
Qu'est-ce que l'Occitanie
?
par Henry Montaigu
© La Place Royale, 1995, 1997
- Extrait de Toulouse, mythes et symboles de la Ville Rose.
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On nous a longtemps raconté la belle
- trop belle peut-être et fallacieuse à plus d'un
titre - histoire du "Pré-Carré" patiemment
aménagé par les Rois Capétiens, et devenu,
au XXème siècle, sous le couvert des métamorphoses
de l'image et de la politique cet "Hexagone" qui en
marque la forme et l'unité définitives.
Eh bien, il est curieux de constater qu'au
moment où on la définissait ainsi (il y a vingt
ans) des mouvements divers se faisaient jour ici et là,
ne visant à rien moins que la partition plus ou moins
absolue, morale et culturelle d'abord, politique un jour peut-être,
de la Patrie unique, et si chèrement acquise de tous les
français.
Ces mouvements divers ont parfois des motivations
saugrenues. Si nul ne peut nier que la Corse soit une île,
si l'on ne trompe personne en affirmant que la Bretagne est différente
et que le breton est une ancienne langue qu'il est important
de sauver serait-ce in extremis, on ne voit pas trop sur quoi
se fonde l'invention parfaitement arbitraire de "l'occitanie".
On peut certes accuser la dictature de Paris
(mais Paris n'est-il pas notre sacrifice à l'universel,
ne représente-t-il pas aussi le meilleur de nous-mêmes
venu de partout, notre bien commun ?) de créer des particularismes
de révolte fondés sur l'aménagement parfois
tragique et toujours difficile du monde moderne. Les provinces
- certaines provinces - secoueraient donc le joug de la lourde
machine de l'État centralisateur, égalitaire et
massifiant, qui est la "tradition" du Jacobinisme,
lui-même héritier sur ce point de Colbert. Mais
on ne combat pas un mal, d'ailleurs connu depuis vieux temps,
par des méprises qui vont tout à la fois contre
la naturelle évolution des choses - et contre la réalité
historique, ethnique et géopolitique.
Ce mal, veut-on d'ailleurs le combattre ou
créer à tout prix une situation de trouble et de
mécontentement ? Quand on nous parle de "Douze siècles
de résistance" à une prétendue "hégémonie
française" et qu'on met bout à bout pour en
faire un tout continu de révolution, toutes les révoltes
- populaires, aristocratiques ou religieuses - toutes les hérésies,
toutes les réclamations, toutes les grognes à l'impôt,
la distorsion des faits est patente, et nul doute alors qu'on
ne prétende aller bien au-delà des problèmes
qui se posent ici et aujourd'hui. Ainsi peut-on créer,
en falsifiant l'Histoire dans un but évident, des Bretagnes
factices et de Fausses Occitanies. La modernité et la
fortune récente de ce dernier terme sont d'ailleurs suspectes.
Parmi tous les prétextes historiques
mis en valeur et artificiellement reconduits par une abondante
littérature, le plus important est sans doute le drame
cathare. La résurrection de cette doctrine, lugubre à
bien des égards, porte en soi deux paradoxes. Elle est
d'une part étrangère au Languedoc, n'y a rien créé,
y a au contraire beaucoup détruit par son caractère
hétérogène et suicidaire, son gnosticisme
extériorisé en "pseudo-religion" de ce
que l'Aquitaine et la Provence ont su sauvegarder. Car outre
qu'elle est loin d'avoir recouvert tout le Sud, on oublie toujours
que la "croisade", si atroce qu'elle nous paraisse,
trouve une légitimité d'intention, sinon de fait,
quand on s'avise que ceux qui ont combattu l'albigéisme
entendaient lutter contre le génie même de la mort
et de la destruction de tout ce qu'ils étaient, de tout
ce à quoi ils tenaient et qui menaçait d'être
englouti. Second paradoxe, qu'a-t-elle de commun, cette religion
du silence, de la pureté et de la négation de la
vie terrestre, avec la mentalité, les aspirations et les
croyances du monde moderne ?
De quoi s'agit-il en outre ? De nous faire
croire que le Nord (Français) a colonisé le Sud
(Occitan) à la suite de la catastrophe du catharisme du
XIIIème siècle. Mais il n'y a jamais eu de véritable
frontière - linguistique ou autre - entre le Nord et le
Sud. Et ce Sud lui-même n'est, contrairement à ce
que prétendent les "occitanistes" qu'une mosaïque
de pays variés aux destins divergents. Chacun sait, en
ce qui concerne la langue que d'une part, c'est partout en France
que pendant longtemps les élites religieuses parlaient
et écrivaient le latin - jusqu'à ce qu'il soit
remplacé par le français. Et que d'autre part,
également dans tous les pays de France, les dialectes
locaux (anciennes langues ou simple patois) continuaient d'exprimer
dans l'immense marge populaire, en la reconduisant, une civilisation
antérieure de caractère oral. Leur anéantissement,
non encore définitif, date des cinquante ou vingt-cinq
dernières années, et il est en rapport direct avec
la mutation de la société en mode urbain et industriel.
Il s'agit peut-être d'une "colonisation" - mais
elle est d'un tout autre ordre. Quand on nous dit par exemple
que le Midi de la France est devenu le "lave-cul" de
la "civilisation industrielle", il faut s'entendre
: si le soleil et la mer sont aujourd'hui des biens de consommation
d'où découlent un enrichissement fallacieux et
un enlaidissement du paysage, - si la société industrielle
est une mauvaise chose, formidable machine d'esclavage, productrice
de bruit et de laideur, anti-naturelle où l'homme ne retrouve
ni sa mesure ni sa respiration, pourquoi ne pas le dire dans
ces termes ? Si le modernisme est avilissant, il l'est partout.
Il ne servirait à rien par conséquent de découper
la France en morceaux. Le Midi n'est pas la seule victime : la
province française qui a été le plus irrémédiablement
saccagée par la civilisation industrielle et la centralisation
excessive est justement l'Île de France. Là comme
ailleurs, les gens qui avaient la terre n'ont pas su résister
à l'illusoire tentation de l'argent. Mais n'ont-ils pas
obéi à une nécessité plus grande
qu'eux - qui n'est pas d'ordre politique - et qui n'est d'ordre
ploutocratique qu'au second degré. Nous ne connaissons
pas d'écologiste qui, après avoir fait le bilan
de la détérioration culturelle et biologique où
nous nous trouvons engagés, soit déterminé
à renoncer aux avantages qui sont cependant à l'origine
des inconvénients qu'ils dénoncent.
Qu'est-ce que l'Occitanie, en fait ? Il y
a l'ensemble Aquitain : Guyenne, Gascogne, Périgord, Béarn,
Quercy et Rouergue ; les deux provinces d'Oc du Centre : Limousin,
Auvergne (et dans tous ces pays, il n'y a pas, ou peu, d'implantation
cathare) ; le Languedoc proprement dit : les comtés de
Toulouse et de Foix, le Roussillon, les Cévennes, le Velay
; l'ensemble provençal enfin : Valentinois, Orange, comtat
Venaissin, Bas-Dauphiné, Provence, comté de Nice.
Toutes ces entités régionales,
déjà fort différenciées sur le plan
géographique, n'ont ni la même histoire, ni le même
fond ethnique, ni tout à fait la même langue, ni
par conséquent la même culture. L'Aquitaine, par
exemple, aboutissement des chemins de Saint-Jacques, avait une
vocation internationale et regardait forcément vers l'Espagne
et le Portugal. Ouverte à l'Angleterre, aux Flandres,
à la Russie par l'Atlantique et les ports de Bordeaux,
elle était en outre en relation beaucoup plus étroite
avec le Poitou où s'étaient établis ses
grands ducs, avec le Maine et l'Anjou des Plantagenets, qu'avec
le Roussillon des Rois de Majorque ou l'Avignon pontifical. La
Provence elle-même, arrachée très tôt
à la Gaule par la fondation du comptoir grec de Marseille,
puis par la conquête romaine, gardera toujours, à
travers les Croisades dont elle fut la porte et le commerce du
Levant dont elle était la clef, une vocation méditerranéenne.
En ce qui concerne le Limousin et l'Auvergne, ils ont au cours
des âges accentué leur appartenance aux provinces
du Centre plus qu'à celle du Sud. Des traditions particulières
fortes, ainsi que le quasi-royaume constitué par la Maison
de Bourbon et qui englobait la Marche, le Bourbonnais, le Beaujolais,
le Forez, les Dombes et l'Auvergne ont définitivement
situé cette dernière en dehors de l'ambiance méridionale.
Quant au Languedoc, qui est aujourd'hui l'épicentre de
l'agitation "occitane", il occupe dans le sud une position
médiane et a toujours exercé une forte influence
intellectuelle. C'est la patrie du "Gai-Savoir" mais
aussi, celle des rhéteurs, des théoriciens, des
légistes. Réuni par héritage à la
Couronne dès 1271, son destin politique sera désormais
tout français. Et ce soi-disant vaincu finira par imprégner
de ses coutumes son soi-disant vainqueur. C'est en tous cas l'avis
de Mme Régine Pernoud qui note : «Les provinces
nouvellement acquises ne seront pas traitées en minorités
et ne connaîtront ni persécution linguistique ni
oppression d'aucune sorte. On leur laissera leurs coutumes, ce
droit écrit qui finira par réagir sur le droit
coutumier et tendre à transformer la monarchie féodale
en monarchie absolue, pour préparer le triomphe du droit
romain lors de la Révolution Française».
Ce sont les Capitouls de Toulouse qui - acte symbolique entre
tous - ont jugé et condamné Montmorency, chef de
la dernière révolte féodale contre Richelieu.
Tous ces pays comme on le voit ont donc une
histoire qui leur est propre. Ils ont des contours particuliers,
des pierres différentes. Ils ont été formés,
avec des fortunes diverses, non pour se dresser en de mesquins
et orgueilleux flots, mais pour participer à une aventure
plus exaltante et plus haute. Ils doivent à cette aventure
d'être ce qu'ils sont. Faute d'assumer pleinement leur
destin politique (est-ce le plus important ?) ils ont trouvé
dans le Roi fédérateur, et ensuite dans la République
"une et indivisible", une protection contre les intrigues
européennes, les ambitions de l'Empire ou de la Grande-Bretagne,
et toute capacité d'être dans une liberté
qui n'est jamais nulle part totale, mais qui était suffisante,
si l'on en croit leur production d'hommes, d'oeuvres, de monuments.
En définitive, renoncer à la
France "hexagonale", ce serait renoncer du même
coup à la Gascogne et au Béarn - au Languedoc -
au Limousin - à la Provence ; cela, au bénéfice
de quelque organisation forcément détestable puisqu'elle
serait sans unité, sans mandat, sans histoire - et sans
nécessité. "L'Occitanie libre" est donc
un rêve monstrueux, car il ne se fonde sur rien que de
négatif. C'est un rêve contre la France qui utilise
le folklore et la nostalgie au même titre que les bévues
de l'État (Larzac, problèmes viticoles, etc. ).
Le folklore est aujourd'hui livresque et la nostalgie forcément
utopique. S'il est difficile de refaire ce qui a été
défait, il est impossible de refaire ce qui n'a jamais
existé.
Pour les penseurs modernes de "l'Occitanie"
tout se passe exactement comme si la France n'était elle-même
qu'une création artificielle qui se serait faite après
quelque guerre de sécession au seul bénéfice
du Nord. C'est oublier que la France de l'Unité précède
la France de la division et celle du "Pré-Carré".
La Gaule, qui avait à peu près les limites de la
France actuelle, était, malgré son apparente diversité,
un tissu sans couture, comme le prouve l'union de tous ses peuples
autour de Vercingétorix. Le dernier bastion de résistance
des Gaules, Uxellodunum, se trouve justement dans l'actuel Quercy.
En devenant romaine, la Gaule, loin de perdre cette unité
la renforce au contraire. On n'observe en tous cas aucune division
"Nord-Sud" dans le découpage administratif créé
par l'Empire. Aussi, les occitanistes se gardent de remonter
plus haut que l'éphémère royaume Wisigothique
- qui d'ailleurs, s'il allait de la Loire aux Colonnes d'Hercule,
laissait la plus grosse part de "l'Occitanie" de l'Est
au Royaume Burgonde.
Pour que les leçons de l'Histoire soient
fructueuses, ne faut-il pas envisager toute l'Histoire ? Mais
que ces commentaires rébarbatifs ne nous empêchent
pas de sourire. Il est un mot plaisant de Henry IV aux Béarnais
: "C'est par le Béarn que le Royaume de France fut
annexé à la Gascogne". Jolie gasconnade qui
pourrait être de toutes les provinces. Chaque partie est
aussi importante que le tout. Sans elle, que serait-il? Sans
lui, que serait-elle ? Le rôle joué par chacune
pèse d'un poids fabuleux sur l'ensemble - et pas seulement
au point de vue historique et géographique. La Bretagne,
c'est, plus encore que Du Guesclin, les Guerres de l'Ouest ou
Chateaubriand, l'inaltérable et précieuse réserve
du "génie celte", qui est une de nos sources,
et dont il importe de ne pas laisser tarir en nous l'influence.
Dans la perspective humaine comme dans la
réalité spirituelle, la France est un tout dont
on ne saurait rien dissocier, - en fait ou en songe - sans gravement
frustrer tout à la fois la patrie et l'ensemble. Imagine-t-on
la France sans Henry IV et sans Montaigne ? Comment les pays
d'Oc se passeraient-ils à présent de Molière,
de Balzac et de Rabelais ? Lorsque chaque province a retrouvé
l'antique union, cela a été une victoire pour elle
et pour la France, un mutuel enrichissement. Le mariage alors
contracté est indissoluble comme le prouve le drame national,
si cruellement ressenti partout, que fut la perte de l'Alsace-Lorraine
entre 1870 et 1914.
Mais si "l'Occitanie" n'existe pas,
il existe par contre un "génie d'Oc", commun
aux trois grands ensembles méridionaux, l'Aquitaine, le
Languedoc, la Provence. Qu'est-ce ? Ce n'est pas l'Histoire,
ce n'est pas le brassage ethnique, si différent ici et
là. Ce n'est pas non plus la langue. Que de variations
d'accent, de nuances, de vocabulaire, d'une province à
l'autre. Le gascon diffère du provençal, celui-ci
du languedocien et du limousin. Ils ont donné lieu à
des littératures, orales ou écrites qu'il ne convient
pas de mélanger. Les efforts anciens ou récents
d'unification du parler d'Oc aboutissent à une manière
de sabir universitaire, trop systématique pour être
fécond, et qui manque tout à la fois de souplesse
et de force, de naturel et de densité. Ce n'est plus une
langue maternelle, mais une langue purifiée - et donc
stérile - qui sera peut-être écrite (avec
la traduction en regard !) mais qui court le risque de n'être
plus parlée.
En fait, ce qui est commun à tous ces
pays, une certaine façon de vivre, de rire et de penser,
- une humeur et des songes - un climat, des paysages, des mythes,
c'est justement ce qui ne peut et ne doit pas être défini
- dont la mise en valeur culturelle est dangereuse car on tue
ce que l'on définit froidement, et dont la mise en théorème
politique serait éminemment néfaste. Les différences
alors s'accuseraient jusqu'à créer de féroces
divisions car, comme le remarquait déjà Michelet
: «Le fort et dur génie du Languedoc n'a pas été
assez distingué de la légèreté spirituelle
de la Guyenne et de la pétulance emportée de la
Provence. Il y a pourtant entre le Languedoc et la Guyenne la
même différence qu'entre les Montagnards et les
Girondins, entre Fabre et Barnave, entre le vin fumeux de Lunel
et le vin de Bordeaux. La conviction est forte, intolérante
en Languedoc, souvent atroce, et l'incrédulité
aussi. La Guyenne au contraire, le pays de Montaigne et de Montesquieu,
est celui des croyances flottantes... Le génie provençal
aurait plus d'analogie, sous quelque rapport, avec le génie
gascon qu'avec le languedocien. Il arrive souvent que les peuples
d'une même zone soient alternés... etc. »
(cf. Tableau de la France).
C'est aux gens des pays d'Oc eux-mêmes
à retrouver leurs sources et leurs racines. Nous doutons
cependant qu'ils parviennent à cultiver ce qu'il peut
y avoir de fructueux dans les particularismes lorsque ceux-ci
se trouvent en quelque sorte confisqués par des revendications
politiques et qu'ils se meuvent dans une ambiance de subversion.
Quant à la langue, on peut également douter qu'elle
redevienne universelle et vivante par le canal universitaire
qu'on leur propose. Le génie d'Oc est essentiellement
de caractère oral. L'éloquence populaire ne s'apprend
pas à l'école : elle se transmet à la maison,
engendrant ainsi toutes sortes de créations précieuses
qui sont Poésie, et qui font qu'un pays reste vif par
la conscience intérieure d'être. La conscience extérieure
n'aboutit qu'à des théories desséchantes
et à des utopies de politique-fiction qui ne s'incarnent
pas dans la terre, et qui sont sans passé comme sans avenir.
H.M.
© La Place Royale 1994, 1997