
- Entretien de Henry Montaigu avec Eric Vatré sur la Tradition
et la Crise de l'Eglise
© La Place Royale, 1997
Eric Vatré: 1 - Du
point de vue religieux, avez-vous été influencé
de façon décisive dans votre adolescence par le
milieu familial ?
Henry Montaigu:
En ces lointaines époques on était encore
immergé dans lambiance du catholicisme. Il ne sagissait
donc pas dinfluences, on respirait la doctrine
dans la vie quotidienne, le langage quotidien. Chez nous, les
deux familles dont je suis issu, on était assez frondeur
- voire même anticlérical... Mais ça aussi,
cest une vieille tradition française : au fond,
on demandait beaucoup aux prêtres, et beaucoup plus quils
nont jamais pu donner. Pour le reste tout est question
de climat, le climat était catholique : on ne sait plus
du tout ce que cest aujourdhui. Lâme
profonde participait de cette continuité dêtre
qui na pas dautre origine que le Christ lui-même,
tout à fait en dehors des avatars de lHistoire.
Pour répondre plus précisément à
votre question, jai certainement été influencé
par la personnalité, laura, la charité rayonnante
de mon arrière-grand-mère, une sainte à
létat sauvage, comme disait le père
Claudel, qui avait les plus grandes difficultés avec les
formes de la religion - dont elle vivait pourtant de la manière
la plus absolue. Elle avait réalisé la prière
perpétuelle, et ne cessait de prier que pour prêcher.
Cest tout simple. Le jour de sa première communion,
le Seigneur lui était apparu et lavait bénie.
Elle le racontait avec la plus grande simplicité, comme
allant de soi - et nous même trouvions ça tout à
fait normal. Mais ce nétait pas une mystique : elle
navait que des certitudes.
2 - Quels furent vos principaux maîtres spirituels,
clercs ou laïcs ?
En Occident, il ny a pas de maître spirituel
au sens institutionnel du terme. Seule lÉglise est
mandatée pour enseigner et transmettre la doctrine. En
fait il ny a pas dautre maître spirituel que
le Christ. Rencontrer ou ne pas rencontrer le Christ est donc
la seule question. Pour le reste, je suis allergique au langage
de la théologie, jai dû faire de gros efforts
pour y pénétrer, assez tard et sans beaucoup de
profit : cest une connaissance malade qui na depuis
longtemps dautre fin quelle même. Après
ça, il y a les livres, les spectacles, les oeuvres dart
qui jouent un rôle déterminant et providentiel dans
la formation spirituelle de chacun de nous. Je nai pas
aimé les théoriciens. Ils ne mapportent rien.
Je ne pense pas quil y ait une seule oeuvre théorique
qui témoigne en même temps dune expérience
spirituelle. Comment peut-on parler de Dieu par ouï-dire.
Autrement dit, là où il ny a pas de sainteté
sous une forme ou sous une autre, il ny a rien. Il est
sûr que le fait nouveau, dans lhistoire de lÉglise,
fort mystérieux, est le caractère en quelque sorte
apostolique de loeuvre de certains laïcs, de Joseph
de Maistre à Bernanos. Ils peuvent être fort en
marge, comme Léon Bloy, hors de lÉglise,
comme Céline, ou fort scandaleusement au-dessus des règles
communes, tel René Guénon. Dans tous les cas, il
sagit moins de maître que de voix qui se contredisent
et se complètent ainsi pour une vaste et profonde conscience
des Temps.
3 - Pourriez-vous nous rappeler les principales étapes
de vos activités décrivain et de chroniqueur
?
Jai toujours écrit, du plus loin que je me rappelle,
dans une maison où on lisait beaucoup et toute chose...
Bien que précoce, jai bénéficié,
si je puis dire, dune maturation lente. Écrire,
cest perdre et retrouver son enfance, cest se délivrer
de ses maîtres sans les trahir. Cest long. Mais jai
entamé de très bonne heure une oeuvre interminable
faite de pièces et de morceaux, méthode dont on
espère toujours depuis Balzac quils finiront par
former une mosaïque. Alors non il ny a
pas détape.
4 - Vous avez suivi avec attention le déroulement
du concile Vatican II. Sa nécessité vous apparaissait-elle
comme certaine ?
Pas plus pas moins que la Révolution dont le Concile
nest quun des innombrables prolongements - à
moins quon ne veuille considérer, pour rétablir
la hiérarchie en termes théologiques - la Révolution
comme la figure anticipée du Concile. Dans la perspective
de la destruction de tout, la Révolution et le Concile
sont les instruments dune nécessité infiniment
mystérieuse, et dont personne au monde ne
peut aujourdhui apprécier lutilité.
A vue des résultats immédiats, le Concile a été
pire quinutile. Mais on ne connaît pas la fin. Si
ce monde devait survivre, lÉglise resurgirait des
ruines, non que cette opération se fasse sans les pleurs
et les grincements de dents dont parle lApocalypse. Mais
ce serait lÉglise éternelle qui ne peut ni
succomber, ni faillir, ni même totalement disparaître
- et non pas cette église nouvelle, fruit de lhumanisme
et de lillusion.
5 - Avez-vous distingué très tôt une
opposition flagrante entre les fondements de Vatican II et les
préceptes (traditionnels) du Syllabus?
Immédiatement. Lorsque jai entendu, puis lu,
la déclaration douverture (*) du pape Jean XXIII
qui stigmatisait les prophètes de malheur
au lieu dappeler les pères du Concile à la
plus grande humilité. Le discours douverture optimiste
porte en chacun de ces termes tous les germes de mort et de destruction.
Mais - et tel est le mystère - il ne manquait pourtant
pas de précédent : Non, Seigneur, cela narrivera
pas disait lApôtre Pierre à lannonce
de la Passion. - retire-toi de Moi Satan, tu nas
que les pensées de la terre, fut la réponse
du Seigneur. Ce sont les pensées de la terre
qui ont régné sur le Concile.
Quant au Syllabus lui-même, ce barrage édifié
par la seule volonté de Pie IX pour endiguer et discipliner
lépouvantable montée des eaux, il nétait
pas assez fort pour ce quil avait de dur. Aussi a-t-il
cassé au bout dun siècle.
Dailleurs, cette tentative de fixer la Tradition est malheureuse
dans son principe même. La Tradition est ce qui se transmet
de vivant à vivant. Malgré sa haute valeur intellectuelle,
le Syllabus nest jamais quune constitution, la charte
de ce quil faut croire. La Vérité saltère
à cette mise en code dont la fragilité est intrinsèque
: la Tradition est éternelle, tandis que les constitutions
sont faites pour être changées. Vatican II pouvait
en principe opérer un tel changement sans tout détruire,
et seul lavertissement de Jean XXIII nous montre quil
était impossible de ne pas comprendre que lÉglise
allait quitter la Voie Royale pour épouser les contingences
les plus fades et les plus grotesques de la pire mondanité.
6 - La définition du Concile comme pastoral
nautorisait-elle pas, de ce fait, certaines interprétations
erronées?
A la décharge des pères conciliaires et en dépit
des fumées de Satan qui, de toute manière,
sont toujours là, il faut bien avouer que les divers triomphes
de la modernité rendaient difficile sinon impossible,
lexercice des fonctions pastorales telles quon pouvait
les concevoir dans le monde ancien. La médiocrité
des évêques, labsence dâme, la
démagogie, lardente ambition, en quelque sorte politique,
de jouer à nouveau un rôle dans la cité des
hommes ont fait vite oublier quil ny a pas de véritable
pastorale en dehors de la Cité de Dieu.
7 - Avez-vous été amené à réviser
de quelque manière votre position vis-à-vis du
concile dans ces dernières années?
On conserve longtemps lespérance dun redressement.
A présent, il ny a plus despoir, non je nen
vois pas.
LÉglise et la Monarchie ont ceci de commun quelles
ne peuvent exercer légitimement ou durablement leur ministère
que dans la mesure où elles obéissent humblement
à leurs propres critères ou principes. Au delà
de toutes les querelles et de toutes les déviations cest
surtout lhumilité qui a manqué. LÉglise
a participé au péché dorgueil de la
modernité. Les bonnes choses que lon aurait pu tirer
du Concile ont été ainsi comme empoisonnées
à la source. A présent, il faut que la boule de
feu achève son parcours.
8 - Dans Un évêque parle, Mgr
Lefebvre écrit : Je ne suis pas contre le concile,
mais jaurais souhaité que le concile fût ce
quavait été sa préparation.
Comprenez-vous cette déclaration?
Ce que je comprends cest que lassemblée
a outrepassé ses pouvoirs en cours de route. Cétait
fatal et prévisible. On ne réunit pas tant de monde
sous des projecteurs médiatiques inouïs sans aboutir
très vite au babélisme. Outre la confusion des
langues, le caractère hollywoodien de la réunion
a fait perdre la tête à bien des gens car il donnait
de lÉglise limage exagérée dune
puissance omniprésente. Et puis que voulez-vous : le monde
les regardait ! Le monde entier ! Quelle merveille ! Il ne fallait
surtout pas le décevoir car lÉglise faisait
de nouveau partie de lactualité. Ce fut la plus
grande illusion de tous les temps.
9 - Quel regard portez-vous aujourdhui sur loeuvre
de Mgr Lefebvre?
Aucun. Cest un personnage ambigu, à la fois héroïque
et médiocre. Je crois que dans un premier temps, son absence
de lumières a bien servi la cause quil
pensait défendre, - et qui était nécessairement
bornée. Ensuite, il sest mis à suivre son
troupeau de contre-révolutionnaires peureux, de bigotes
nostalgiques, de chaisières ivres et de pauvres diables
de vichystes qui ont toujours une revanche à prendre sur
leur dernière erreur. Cet amalgame ne fait pas une doctrine,
mais il fait une idéologie : une de plus. Lhomme
que lon voudrait pouvoir honorer parce quil a eu
le courage de dire non a franchi toutes les étapes de
son calvaire jusquà la faute capitale : il pouvait,
en conscience se donner un successeur, un témoin de la
Tradition, mais il ne devait pas fonder une contre-église.
10 - La réunion dAssise (1986) provoqua de
vives réactions chez les traditionalistes. Comment lavez-vous
ressentie?
Comme un malentendu. Jean Paul II est un pape politique. Il
ne sagissait pas dune reconnaissance des autres formes
traditionnelles, mais de fournir une armée (spiritualistes,
unissez-vous!) pour sa guerre contre le marxisme et le matérialisme.
Cétait simplet - et ce fut dailleurs un fiasco.
Plus personne ny pense ny nen tire aucune vue
universaliste. Une fois de plus, les traditionalistes se sont
énervés pour rien. Ainsi va la crise de lÉglise
: il faut la participation de tous. Il y a la réalité
des choses et il y a ce quon en fait. Assise, comme la
plupart des innovations post-conciliaires, ne pouvait nous arriver
que faussé, et une certaine grandeur de conception à
la fois guerrière et universelle, allait être immédiatement
détruite par luniversalisme ambiant.
11 - La référence habituelle de Jean Paul
II à la question des droits de lhomme
vous semble-t-elle compatible avec le point de vue traditionaliste?
Tout le problème et de savoir si la référence
aux droits de lhomme est compatible avec la
Vérité et lEnseignement de Notre Seigneur
Jésus-Christ. La Révolution nest pas seulement
la Révolution. Cest en outre et cest dabord
la révolte. On ne peut faire entrer les principes de la
révolte dans le dépôt de la Foi, ni considérer,
tardivement prophétisée, la célèbre
Déclaration comme une sorte de cinquième évangile.
Cest du Michelet tout pur, et une absurdité.
Il est probable - et cest loin dêtre rassurant
- que le saint-père ny voit pas malice. Il fait
de la politique comme Monsieur Jourdain faisait de la prose.
Il y a pour soccuper des droits de lhomme
assez de personnes et dorganisations dont cest le
droit et le devoir de parler ce langage. Pour le même but
le pape doit employer le langage de la transcendance puisque,
comme vicaire de Jésus-Christ, cest la transcendance
quil représente.
Reconnaître, au bout de la route que cest lennemi
qui avait raison, calquer ses oeuvres et ses actions sur ses
actions et ses oeuvres, cest tout de même énorme
et vient probablement de cette mauvaise conscience historique
dont lÉglise sest laissée barbouiller,
au seul profit de la révélation révolutionnaire.
12 - Quelle est votre position vis-à-vis de la déclaration
Dignitatis humanae et la question de la liberté
religieuse?
La liberté religieuse, cela va sans dire depuis toujours.
LÉglise sait et enseigne quon ne doit ni ne
peut forcer la conscience de personne. La présence, dans
lhistoire chrétienne, de quelques épisodes
de fanatisme et dinquisition, dailleurs liés
à des circonstances de temps et de lieu, ne change rien
à la permanence de ce principe fondamental.
La pire des erreurs est toujours constituée par la Vérité
elle-même. Dogmatiser sur un bien originel, cest
le livrer démagogiquement à la dispute. Et la dispute,
cest le diable. Dans ce contexte de disputes et de comparaisons
saugrenues, la liberté religieuse est une erreur.
13 - Navez-vous pas le sentiment que les traditionalistes
qui nont jamais rompu le lien dobéissance
à Rome ou ceux qui, après un temps dinsoumission,
sont rentrés dans lobéissance ne sont guère,
au mieux, que tolérés par le clergé
français et regardés à Rome comme une minorité
somme toute négligeable?
Cest toujours le même problème - et il
est politique. Le mépris de Rome (une vieille coutume)
est dordre quantitatif. Le Vatican compte ses brebis avant
de légiférer. Une telle optique majoritaire peut
ainsi mener loin. Le pape nest déjà plus
quun monarque constitutionnel. Le prochain sera président.
Le suivant devra se présenter au suffrage universel tous
les cinq ans, etc...
Pour le reste, cela regarde les traditionalistes raliés.
Lattitude du chrétien est déterminée
par sa conscience. Peut-on avoir une conscience double : une
pour la Tradition, une pour Rome?
14 - Comment avez-vous ressenti la substitution du nouvel
Ordo Missae de Paul VI à la messe de saint Pie V? La célébration
des offices et de la messe en latin avait-elle une importance
particulière à vos yeux? Lapproche du Mystère
est-elle aussi sensible dans la nouvelle messe que dans lancienne?
Cest trop peu dire. Lordo de Paul VI part dune
erreur fondamentale. La Messe nest pas un spectacle qui
sadresse aux sens, elle nest pas un discours dont
on devrait faire quil soit le plus lisible possible. La
Messe est un mystère. La participation à ce mystère
est dordre purement spirituel et supra-mental. La Messe
est le fondement et le centre du Christianisme. La théâtralisation
de la Messe est un sacrilège. La perte, irréparable,
de la langue liturgique est une tragédie. Le terme de
nouvelle messe est en soit une aberration. Sil
y a deux messes possibles cest quil ny a plus
de messe du tout. La Foi est basée sur ladhésion
et non sur le choix au nom de convenances personnelles, dailleurs
parfaitement artificielles. Enfin, nous sommes passés
du théâtre (le plus médiocre) au restaurant.
La messe est donc à la carte et le pasteur impose le menu
selon le public. LÉglise se conduit comme une gargotière
qui pense pouvoir contenter tout le monde. Elle ne contentera
ni tout le monde, ni son Père.
15 - Vous dites quil ne faut pas confondre
ce qui est retiré avec ce qui est présent mais
invisible, ce qui est mort avec ce qui est endormi. Ce
propos peut-il sappliquer à la tradition catholique.
Quelle est la signification du mot tradition dans
lÉglise?
LÉvangile est éternel : Le ciel
et la terre passeront, mes Paroles ne passeront point.
Tout le problème est de savoir si lÉglise
participe de léternité de lÉvangile
ou de la fugacité de la terre.
La Tradition, cest ce qui a été donné
à lorigine pour être transmis scrupuleusement
de générations en générations. Cest
le dépôt vivant de la Parole de Dieu. Il ne peut
être altéré, augmenté ou diminué.
Seul le rite - quil ne faut pas confondre avec la liturgie
qui se déploie autour - présente rigoureusement
ce caractère. Il y a donc une zone fragile et périlleuse,
un espace de métamorphoses. Les unes sont providentielles.
Les autres non. Dans lesprit de confusion actuel, toute
nouveauté, passée, présente ou future, est
volontiers qualifiée de providentielle. Comment sy
reconnaître? Et bien évidemment il y a des critères
traditionnellement reconnus comme tels. Alors, outre que lon
reconnaît larbre à ses fruits, les métamorphoses
providentielles se manifestent toujours par mode de création.
Elles sont marquées par le génie de la sainteté
et leur effusion est douce, calme et intelligente. Les autres
se manifestent dabord par le mode de destruction, la manie
du bouleversement et de la réforme. Elles sont utopiques,
réductrices, bavardes et incertaines.
16 - Vous reconnaissez-vous dans la dénomination
de traditionaliste?
Non. Et les traditionalistes me le rendent bien. Il y a une
grande confusion intellectuelle et beaucoup dignorance
sur tous ces problèmes et sur les mots qui servent à
les désigner. Les traditionalistes ne sont
la plupart du temps que de simples conservateurs qui ne visent
quà sauver le dernier état, ce dernier état
quils avaient combattu la veille et quils finissent
par accepter. Cest malheureusement lesprit bourgeois
qui sest rendu victorieux de lÉglise et qui
est responsable de toutes sortes de déchaînements
et de ruptures. En voulant casser cette dure enveloppe, on a
fini par briser ce qui se trouvait à lintérieur.
En ce sens le concile nest pas une genèse cest
un aboutissement.
17 - LÉglise sest éprise de modernité
jusquà en oublier ses fondements sacrés.
Quelle est la part de responsabilité des clercs dans cette
situation? Sont-ils les assassins du sacré?
Les clercs ne sont certainement pas les premiers responsables.
Mais, après avoir beaucoup résisté, ils
ont fini par succomber à la tentation. Ils se sont rendus
au monde comme disait Maurice Clavel. Cela signifie que
la crise dépasse de beaucoup les problèmes que
lon agite : voire, quaucun des problèmes que
lon agite na réellement de limportance.
Il nest pas possible de séparer le Sacré
de la Foi. Quest-ce que le Sacré pour ceux qui pensent
pouvoir sen délivrer? Cest à eux quil
faut le demander bien entendu. Mais ce nest clair dans
aucun des discours en usage aujourdhui. Si le Sacré
disparaît en quoi a-t-on foi? En Dieu? Dieu nest-il
donc plus sacré? Etc.... On nen finirait plus de
multiplier les questions qui ne trouveraient aucune réponse
dans la grille actuelle. Au bout du compte on peut dire pour
paraphraser lÉvangile : Ils ont assassiné
le Sacré parce quils ne le connaissaient pas.
18 - Lusage du mot tradition était-il
courant, autrefois, dans lÉglise? Nest-ce
pas, paradoxalement, un effet du concile Vatican II?
A quoi bon nommer ce que lon possède? Et quand
on ne le possède plus, cest le discours sûr.
Un des malheurs du traditionalisme, cest quil
est obligé de se définir - alors que la tradition
vivante ne se définit pas. Toute définition est
réductrice. La Tradition cest le tout - tandis que
le traditionalisme opère des choix politico-culturels
qui vont à lencontre de luniversalité
de la doctrine et qui finiront par stériliser tout ce
qui nous en demeure.
19 - La tradition peut-elle être appelée à
évoluer dans certaines circonstances?
La Vérité peut-elle évoluer?
LÉglise cest la pérennité, la
pierre de certitude posée au milieu dun monde mouvant,
pour lui rappeler perpétuellement que le Royaume de Dieu
nest ni de ce monde ni dans ce monde, que ce monde périra
comme tous ceux qui lont précédé et
que Dieu seul Est. Elle porte le dépôt de lIntelligence
divine au milieu de la tribulation. Elle est lArche dans
la tempête - et le secours des naufragés.
Si son dépôt est le doute, si elle se fait elle-même
tribulation, quel secours peut-elle offrir, quelle pérennité,
quelle certitude?
Par ailleurs, le monde na nul besoin de lÉglise
pour faire du social, il na pas besoin de lÉglise
pour prêcher la paix ou les droits de lhomme - car
il na inventé tout çà que contre lÉglise,
pour accuser lÉglise, - et finalement pour la renverser.
20 - Lorsque Jean-Paul II évoque le caractère
vivant de la tradition, quel est votre sentiment?
Si Monsieur Homais avait fini par devenir théologien,
il se serait exprimé de cette façon. On hésite
à trancher si le propos est seulement niais ou profondément
délétère.
La Tradition est vivante - donc soumise à la décrépitude
et à la mort. Mais ce quon veut nous dire, cest
quelle est vivante, donc soumise aux pérégrinations
de lHistoire - ce qui est vrai seulement des traditions
secondes et purement humaines. Alors de quoi sagit-il?
De traditions humaines soumises au changement, à la décrépitude
et à la mort, ou de traditions pérennes portant
le sceau de la Divinité, capable de transcender lHistoire
et les avatars du destin?
On croit que Jean-Paul II est polonais - et cest faux.
Jean-Paul II est américain. Cest le premier pape
américain de lHistoire. Il a entrepris de vider
le dépôt de son contenu sapientiel au profit des
seules perspectives moralistes et politiques. Le souci de lorganisation
de la cité absorbe tous ses soins et coule comme de la
guimauve de foire dans toutes ses encycliques... Alors vous me
direz : quest-ce que cela? Le pape est le pape -
et vous nêtes rien. Certes je ne suis rien.
Et même moins que rien. Seulement voilà : comme
dit le proverbe, un chien regarde un évêque. Les
chiens ne sont pas admis aux sacrements - cela est réservé
aux pourceaux - mais Dieu, dans son infinie bonté, leur
a conféré du flair et toute latitude pour aboyer
quand quelque chose ne va pas.
21 - Comprenez-vous quun catholique prenne connaissance
dautres spiritualités, quil pratique certaines
formes de méditations étrangères à
la tradition catholique?
Non. Cela est aussi dangereux quinutile, surtout dans
létat actuel des choses. Mais comme nous nous dirigeons
aveuglément vers la confusion universelle, les fausses
gnoses, léquanime tolérance de toutes les
erreurs et de toutes les adultérations doctrinales ou
rituelles, il ne sert à rien de le préciser.
En un certain sens il ne peut y avoir de spiritualités
étrangères à la spiritualité. Comme
disaient les vieux missionnaires : la Vérité
est toujours de Dieu. Encore faut-il tout ramener à
son propre centre, car: nul ne peut servir deux maîtres
à la fois.
22 - Vous écrivez dans René Guénon
ou la mise en demeure (Ed. La Place Royale, 1986) : Seuls,
Guénon et les seins seront un jour en mesure de défendre
le christianisme, de refaire la Chrétienté, de
ramener le Saint-Graal. Eux seuls, déjà. Cest
donc à eux seuls quil vaut de sadresser en
fin de compte. Que peut apporter la lecture de René
Guénon à un catholique traditionaliste?
Hélas, rien du tout, cest bien trop tard.
Que voulez-vous, chaque jour qui passe emporte quelque chose.
Sans le moins du monde renier ce passage de mon livre et que
je crois vrai en soi, il est bien évident quil y
a de ce côté là aussi stagnation spirituelle.
Où quils se trouvent, ceux qui ont étudié
Guénon - ou plutôt ceux qui en parlent sont bien
décevants.
23 - La conversion finale de Guénon à lIslam
constitue à priori un obstacle pour les traditionalistes.
A quel besoin répondit-elle?
Dans la perspective initiatique qui est unique où se
plaçait Guénon, le terme de conversion
na aucun sens. Ainsi les Nobles voyageurs du
monde ancien, en quête de perfection et duniversalité
doctrinale, adoptaient les formes extérieurs et les modes
religieux des pays dans lesquels ils vivaient. Cette prétendue
conversion na absolument rien dexemplaire. Et Guénon
na jamais invité qui que se soit à le suivre
en Égypte. LIslam lui a été un refuge
qui lui a permis de poursuivre son oeuvre, et non dailleurs
hélas de lachever. Sil avait eu le choix géographique
et spirituel, nul doute quil serait allé aux Indes...
De toutes façons la grossièreté mentale
des occidentaux modernes ne leur permet pas de pénétrer
ces choses ; leur ignorance de leur propre tradition et lamnésie
qui affecte leur vision de lHistoire achèvent de
les rendre totalement incapables de ce redressement par lintérieur
que Guénon préconise.
A part ça, il y a tout de même quelques catholiques
qui ont entendu et compris Guénon. Leurs arguments en
faveur de la tradition contre la dérive moderniste ont
incomparablement plus de poids que celui du banal traditionalisme.
Mais tout dans cet ordre est remis à plus tard: il faut
que misère se passe.
24 - Le principe de lunité transcendante des
religions rencontre lhostilité de nombreux catholiques
traditionalistes qui discernent là une mise en cause du
magistère de lÉglise. Quelle analyse en faites-vous?
Dans cet ordre tout est malentendu et confusion. Ces pauvres
traditionalistes voient le diable partout, ce en quoi ils ont
bien des excuses, mais ils ne voient pas celui quils portent.
Lunité transcendante des religions
est une expression commode (et qui na que trop fait fortune)
pour exprimer quil ny a quun Dieu, et que ce
Dieu unique est lunique source de toutes les traditions.
Tout cela tombe sous le sens. Le magistère de léglise
ne sapplique quà son propre dépôt.
Personne na jamais prétendu autre chose.
Ce que lon peut reprocher aux catholiques, dans tous les
camps et dans tous les cas, cest de confondre avec un paganisme
corrompu les spiritualités vivantes et qui manifestent
par leurs oeuvres la sainteté de leur doctrine.
25 - Des travaux comme ceux de Mircea Eliade consacrés
à lhistoire des religions peuvent-ils apporter quelque
chose aux traditionalistes?
Loeuvre dEliade, vaste compilation de type bénédictin
est une sorte de testament des mondes anciens, mais elle procède
également dun point de vue archéologique
assez froid et finalement stérile. Elle ne dépasse
que rarement la perspective cosmologique. Eliade est un humaniste
religieux. Ce nest pas un métaphysicien, rien ne
soulève la masse des connaissances horizontales.
Or, nous navons plus aujourdhui dautre solution
que le recours absolu aux causes premières.
26 - Létude des différentes manifestations
du sacré peut-elle conduire, dans certains cas, au christianisme?
Le problème serait plutôt de savoir si le christianisme
tel quon le fait peut encore conduire au sacré.
A moins quon ne veuille entendre par sacré
une espèce dentité psycho-culturelle, privée
de tout caractère spirituel autrement que par lointain
reflet. Une manière de drogue dont le monde ancien, débile
comme on le sait, entourait la Foi et ses productions.
27 - Existe-t-il une vision gnostique du christianisme?
La tradition chrétienne-catholique sappuie-t-elle
sur un fondement gnostique?
Même réponse que pour le sacré. Que faut-il
entendre par gnose? Connaissance cachée, ésotérique,
intérieure - ou bien Dieu sait quoi dobscur et dextravagant?
Il faudrait être sûr que lon parle de la même
chose...
Posons en principe que nous parlons de gnose véritable.
Les choses, et particulièrement les choses divines ont
fatalement plusieurs sens - mais on nen voit quun
à la fois. Cest comme si on jouait à pile
ou face : quelque soit le côté sur lequel elle tombe,
la pièce nen ait pas moins indissolublement pile
ou face. Les refus à priori, disons labsence de
lumières ne peuvent rien contre cette réalité.
Si le christianisme est une révélation divine -
et voire probablement le sceau de la Révélation
Universelle, il récapitule tout et rien ne lui est étranger
ou extérieur. Tout le monde peut convenir, même
sans beaucoup de lumière, que la Connaissance divine ne
saurait être limitée par linfirmité
humaine et la grossièreté du monde visible. Dieu
est aussi infiniment inaccessible quIl est infiniment grand.
Nier l146;intériorité de la doctrine, ou ésotérisme,
cest limiter le dépôt céleste à
ce que chacun peut en comprendre, et risquer ainsi de le réduire
au niveau le plus bas. Même la foi la plus humble ne peut
se passer de perspectives et de prolongements mystérieux.
Cest surtout par la perte de lintériorité
que nous avons fait Dieu à notre image - alors que nous
sommes fait à limage de Dieu - ce qui dailleurs
ne peut sentendre quésotériquement.
Les réticences catholiques, et voire les crises dhystérie
de certains ne sexpliquent que trop par la présence
lourde et compacte dun occultisme ravageur, diabolique
mais qui nest que le choc en retour du libéralisme
et de lhumanisme, de lencyclopédisme et de
la Révolution.
Il sagit dune contre-gnose qui nest pas difficile
à reconnaître car elle porte avec elle toutes les
erreurs de la modernité (il nen manque pas une)
et dont depuis deux siècles lépanouissement
sans frein doit être considéré comme un véritable
signe des Temps.
28 - Eprouvez-vous de la sympathie pour la tradition gallicane?
Lantithèse gallicanisme-ultramontanisme trouve-t-elle
encore une signification aujourdhui?
Il y a deux choses : léglise anglicane, reste
des libertés dont jouissaient au Moyen Age toutes les
églises de la chrétienté ; une église
avec une sensibilité, des modes, voire parfois des rites
différents. Et puis, à partir du XVIIème
siècle et suite aux chocs provoqués par la réforme,
une église anglicane en état quasi-schismatique,
faisant obstacle au magistère romain sous tous les prétextes.
Ce gallicanisme qui porte avec lui toutes sortes de passions
et didées contradictoires, ne vise pas de prendre
ses distances et de récupérer ses libertés:
il vise le gouvernement de lÉglise. On peut le tenir
pour en grande partie responsable de la crise actuelle.
29 - Sous quel pontificat observez-vous une fracture entre
le gouvernement de lÉglise et les impératifs
de la foi traditionnelle?
Il y a plusieurs étapes. Évitons les jugements
téméraires. Peu importent dailleurs les personnes.
Lactuel pontificat découvre une vieille plaie qui
ne date pas des nouveaux papes (les nouveaux papes!).
LÉglise qui nest que trop du monde a subi
tous les avatars de lHistoire, particulièrement
depuis le XVIème siècle. Entre le règne
de Jules II - qui est sans doute le premier pontife moderne -
et le concile de Trente, tandis que la Réforme porte des
coups à lextérieur, brisant à jamais
lunité spirituelle de la chrétienté,
ce qui se passe à lintérieur est bien autrement
grave puisque lÉglise sadapte à la
mondanité effrénée de la Renaissance. Jusquà
cette époque, limage fondamentale de la chrétienté
catholique est la cathédrale manifestation de sa foi,
de sa connaissance, de sa charité : car limmense
livre sapientiel est ouvert à tous, et cest bien
réellement la maison du peuple. Avec Jules II, terrible
constructeur et monarque absolu, limage fondamentale change
du tout au tout.
Saint-Pierre-de-Rome nest plus le temple du mystère
sacré sous lample manteau duquel chacun peut trouver
refuge, cest le palais de lorgueil, de la démesure,
du luxe insignifiant et spectaculaire. A limage de ce palais
qui est un lieu terrible les pouvoirs du siège
de Rome sur le reste de lÉglise sont excessifs.
Lidée traditionnelle de centre pouvait ne pas amener
nécessairement à la monarchie absolue. Longtemps,
on a pu croire - suite à la publication du Syllabus -
que ces pouvoirs formidables et centralisés serviraient,
au jour de la grande débâcle spirituelle, à
conserver intact le plus précieux du dépôt.
Cest le contraire qui est arrivé. Et on a vu la
subversion anti-traditionnelle tomber de Rome à coup de
diktats sur le peuple chrétien réticent, jusquà
ce que le troupeau soit aux trois-quarts dispersé.
30 - Entre la Petite Église dhier
et daujourdhui et le courant traditionaliste ny
a-t-il point parenté militante? Et filiation contre-révolutionnaire?
Les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Il y a effectivement parenté et filiation.
Il est tout de même incroyable que pendant près
de vingt siècles toute nouveauté, ou
voire même tout soupçon de nouveauté, ait
entraîné les pires sévices de la part de
lautorité sacerdotale, et que brusquement, à
la suite dun changement de décor à vue -
qui nest même pas justifié par quelque violence
de lHistoire - on se trouve contraint daccueillir
des nouveautés (cest à dire, avec le temps
qui passe et dans la plupart des cas, de très vieilles
hérésies) avec le respect que lon doit aux
vérités révélées.
Toute petite église naît du sentiment bien légitime
que de quelque façon quon le tourne, le dépôt
constitué par la tradition est et doit demeurer invariable.
Le grand problème est que la rupture avec le centre entraîne
des maléfices inhérents à la violation du
principe dunité. En outre, la Révolution
dont un des plus graves inconvénients est dengendrer
la contre-révolution, crée un obstacle idéologique
qui altère souvent et qui réduit toujours la perspective
traditionnelle. A toutes ces contradictions, qui ne sont pas
autre chose que des signes des temps, il faut ajouter le fait
que chaque petite église peut sassimiler - non moins
légitimement en principe au petit reste dont
parle lÉcriture. Et il se pourrait quun jour
la véritable Église soit constituée par
ces micro-organisations où lon aura conservé
en dépit de tout ce quil était humainement
possible de sauver du naufrage. Une telle éventualité
exclut forcément le langage et lidéologie
de la contre-révolution.
En esprit et en vérité sinon en fait, ces barques
issues des flancs du navire amiral en péril, seraient
catholiques apostoliques et romaines ; elles le seraient
absolument : car il suffit dun Juste pour transmettre lintégralité
du dépôt. Ceci pour nexclure aucune possibilité,
car rien ne peut être exclu, désormais. Pour le
moment, et sauf quelque honorable exception, il semble que tout
ce qui se sépare manifeste surtout lesprit de secte,
avec tout ce que cela implique dorgueil et dimpatience.
31 - Pensez-vous que la gravité de la crise soit
telle au sein de lÉglise quelle puisse être
sans remède?
Sans remède non. Car se serait parier et pêcher
contre lespérance. Mais sans remède humain,
oui. Lorsque les châtiments auront achevé leur courbe
cyclique, Dieu enverra de nouveaux apôtres, des prophètes
et des saints.
Lessentiel à dire, cest quon ne revient
pas dune pareille apostasie sans passer par la destruction
totale ou partielle. La civilisation moderne est incompatible
avec la vie divine. Alors, pour ceux qui tiennent à leur
sac de peau plus quà leur salut éternel et
qui font leur délice du monde comme il va, ce nest
pas une bonne nouvelle, mais pour les autres?
Que les temps soient bons ou mauvais, lhomme na pas
dautre chose à faire que de travailler et de prier...
afin que ces jours soient abrégés...
(*) Voici, pour ceux qui en auraient oublié les
termes exacts, cette extraordinaire déclaration
qui ouvrait le concile à tous les sens du terme:
Il arrive souvent que dans lexercice quotidien
de notre ministère apostolique, nos oreilles soient offensées
en apprenant ce que disent certains qui, bien quenflammés
de zèle religieux, manquent de justesse, de jugement et
de pondération dans leur façon de voir les choses.
Dans la situation actuelle de la société, ils ne
voient que ruines et calamités ; ils ont coutume de dire
que notre époque a profondément empiré par
rapport aux siècles passés; ils se conduisent comme
si lhistoire, qui est maîtresse de vie, navait
rien à leur apprendre et comme si du temps des Conciles
dautrefois tout était parfait en ce qui concerne
la doctrine chrétienne, les moeurs et la juste liberté
de lÉglise. Il nous semble nécessaire de
dire Notre complet désaccord avec ces prophètes
de malheur, qui annoncent toujours des catastrophes, comme si
le monde était près de sa fin.
Dans le cours actuel des événements, alors que
la société humaine semble à un tournant,
il vaut mieux reconnaître les desseins mystérieux
de la Providence divine qui, à travers la succession des
temps et les travaux des hommes, la plupart du temps contre toute
attente, atteignent leur fin et disposent tout avec sagesse pour
le bien de lÉglise, même les événements
contraires.
© La Place Royale 1994, 1997