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- Tartuffe aux Galères
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- par Henry Montaigu
Après sa condamnation à ramer sur les galères
du Roi, Tartuffe eut un instant de doute. La fugitive perception
d'une justice immanente et rétributrice ne fit toutefois
que le traverser sans l'éclairer le moins du monde. On
ne change pas ainsi de vocation. L'événement était
trop extérieur et trop brutal pour ne pas être mis
sur le compte d'un destin évidemment défavorable
aux fils de pauvres. La marque du bourreau fut le sceau de sa
perte et le véritable début de sa carrière.
Il était tombé assez bas pour réaliser la
perspective inverse. Il connaissait à présent le
néant de tout et agirait en conséquence. Il avait
trébuché sur le chemin de la fortune - mais qu'est-ce
que la fortune? Il n'était puni que pour le crime de maladresse.
Il s'était mêlé d'amour et de politique,
et l'imposture, pour réussir, doit être sans passion.
Il avait succombé à la luxure, à la colère
et à l'envie. Le fer rouge vint brûler ces dernières
enveloppes d'humanité. Il se connut désormais propre
à quelque entreprise d'envergure.
Connaissant le métier de longue main, il n'eut aucune
peine à séduire l'Aumônier de la galère,
brave homme d'apôtre qui n'avait d'expérience que
les ordinaires méfaits de sac et de corde. Il n'avait
que juste assez de lumière pour déceler et renverser
quelque construction mensongère. Mais Tartuffe n'avait
garde de mentir, par mépris sans doute, mais surtout parce
qu'il savait que seule la vérité peut porter l'imposture
à son degré de perfection. Ainsi, n'importe quel
scélérat vaincu peut s'identifier au Christ aux
outrages. La relation innocence-châtiment vient de loin,
et de haut. C'était la pente naturelle de notre homme
qui ne pouvait rêver discipline plus ostentatoire que celle
fournie par la galère. N'ayant plus à jouer sur
les mouvements instables d'un quotidien où le masque peut
toujours être pris en défaut, il s'installa dans
la contrefaçon comme un dieu dans sa gloire. Cela ne pouvait
manquer de produire des miracles et toute une suite de faveurs.
Impossible d'en relater le détail. Les versions divergent
fatalement sur un tel sujet si propre à créer des
confusions - et mieux vaut, au plus juste, s'en tenir à
l'anecdote.
Ayant séduit l'Aumônier, il ne fit qu'une bouchée
des galériens ses frères. La sainteté n'est
pas chose commune - mais tout le monde en a entendu parler. L'idée
que s'en faisaient ces pauvres gens était d'une simplicité
enfantine. Ils se repentirent comme un seul homme de tous les
péchés qu'ils avaient commis, de ceux qu'ils s'apprêtaient
à commettre partout dans le monde. La chiourme fut plus
coriace. Mais les bons sentiments viennent à bout de tout
- pour peu qu'ils soient faux. Le diable seul, expert en la matière,
sait quels miracles il obtient chaque jour par le moyen de la
prière contrefaite.
Lorsque vint le grand naufrage où ils périrent,
ils étaient tous en état de grâce, y compris,
dit-on, l'Aumônier. C'est ainsi qu'il furent délivrés
de leur géhenne. Nous ne résoudrons point ici les
insurmontables problèmes théologiques posés
par ce cas. Toujours est-il que Tartuffe n'avait garde de mourir
en une aussi sainte compagnie. Il put revêtir (c'était
son rêve) la robe de l'Aumônier, et, sur quelque
poutre, gagner le sec d'un récif en attendant du secours.
Il ne doutait pas qu'il lui en viendrait, l'espérait italien
ou espagnol, mais ne redoutait pas qu'il fut français.
Il avait une extraordinaire revanche à prendre et possédait
désormais en lui des moyens à la mesure de sa haine.
Il attendit donc avec patience, prêt à tout,
sûr de lui et de son destin.
Mais son destin lui réservait une bien curieuse surprise.
Ce fut une galère turque qui la première repéra
le naufragé. Il allait donc changer de captivité
dans des conditions merveilleuses : un prêtre catholique
(il en portait la robe) était une prise de choix. Les
Frères de la Mercy réuniraient une forte rançon
pour son rachat, et en attendant, il serait traité le
mieux du monde.
Tartuffe ne se démentit pas. Il comprit, connaissant
les moeurs turques et le caractère pointilleux de leur
administration, que la suite à jouer était grosse
de risques. L'ordre des Frères de la Mercy ne le cédait
pas, sur ce point, aux fonctionnaires de la Sublime Porte. Cette
banque de chair humaine devait, comme toute banque bien gérée,
arc-bouter la confiance sur des preuves solides. On allait faire
passer son identité à l'épreuve de toutes
sortes de vérifications. C'était le diable que
de s'être affublé d'une robe d'aumônier des
galères! On allait envoyer sur place des témoins
de son ordre. Les Frères, qui maniaient scrupuleusement
les fonds de la charité publique, ne payaient rubis sur
l'ongle qu'une fois bien certains de leur affaire. Lorsque serait
connue l'imposture du déguisement sacrilège, on
le dépouillerait de son habit et on découvrirait
la marque faite par le bourreau. Il serait pendu pour le moins
- et pour le pire, rompu tout vif, car on manquerait pas de l'accuser
du meurtre de l'Aumônier. Jamais il ne serait innocent
de rien, quoi qu'il fasse - et d'ailleurs, il n'y tenait pas.
Le plus simple était donc de jeter aux horties ce froc
malencontreux. Ce ne fut pas sans quelque espèce de nostalgie.
Toutefois, si le christianisme a de grands charmes pour un faux
dévot, l'imposture spirituelle n'a pas un caractère
moins universel que la religion du Fils de Dieu. Aucune forme,
aucune idéologie n'en a le monopole. La religion du Prophète
offre de son côté des avantages considérables.
Il n'eut pas plus tôt posé le pied dans Tunis que
Tartuffe se fit mahométan. Ce ne fut sur l'instant qu'une
décision d'échappatoire en vue de couper aux enquêtes
de son rachat. Puis il vit très vite dans ce nouvel état
toutes sortes d'avantages propres à développer
sa vocation naturelle. Il édifia le Turc comme il avait
édifié Paris, la Province et les galériens
par une multitude de surenchères, d'artifices et de faux-semblants
tous plus orthodoxes les uns que les autres. Il eut aussi bien
édifié la Chine de Maitre K'ong et les Indes Orientales,
la république des Zoulous, les puritains d'Ecosse ou le
Soviet suprême de la grande Russie. Partout, le monde l'eut
reconnu pour sien. Il fut vizir en ces pays, vécut riche
de la succession d'un Orgon quadruple qu'il envoya à la
Mecque gueux comme un rat et qu'on ne revit plus, jouit enfin
de toutes les prospérités et eut des quatre épouses
que lui accordait la Loi coranique une prospérité
d'éternelle durée.
Ayant, comme tous les inventeurs, le souci de perpétuer
et de répandre, il expédia à travers le
monde sept de ses fils légitimes les mieux doués.
Pour être bien sûr de n'être pas à son
tour berné par un retour de candeur, il leur fit imprimer
sa marque et les envoya munis de cet inestimable pécule.
Leurs descendants sont aujourd'hui si nombreux de par le vaste
univers, si bien assurés sur tous les trônes et
dominations qu'on croit bon de terminer bien vite ce récit
- afin de ne pas lui donner par mégarde une bizarre figure
d'apologue : c'est loin d'en être un.
H.M.
© La Place Royale 1994, 1997