Introduction au Manifeste de La Place Royale (ouvrage à paraitre)
 
 
par Henry Montaigu

 

L'Histoire suit son cours avec l'implacable majesté des grands fleuves. S'il lui arrive comme à eux de changer de lit, de sortir de sa ligne naturelle par suite de quelque accident ou de quelque volonté humaine, l'ensemble du parcours ne saurait en être affecté. Les déviations sont relatives. Crues naturelles, barrages artificiels - tout cela n'est que ce qui s'ajoute à un destin général inchangé. Le "mystère" et "l'antimystère" d'un peuple, ses capacités d'exaltation ou de dénigrement, de construction ou de destruction ont un principe commun dans la force vitale et spirituelle qu'il a reçu dès sa naissance. Et si l'on veut bien considérer l'ensemble, tout - y compris les "accidents" ou les "contingences" - concourt à la réalisation intérieure et extérieure de "ce qu'il est ".

Que l'Histoire ne se définisse pas. Mais que dans le doute, l'indécision, la traversée du marécage, elle se cherche comme un fleuve cherche sa voie vers le terme qui le délivrera de sa destinée particulière au bénéfice de la grande indétermination. Mais il convient de ne pas prendre le marécage pour la mer; le simple lac pour l'océan. Les réalistes que l'amertume conduit au désespoir sont souvent ceux-là même qui ont été saisis par l'exaltation et la puissance, et qui, contrariés par l'événement et le nez sur lui, perdent toute foi et tout principe. Qu'est-ce qu'un événement! L'Histoire "naturelle" et l'Histoire "surnaturelle" ne coïncident pas toujours. Les réalités momentanées qui contredisent les principes permanents sont illusoires. Elles ne déterminent rien qui relève à la fois du visible et de l'invisible. Ce sont de pseudo-réalités : elle ne sauraient affecter l'être total - qu'il s'agisse d'un individu, d'un pays, d'une civilisation ou d'une forme religieuse.

Hélas, ce réalisme malfaisant fait aussi partie de notre destin et en limite souvent l'expansion.

Justement parce que la France appartient au Règne de Dieu, au dessein de Dieu sur la présente partie du cycle, - et qu'elle est, avant tout, une Aventure - le pire de ses travers n'est ni l'exaltation, ni le dénigrement, mais l'anti-aventure, terme en qui se synthétisent tous les degrés de l'apostasie. Cela s'inscrit dès l'aube de notre Histoire, qui est aussi la fin d'une autre histoire, avec la résistance manquée d'un Vercingétorix trahi par les siens, et plus particulièrement lâché par les villes, c'est-à-dire, par la caste bourgeoise. Cela s'est retrouvé au temps de Charles VI et se retrouve encore dans la France contemporaine, en 1940 comme en 1969 - car ce n'est pas la révolution qui a chassé Charles De Gaulle, ce n'est même pas la contre-révolution, c'est cette anti-révolution qui se confond parfois avec l'anti-aventure par le canal d'un conservatisme torpide à qui la peur fait dire "non" à tout. Ces mêmes gens avaient naguère enseveli la possibilité d'une métamorphose honorable de l'ancienne monarchie à travers Charles X, Louis-Philippe ou Henri V - et les royalistes eux-mêmes ont cru que "l'Ordre" était, à la suite du "Pré-carré", l'unique perspective en qui devait s'incarner l'idéal. Ils ont récolté le désordre. Aujourd'hui, le masque rassurant des successeurs se pare de la même illusion périlleuse. Les Rois sont tombés le jour où ils n'ont plus cru à la lettre que leur autorité se fondait sur le signe visible d'une élection visible que le sacre reproduisait. Chateaubriand, promoteur du dernier sacre de Reims, ne croit plus qu'en une cérémonie de caractère social. Et Malraux se demande si la France du Général de Gaulle n'est pas "un cadavre" qu'il a porté "à bout de bras". Etrange aberration qui renverse les termes. Si grand soit-il, l'homme au pouvoir - l'homme de pouvoir - ne fait qu'exprimer le peuple dont il est issu, à la fois par l'histoire antérieure et le consentement présent. Et cela ne va pas, de part et d'autre, sans de lourds sacrifices. Mais il s'agit en fait de quelque chose de beaucoup plus scandaleux que Malraux ne voit pas ou n'ose dire. S'il fut un cadavre porté à bout de bras, un espace de mort contre lequel le vif peinait et luttait, ce n'est pas la France, ce sont les pesanteurs d'un système déchu, d'un ordre décomposé, reconduit par la force des choses, et toujours faute de mieux.

Dieu nous garde d'écouter les réalistes. Bien que Chateaubriand et Malraux, supérieurs à leur parti et fort au-dessus des calculs politiques sous-entendent bien au-delà de ce qu'ils disent et servent la cause d'une France irrationnelle, invisible et visible et qui survit à tous les travestissements d'une des plus dangereuses histoires qu'il ait été donné à un peuple de vivre.

Dieu nous garde d'écouter les réalistes dont la tentation permanente est de situer l'unité de l'histoire à son niveau le plus immédiat.

Ignorant les "réalités premières", dont toutes les autres ne sont que des produits sans suite, comment tiendraient-ils compte, dans leurs calculs ou leurs craintes, de la Puissance régulatrice et de ses immenses capacités de résurrection ?

Ainsi, par méconnaissance d'autre principe, ou rejet de véritables termes d'Absolu, on en fait jouer le rôle à la "Nation" ou à "l'Etat", ou à quelque système administratif paré de majuscules - et tout semble perdu lorsque ces apparences s'effondrent.

Mais le plus grave est en vérité que l'on en vienne, sans d'ailleurs plus y réfléchir, à projeter cette vision, qui est à la fois rapetissante et horizontale, sur l'ensemble du passé.

Est-il cependant possible - et par exemple - d'assimiler Saint Louis à Richelieu et Richelieu à Thiers ? A un point de vue grossier, Saint Louis est un homme d'ordre, aussi impitoyable, à sa manière, que Richelieu ou Thiers. Mais cette manière est celle du Roi Très Chrétien, et il n'agit ni au nom de "la France" ni au nom de "l'Etat"? Et s'il agit au nom de Dieu, ce n'est certes pas au nom de Dieu dans l'événement, un Dieu organisateur et justicier, pour qui on n'envisagerait plus, à contre-courant des Ecritures, que la Royauté de ce monde. Une telle idée, issue de la Réforme et pseudo-judaïsante, est essentiellement moderne. Si le Moyen Age a tenté et souvent approché la disposition divine, le déploiement sacral sur ce monde, ce n'est évidemment pas dans un but social, serait-il plus ou moins "théocratique".

Le Royaume n'est pas de ce monde - et les plus hautes tentatives de ce monde ne peuvent être que des reflets encore lointains, avant tout, une préparation à ce Royaume, un moyen d'y accéder. Un Saint Louis n'assume donc le temporel qu'en vue du salut des âmes, salut individuel et collectif, l'Etat, la Nation, les structures politiques dont il disposait alors, n'étant que les instruments de ce salut.

On dira sans doute que ces nobles intentions ne nous concernent en rien, qu'il n'y a pas lieu de distinguer lorsque les résultats tangibles se ressemblent, et que la manière forte d'un Saint Louis est aussi odieuse - et certains diront plus odieuse - pour avoir été faite au nom du Christ. Il est vrai qu'après les avatars subis par la doctrine chrétienne depuis le XVIème siècle et l'avènement du Dieu sentimental de Saint-Sulpice ou de la Démocratie chrétienne, les principes du Moyen Age doivent être considérés comme des satrapes, des gens à qui ne manquaient que "les grands moyens" pour être comparés, après lecture du Goulag, au camarade Staline. Mais il s'agit d'une religion édulcorée ou travestie - et notre jugement n'est pas libre, puisqu'il est individualiste, athée de fait, imprégné de marxisme ou de telle autre idéologie contre-religieuse. Notre regard est donc retréci au seul espace terrestre - et tout prolongement de l'état humain nous parait être un accessoire légendaire dont nous n'avons pas à nous soucier. Le salut ? Pour quoi faire ? Chacun sait à présent que nous sommes tous sauvés d'avance, et que cette vie n'est pas faite pour s'en préoccuper. Pour quoi cette vie est-elle faite ?

Il suffit de poser ces questions pour montrer à quel point il serait inutile et saugrenu de tenter d'y répondre.

Une suite continue de déviations ont créé un abîme entre la Tradition et l'Histoire, le religieux et la politique, le spirituel et le social. Et ce n'est pas dans les lois seulement, c'est dans le coeur des fidèles qu'ils sont le plus cruellement séparés. Qui voudrait croire que les nations, les groupes et les formes procèdent d'une vie surnaturelle, et que, pour une part importante (enseignement, condition de milieu, mentalité, etc.) le salut individuel dépend du salut collectif ? Quel dirigeant responsable accepterait d'imaginer cinq minutes que ses actes et ses discours n'engagent pas seulement l'intendance mais la vie divine du peuple qu'il a la charge de conduire ?

On pouvait penser, il n'y a pas encore si longtemps, que les princes qui nous gouvernent gardaient par devers eux quelques bribes de l'antique mystère du pouvoir et qu'ils spéculaient en cachette de leurs sujets sur ses terribles et profonds arcanes. Mais aujourd'hui, nos rois parlent, et leurs opposants s'expliquent. Nous ne savons si c'est un effet du progrès toujours croissant de la Démocratie, mais il est vrai que l'on voit mieux et plus vite le fond du sac : les politiciens n'attendent plus d'être au rancart pour tenter de moraliser l'histoire et d'en déterminer la courbe future par quelques potions du genre philosophique, à court ou à long terme. Il est - bien sûr ! - impossible de savoir jusqu'où va leur "inconscience métaphysique" : nul ne peut à cet égard jurer de rien. D'abord, parce que chaque homme est une énigme et porteur d'énigme. Ensuite parce que le mensonge et la dissimulation sont pour les dirigeants modernes comme une seconde nature. Mais leurs discours et leurs ouvrages sont des faits, et parfois des événements. On peut en mesurer le sens et la portée.

L'absence de détermination spirituelle, même sous-jacente, diffuse, ou comme on dit, au "second degré" est à présent un fait acquis sur lequel personne n'aspire à revenir. La froide rhétorique des stratèges ne vise plus qu'à conserver un certain nombre de positions et à promouvoir un certain nombre d'idéaux vagues - dont quelques uns sont notre bien commun depuis toujours et qu'on nous propose de restaurer chaque fois que l'on nous en prive.

Il était sans doute normal que l'Eglise telle qu'on la change, que l'Etat tel qu'on le fait, n'aillent plus de compagnie - autrement qu'au mauvais niveau de la complicité bourgeoise, car la complicité est de tous les termes d'union ou d'entente, le plus détestable, le moins fructueux, le plus aléatoire.

Mais comment peut-on penser que le Temporel et le Spirituel, une fois cet ultime trait d'union anéanti (et c'est chose faite, sinon tout-à-fait dans les structures, du moins, dans les mentalités) pourraient s'en aller chacun vivre leur vie propre, l'un sans idéal, sans absolu, sans fins dernières - et l'autre sans construction sociale, sans permanence terrestre définie par quelque chose qui ne soit pas uniquement déterminé, dans sa génèse comme dans son devenir par l'esprit de rupture : en bref, sans ce "César" à qui l'on puisse, après avoir pesé ce Nom pour lui donner son sens, rendre légitimement "ce qui lui est dû" - et qui est devant Dieu responsable d'abord, non de la prospérité ou de l'harmonie sociale, mais à travers elles et par elles, du salut collectif.

Les matérialistes ne sauraient concevoir - et par ce terme nous entendons également les hommes religieux qui ont laissé subordonner la spiritualité transmise au matérialisme ambiant - que l'importance conférée à César par l'Ecriture n'est pas d'ordre politique, ni que, plus précisément, la "politique" a une toute autre origine et de toutes autres fins que cela qui aujourd'hui s'exprime par ce mot.

Rendre à César ce qui est à César, c'est déterminer l'espace terrestre permettant le salut collectif par les formes, les oeuvres, les institutions, les connaissances cosmologiques, c'est métamorphoser à la source toute mondanité centrifuge ou descendante - c'est enfin délivrer l' Eglise des affaires du siècle, la situant ainsi dans l'espace uniquement spirituel qui doit être le sien. Rendre à César ce qui est à César c'est indiquer les portes de la transcendance et c'est en dégager les voies dans ce monde - c'est enfin rendre à Dieu ce qui est à Dieu.

Tels sont les principes : s'ils ne se sont pas incarnés purement et simplement dans l'histoire de l'Eglise, c'est pour des raisons dont nous avons fait état, et sur lesquelles il y aura bien des occasions de revenir.

Ce rôle ainsi défini - qui fut, autant qu'on puisse l'affirmer, celui de la Primitive Eglise, de constitution initiatique et de caractère élitiste - concerne la "voie métaphysique", et a pour objet, non le simple "salut", mais plus exactement, la "délivrance".

L'Eglise, en constituant plus tard, sous la poussée des circonstances cyclo-historiques - et d'ailleurs providentiellement - une religion de voie médiane "éso-exotérique", a été amenée, après avoir assumé un temps la charge du Temporel puisqu'elle "héritait" de César, à déléguer le pouvoir temporel à des Rois (Saint Rémy et Clovis), cependant que des organisations initiatiques allaient transmettre de leur côté, dans le secret qui convient - mais non sans en laisser des traces et particulièrement dans les oeuvres - la part la plus intérieure et la plus transcendante de la Tradition chrétienne. Multiples et fort diverses, ces organisations, qui couvraient le plus large panorama social et spirituel, de la subtile et invisible "Rose-Croix", dont on dit qu'elle disparut d'Occident vers le milieu du XVIIème siècle, aux troupes errantes de comédiens et de jongleurs, aux rites mystérieux des forestiers, aux "loges" fondées sur le travail manuel - dont la Franc-Maçonnerie est le rejet lointain et notablement dévié depuis la refonte dite "spéculative" du XVIIIème siècle et le gauchissement politico-philosophique du XIXème - en passant par les ordres équestres, dont le plus connu est celui des Templiers, ont contribué, en offrant des possibilités de réalisation spirituelle dans tous les domaines et toutes les castes sociales, à réaliser l'admirable et difficile équilibre d'un Moyen Age à cet égard toujours mal connu, et cela, malgré l'instabilité ambiante et l'inexorable chute des temps.

Aujourd'hui, le Temporel et le Spirituel, divisés par leur absence commune de principes - et tous deux frappés de stérilité et d'impuissance devant une décomposition sociale inouïe et irréversible, aux prises à la loi de fer du monde moderne que ni l'un ni l'autre n'avait prévu et plus tard contrôlé, dont le véritable sens leur échappe, et que d'ailleurs ils n'oseraient remettre en cause si quelque lumière surnaturelle leur en découvrait le néant et l'horrible fin, ne trouvent d'autre ressource que dans le remède, d'ailleurs purement instinctif du conservatisme : ce qui est à la fois une attitude réaliste et une démarche illusoire et périlleuse en face du bouillonement d'idées, de sentiments, d'aspirations et de recherches intellectuelles qui, malgré ou à cause de la décrépitude formelle de tous nos héritages, caractérise notre époque.

Ainsi, tout est dérisoirement ramené à un problème politique. Faut-il ou ne faut-il pas conserver ? Que faut-il et que ne faut-il pas conserver ? Car le réformisme nous tente, depuis Loui XVI (et même depuis Fénelon et le duc de Bourgogne) moins comme une panacée que nous aurions toujours réclamée sans jamais l'obtenir, que comme une espèce de tarentule qui ne sait à quoi s'appliquer. Une des causes de l'échec du dernier référendum du général de Gaulle venait d'une absence de conviction perceptible. De toute urgence, il fallait changer quelque chose : mais quoi ? Et comment ? Même quand il sait concevoir - et surtout, prévoir, ce qui est plus rare, le pouvoir demeure impuissant. Et il est impuissant parce qu'il n'est pas libre. Il est dans ces conditions absurde de prétendre réformer quoi que ce soit, puisqu'on ne sait au juste ce qui convient, qu'il est presque impossible de mesurer les conséquences avec la complication des tendances et la précipitation, dramatique ou dramatisée, des événements, et qu'en outre on sait bien ou devrait savoir que toute mesure se heurtera d'abord aux amendements des politiques, puis aux pressions diverses de féodalités plus ou moins visibles, et enfin, à l'obscur barrage des administrations qui est parfaitement en harmonie avec l'indifférente lassitude des administrés. Ainsi va la démocratie, et particulièrement la démocratie française. Si, sans l'avoir voulu ou prévu - donc par conséquent sans pouvoir les maîtriser - elle était contrainte à employer les "grands moyens", on verrait alors ce qu'on a vu déjà : des bouleversements ruineux mais qui laisseraient tout en place. La Révolution a prouvé une fois pour toutes qu'elle n'était aucunement libératrice des structures lourdes et des hiérarchies figées, car, au contraire, elle les renforce. Elle se borne à changer les hommes tout au long de la grande échelle. On connaît le mot, justement fameux, sur "le vaste déménagement". Tout est renversé dans l'ordre spirituel. La crise morale qui s'en suit est la plus importante que l'Histoire ait enregistrée. Mais la justice sociale, ni la justice tout court ne sortent meilleures de l'épreuve. L'Armée, la Police et l'Administration deviennent super-puissantes. L'Etat Napoléonien est un pressoir. C'est le legs de Louis XIV encore durci et privé des multiples libertés locales et corporatives de l'Ancien Régime.

Mais alors, voilà autre chose. Il parait aujourd'hui commode à certains de désigner le Roi Soleil comme le premier agent responsable de tous nos maux. On ne pense pas qu'il ait pu prévoir l'assassinat légal de son arrière petit-fils, ni la désacralisation totale du pouvoir temporel. Et cependant, il eut sur son lit de mort un mot qui parait assez énigmatique : "Je m'en vais, mais l'état demeure".

Il est demeuré à travers tout. Et cela nous oblige à explorer l'autre aspect de la question.

S'il est vrai que nous en disons pis que pendre, et que colbertisme et jacobinisme trouvent peu de défenseurs avoués, car ce n'est pas la mode, on doit se demander pourtant ce qu'il resterait aujourd'hui de la France sans cette formidable machine qui a les capacités de traverser les siècles. On ne peut à cet égard qu'interroger l'histoire des nations effacées de la carte ou celle des peuples subissant à quelque niveau que ce soit l'empire de l'étranger. L'Etat s'est substitué à tout, mais il soutient tout. Défaites et révolutions n'ont pas eu prise sur lui. Nous avons pu changer quatorze fois de constitution, et cent fois pour le moins de couleur politique sans qu'il s'en trouve ébranlé.

Lors du désastre de 40, l'Etat majusculé donne son nom au régime de Vichy, libéré des parlements et des partis. L'Etat est sa seule constitution. On vit alors le législatif et l'administratif se confondre dans l'illusion de la souveraineté - et on entendit Pétain, affirmer sans le moindre humour, au coeur de la défaite, de l'humiliation et justement de l'impuissance : "J'ai plus de pouvoir que Louis XIV". On peut sourire. Mais n'y a-t-il pas quelque apparence que la pérennité des rouages, par lui sauvegardée, était une part non négligeable de la pérennité de la France ? La machine remplissait toujours ses fonctions.

Il est vrai qu'elle est asphyxiante et impersonnelle, qu'elle est l'ennemie de l'imagination et de la créativité. Mais peut-être ne serait-il pas mauvais de se poser les questions suivantes : en quel monde vivons-nous pour leur laisser libre cours ? Et que sont aujourd'hui les Français pour prétendre au libre jeu et à la décision? La France n'est pas une île d'Utopie baignée par l'océan des rêves. Nul n'y possède de baguette magique. Elle n'est pas sans voisins, sans responsabilités et sans Histoire. Il est vrai que les mauvaises habitudes y foisonnent, étroitement liées aux traditions les plus précieuses. De ce fait, qui veut trancher le mort tranche parfois le vif. En voulant extirper un défaut, il arrive parfois que l'on crée un vide infiniment plus dangereux. Il ne suffit pas de dérouler sur le papier l'harmonieuse vue cavalière de ce que devrait être la France idéalement pour y rétablir tout-à-coup comme une espèce d'Age d'Or.

En fait, l'Etat est le seul dénominateur commun qui nous reste. Il est là pour résoudre, au-dessus de toutes les divisions - et pas seulement politiques : elles sont de tous ordres - et qui exerceraient bien plus encore leur pression sur le "pouvoir" si celui-ci n'avait plus le moyen d'opposer à toutes sortes de diversions, d'intérêts et d'intrigues, l'impavide et inébranlable ciment armé de son Administration.

D'autre part, ceux qui réclament le libre jeu, les courants d'air et l'initiative, ont certainement mal mesuré la véritable nature de la difficulté d'être et de se mouvoir de la France dans le monde moderne. La crise est certes grave, le malaise certain, et l'ennui manifeste. Mais cela est beaucoup plus d'ordre spirituel et moral que structurel et politique. Aucune organisation n'est mauvaise en soi, et tout d'ailleurs est perfectible. Ce qui est mauvais - ou bon - c'est ce qu'elle véhicule et qui souvent ne lui appartient pas. Si votre sang est empoisonné, ce n'est pas la faute de votre système circulatoire. Quand un moteur cesse de tourner par manque de carburant, il serait imbécile de s'en prendre au moteur. La crise est religieuse. Les divisions dont si souvent on fait état le sont à l'origine. La France est le seul pays d'Europe ou le protestantisme, depuis le XVIème siècle, ne fut ni digéré, ni accepté, ni définitivement rejeté. Il y a des pays catholiques et des pays protestants. La France est un pays catholique à mentalité protestante. Le plus sensible, de ce fait, à l'influence des minorités de révolte, de déviation, ou comme on dit de "progressisme", - ce qui entraîne, évidemment, une défense conservatrice plus lourde qu'ailleurs, et qui est tentée de voir, jusque dans le mouvement naturel des choses, de pernicieuses agressions.

Au départ, le phénomène religieux est étroitement mêlé au phénomène politique, et jamais par la suite, malgré des ambiguïtés sans nombre et de curieux va-et-viens doctrinaux, ils ne se trouveront complètement dissociés. Cela va de la Réforme à la Révolution, de la Contre-réforme à la Contre-révolution; de la Ligue à l'Action Française; des Camisards aux Chouans; du Jansénisme au Sillon.

Champ clos particulier de toutes les tendances qui ont traversé le monde moderne, la France les a vécues plus intensément, et ce, jusqu'à tarir presque toutes nos sources vives, nos capacités de création, notre liberté de regard et notre bonheur d'être - bonheur normal d'être ce que l'on est, d'agir et de créer en conséquence. A cet état médian qui fut longtemps le nôtre, il s'est substitué, après les rodomontades du XIXème siècle, ensevelies dans l'apocalypse de 14-18, une manière de grogne continue, de mécontentement général stérile et auto-destructeur, de dénonciation perpétuelle de "l'Homme français" et de ses productions dont on parle volontiers comme s'il s'agissait d'un monstre nuisible à abattre, ou d'un brontosaure qui n'aurait plus sa place que sous une vitrine du Muséum. A cet égard, la médiatisation culturelle que nous subissons depuis les années 20, et plus fortement depuis les années 60, en particulier dans le domaine des arts plastiques, du théâtre et de la musique, sous le prétexte d'on ne sait quelle souhaitable internationalisation de la culture, mise en évidence par André Malraux, et qui fut la part d'ombre - d'ailleurs paradoxale - du régime gaulliste, est un des phénomènes les plus caractéristiques de cet état suicidaire. Alors, il ne s'agit pas de dire : "que faire?" Edifiés par diverses expériences totalitaires, on ne saurait bien entendu souhaiter une politique culturelle "à la française" : elle serait tout naturellement arbitraire, niaise et parodique. Le mécénat d'Etat est de toute manière une lourde erreur, et les démocraties sont par essence inaptes à jouer quelque rôle conducteur que ce soit pour tout ce qui concerne ce que l'on nommait en français d'avant le déluge: "les ouvrages de l'esprit".

En fait, l'unité psychique de la France a été brisée avec son unité spirituelle. Le redressement du XVIIème siècle en a retardé l'effet destructeur jusqu'à la révolution de 1789. Ensuite, notre individualisme, qui a toujours eu des inconvénients, mais qui n'était ni un vice ni une tare car il portait en soi sa propre régulation, s'est enfin donné libre cours dans toutes sortes d'affirmations sectatrices : partis politiques, sectes religieuses, sociétés de pensée, groupuscules et mouvements, "ismes" divers qui sont autant de tremplins aux criailleries des médiocres et des faux génies dont l'unique supériorité consiste à renvoyer une image acceptable à l'imbécillité majoritaire.

A présent, éclairés, leur semble-t-il, par l'Histoire et l'analyse des "mentalités", qui cependant est bien aléatoire, certains n'hésitent pas à parler de "mal français". De quoi s'agit-il? Et de quelle France?

Depuis 1789, nous avons bien souvent changé de légalité politique et de mode de gouvernement - en quelques heures ou en huit jours - mais nous avons, contrairement à l'Ancien Régime, toujours su éviter la guerre civile. Oui. Nous avons évité les guerres civiles - mais la France est devenue une manière de moulin à vent ou rien n'est assuré à personne, où rien n'est stable ni satisfaisant, et où on est toujours en attente malsaine de quelque événement, grand ou petit, qui serait de nature à "changer les choses".

La guerre civile! Qui ne souhaite en éviter l'horreur, en effet. Qui voudrait en faire l'éloge - et qui ne désire en demeurer (au plus éloquent la guirlande) au stade de la discorde verbale? Et pourtant : La France de l'Ancien Régime a été engagée dans de terribles crises nationales, parfois longues et meutrières. Mais elles n'ont nullement affecté la cohérence du pays, sapé sa confiance en lui-même - ni brisé ses structures internes. Et c'est un fait indéniable qu'après chacune d'elles, la France est entrée dans des périodes plus ou moins longues de créativité et d'expansion, d'influence spirituelle et politique, de prestige intellectuel, de splendeur artistique - et de cette stabilité qui est la seule qui vaille, puisqu'elle repose essentiellement sur la paix des coeurs.

Contrairement à ce que l'on donne à croire, le mal n'est donc pas endémique. Mille ans de Royauté sacrée montre que nous avions, autant et plus que d'autres le goût de la continuité, continuité qui n'était pas, bien au contraire, incompatible avec l'esprit de changement. Si c'est un paradoxe, il est de fait. Les systèmes de forte implantation, assurés quoi qu'il arrive de leur avenir, et de pouvoir mener à bien des réformes issues de la Nécessité (et non de démagogies temporaires) peuvent se permettre les plus extraordinaires bouleversements - tandis que l'instabilité engendre l'inertie désabusée, le conservatisme lourd, et toutes sortes de réactions en faveur de l'immuable qui ne sont pas toujours dénuées de bon sens.

Ajoutons que nul peuple n'était plus fidèle à ses lois fondamentales que les Français de l'Ancien Régime - et l'antique adage, inlassablement répété pendant des siècles, était unitaire : une foi, une loi, un roi.

Nous n'irions pas jusqu'à dire que l'agitation des Français, leur inguérissable malaise institutionel et moral, est pour une large part d'ordre nostalgique, et qu'ils pleurent, avec leur unité perdue, leur commun dénominateur; mais enfin, l'explication serait moins absurde que celles que l'on nous propose.

Ce fameux "consentement" général, mot ritualisé par le sacre, qui les avait faits grands, solides, exemplaires, ils le regrettent assurément sans en avoir conscience. Mais de quelle nature était-il? Il était de nature spirituelle. Peut-il en être autrement? Aucune puissance au monde, aucune idéologie n'a le pouvoir de réaliser un consensus durable et harmonieux. On répond ordinairement qu'alors, il n'y aurait pas de remède car "ça ne se refait pas". Ah! sans doute! ça ne se refait pas - humainement du moins - car c'est Dieu qui dispose, et l'Histoire démontre l'insanité finale des calculs qui d'aventure, auraient négligé cette loi.

Il y a un dialogue célèbre. Au Cardinal Pie qui lui parlait du Règne du Christ, Napoléon III - qui sans doute n'osa dire que le temps était passé - répondit comme un ambassadeur doublé d'un pleutre que "le temps n'était pas venu" et s'attira cette répartie prophétique: "Et bien, sire, puisque le moment n'est pas venu pour Jésus-Christ de régner, le moment n'est pas venu pour les gouvernements de durer".

Ils s'étaient tout dit: Ils avaient tout dit sur les temps modernes.

 

H. M.

© La Place Royale 1994, 1999


Henry Montaigu

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