait correspondre à leurs actions. Sur les cuisinières bien conçues, si les bruleurs sont placés selon une configuration rectangulaire, les boutons le sont aussi : le bouton arrière gauche correspond au bruleur arrière gauche, etc. Pourquoi alors les bruleurs de la plupart des cuisinières actuelles sont-ils disposés en rectangle, tandis que leurs boutons de commande sont alignés? Ne nous étonnons pas que des accidents surviennent !

Plus l'automatisation progresse, plus l'application de ces principes est importante. Lorsque la technique était surtout mécanique, les machines étaient constituées de leviers, d'engrenages, de roues dentées et de poulies. Leurs utilisateurs voyaient alors ce qui se passait dans les machines et les conséquences de leurs actions : ils pouvaient comprendre comment ces machines fonctionnaient. En revanche, les principes de fonctionnement des machines modernes sont invisibles et abstraits. Il n'y a plus rien à voir, plus rien pour guider la compréhension. Les utilisateurs connaissent de moins en moins le fonctionnement interne des machines qu'ils commandent, ce qui les handicape lorqu'un problème surgit. Ces handicaps sont à l'origine d'erreurs humaines, qui causent la plupart des accidents dans l'industrie ou dans l'aviation. Aussi doit-on conclure que la conception des équipements modernes n'est pas adaptée aux utilisateurs. Pourtant la plupart des fabricants et la majorité de la société s'en tiennent à la démarche "sanction-formation" : lorsqu'un accident se produit, on accuse les opérateurs et on les renvoie en formation. La modification des équipements en vue d'une utilisation simplifiée serait un remède plus efficace. En outre, les machines qui dépistent des erreurs devraient être capables de les corriger avant que des dégats ne se produisent. La plupart des ingénieurs n'ont pas la formation ni les connaissances nécessaires pour concevoir ce type de systèmes résistants à l'erreur. Pour combler cette lacune, des ergonomes cherchent des principes de conception qui facilitent l'utilisation des machines : ils s'intéressent aux mécanismes mentaux des usagers plus qu'aux principes physiques des machines.
La révolution technique que nous vivons est aussi humaine et sociale. Les grandes avancées de la connaissance, de la communication, du travail coopératif, de l'éducation et des loisirs que l'on nous promet ne se produiront que si la technique répond réellement aux besoins et aux capacités des utilisateurs. Pour y parvenir, nous devons étudier les êtres humains. Jusqu'à présent, nous devions nous adapter à la technique, mais il est grand temps d'obliger la technique à s'adapter à nous.



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