"Je suis ingénieur dans l'aéronautique, je passe ma vie à concevoir des missiles,
mais je suis incapable de programmer mon magnétoscope." Cette boutade a fait le tour du monde :
pourquoi avons-nous tant de mal à utiliser des projets simples, portes, interrupteurs, robinets ou thermostats,
sans parler d'ordinateurs ni de machines-outils? Le concepteur qui néglige l'utilisateur de ses produits est coupable.
Les étapes nécessaires pour faire fonctionner les appareils modernes semblent souvent arbitraires : elles le sont !
Nous rencontrons la plupart de ces difficultés avec des équipements électroniques, mais même des
objets mécaniques simples sont mal conçus. Une porte, par exemple, doit-elle être tirée ou
poussée? De quel côté? Une porte mal conçue se transforme souvent en devinette. On résout
cette dernière en apposant des écriteaux qui indiquent ce qu'il faut faire ou en plaçant une plaque
métallique en forme de main à l'endroit de la porte où il faut pousser. Les meilleurs indices sont ceux
qui fournissent une information intuitive sur ce que l'on peut faire avec un objet, mais l'écriture d'informations sur un
équipement aussi simple qu'une porte ou une cuisinière signifie généralement qu'il est mal
conçu. Des possibilités merveilleuses perdent beaucoup d'intéret quand elles sont difficiles à
découvrir et à utiliser.
Les objets bien conçus respectent quelques autres principes généraux. D'abord nous manipulons
mieux les objets dont nous comprenons les principes de fonctionnement. Les concepteurs apportent cette information en
proposant aux utilisateurs un modèle simple de fonctionnement du système : dans les micro-ordinateurs,
par exemple, l'information enregistrée est souvent désignée sous le nom de fichiers ou de dossiers,
comme si le disque dur était un classeur métallique où seraient rangées des chemises
cartonnées. L'ordinateur ne contient naturellement aucun fichier ni aucun dossier physique, mais ce modèle
aide les utilisateurs à comprendre comment enregistrer et retrouver leur travail.
D'autre part, chaque opération devrait être rapidement suivie d'une information qui indique que l'opération est
réussie, même dans le cas où elle n'a pas de conséquences immédiatement visibles.
La petite horloge ou le sablier, affichés par certains ordinateurs en cours de calcul, indiquent ainsi qu'une commande
a été comprise, mais qu'elle nécessite un certain temps d'exécution.
Enfin la position des commandes d'une machine devrait correspondre à leurs actions.
Sur les cuisinières bien conçues, si les bruleurs sont placés selon une configuration rectangulaire, les
boutons le sont aussi : le bouton arrière gauche correspond au bruleur arrière gauche, etc. Pourquoi alors les
bruleurs de la plupart des cuisinières actuelles sont-ils disposés en rectangle, tandis que leurs boutons de
commande sont alignés? Ne nous étonnons pas que des accidents surviennent !
Plus l'automatisation progresse, plus l'application de ces principes est importante. Lorsque la technique était
surtout mécanique, les machines étaient constituées de leviers, d'engrenages, de roues
dentées et de poulies. Leurs utilisateurs voyaient alors ce qui se passait dans les machines et les
conséquences de leurs actions : ils pouvaient comprendre comment ces machines fonctionnaient. En revanche,
les principes de fonctionnement des machines modernes sont invisibles et abstraits. Il n'y a plus rien à voir, plus rien
pour guider la compréhension. Les utilisateurs connaissent de moins en moins le fonctionnement interne des machines
qu'ils commandent, ce qui les handicape lorqu'un problème surgit.
Ces handicaps sont à l'origine d'erreurs humaines, qui causent la plupart des accidents dans l'industrie ou dans l'aviation.
Aussi doit-on conclure que la conception des équipements modernes n'est pas adaptée aux utilisateurs.
Pourtant la plupart des fabricants et la majorité de la société s'en tiennent à la démarche
"sanction-formation" : lorsqu'un accident se produit, on accuse les opérateurs et on les renvoie en formation.
La modification des équipements en vue d'une utilisation simplifiée serait un remède plus efficace.
En outre, les machines qui dépistent des erreurs devraient être capables de les corriger avant que des dégats
ne se produisent. La plupart des ingénieurs n'ont pas la formation ni les connaissances nécessaires pour
concevoir ce type de systèmes résistants à l'erreur. Pour combler cette lacune, des ergonomes
cherchent des principes de conception qui facilitent l'utilisation des machines : ils s'intéressent aux mécanismes
mentaux des usagers plus qu'aux principes physiques des machines.
La révolution technique que nous vivons est aussi humaine et sociale. Les grandes avancées de la
connaissance, de la communication, du travail coopératif, de l'éducation et des loisirs que l'on nous promet
ne se produiront que si la technique répond réellement aux besoins et aux capacités des utilisateurs.
Pour y parvenir, nous devons étudier les êtres humains. Jusqu'à présent, nous devions nous adapter
à la technique, mais il est grand temps d'obliger la technique à s'adapter à nous.
Article précédent | Revenir à l'introduction | Article suivant |