Tes amis ne te parlent plus!
Après une longue et vaine attente, je me suis décidé à t'écrire, autant dans ton intérêt que dans le mien, car il me serait pénible de penser que j'ai été ton meilleure ami et n'avoir reçu de toi, pendant ces huit dernières années, une seule ligne, la moindre nouvelle, ni même un message, à l'exception de ceux qui m'ont affligé.
Notre amitié s'est terminée pour moi, par l'abandon et l'indifférence de ta part, mais le souvenir de notre ancienne affection est souvent avec moi et je m'attriste à l'idée que l'amertume et le mépris pourraient prendre à jamais dans mon coeur la place que l'amour y tenait naguère.
Dans cette lettre où il me faut parler de ta vie et de la mienne, du passé et de l'avenir, des choses amères qui pourraient être changées en joie, je ne doute pas que maints passages blesseront au vif ta vanité. S'il en est ainsi lis et relis cette lettre jusqu'à ce qu'elle tue ta vanité. Si tu y trouves une chose dont tu te sentes injustement accusé, souviens-toi qu'il faut être reconnaissant qu'il y ait quelque faute dont on puisse être injustement accusé. S'il s'y trouve un seul passage qui te fasse monter les larmes aux yeux, pleure comme j'ai pleuré, chez moi, non moins que la nuit, le jour est propice aux larmes. Si tu te trouves une seule fausse excuse, tu en trouveras bientôt cent et seras exactement ce que tu étais auparavant.
Prétends-tu que tu étais "très jeune" lorsque commença notre amitié? Ton défaut n'était pas d'en savoir si peu sur la vie, mais d'en savoir autant. La première aube de l'adolescence, avec son délicat épanouissement, sa claire et pure lumière, sa joie pleine d'innocence et d'attente, était déjà loin derrière toi.
Le vrai fou, celui que les dieux raillent ou détruisent, est celui qui ne se connaît pas lui-même. J'ai trop longtemps été celui-là. Tu as trop longtemps été celle-là. Ne le sois plus. N'aie nulle crainte. Le vice suprême est d'être superficiel. Tout ce qui est compris est bien. Souviens-toi aussi que ce qui est pour toi souffrance à lire est pour moi misère plus grande à écrire.
Je commencerai par te dire que je me blâme terriblement. Je me blâme d'avoir laissé une amitié sans affinité intellectuelle, une amitié dont le but essentiel n'était pas la création et la contemplation.
Dès le début, il y avait entre nous un trop grand fossé. Tu n'as pas compris qu'un ami, et, particulièrement l'ami que je suis, c'est-à-dire celui chez qui tu as confié jadis ton coeur, tes émotions, et partagé tes secrets, c'est quelques chose de sacré.
Tu as été pour moi la grâce d'une aimable compagnie, le charme d'une conversation plaisante et toutes ces aménités qui rendent belle la vie et lui font un accompagnement tout comme le ferait la musique, maintenant l'harmonie des choses et emplissant de mélodies les instants pénibles ou silencieux.
La jalousie de ton conjoint t'as aveuglé. Tu n'en avais pas conscience. L'amour peut lire ce qui est écrit sur la plus lointaine étoile, mais cette situation t'aveugle à tel point que tu ne peux voir au-delà de l'étroit jardin emmuré de ton indifférence. Subtilement, silencieusement, en secret, ton conjoint et sa jalousie on rongé ta nature comme le lichen s'attaque à la racine d'une plante qui se fane, jusqu'à ce que tu en fusses venue à ne voir que les plus piètres intérêts et les buts les plus mesquins.
Cette relation empoisonnait et paralysait cette faculté que l'amour eût développée en toi.
Il est tragique que si peu de gens "possèdent leur âme" avant de mourrir. "Rien n'est plus rare pour un homme, dit Emerson, que de commettre un acte bien à lui." C'est parfaitement vrai dans ton cas. Tu n'es plus toi-même. Tes pensées sont les opinions de tes parents et de ton conjoint. Tu as une vie sexuelle cachée, tu vois encore le peu d'amis qu'il te reste en cachette; tu ne sors sans l'autorisation de ton conjoint et lorsque tu sors c'est en compagnie de ses amis et non des tiens.
Ton manque flagrant d'imagination te font demander pourquoi tes amis ne te parlent plus! C'est pourtant simple à comprendre; tu les as tous abandonnés par ton indifférence!
Un jour, de tes propres yeux, tu auras à examiner ta conduite. Tu n'es pas, tu ne peux être satisfaite de la façon dont les choses ont tourné. Secrètement, tu dois te considérer avec un peu de honte. Montrer au monde un front d'airain est chose essentielle, mais de temps à autre, quand tu es seule, sans ton conjoint ou ta famille, il te faut, je suppose, ôter le masque afin de pouvoir respirer. sinon, en vérité, tu suffoquerais.
Si je t'ai écrit aussi longuement, c'est afin que tu puisses te rendre compte de ce que tu fus pour moi, pendant cette dernière décennie, ma meilleur amie et ma plus néfaste amitié.
Je ne puis remanier ma lettre ni la récrire. Il te faut la prendre telle quelle, tachée de larmes en maints endroits et, en certains autres, portant des signes de douleurs, et la déchiffrer de ton mieux.
Je reconnais que c'est là une lettre sévère. Je ne t'ai pas épargné.
Quant à la lettre que tu m'écriras en réponse à celle-ci, elle peut être longue, ou aussi courte qu'il te plaira. Ce que je veux savoir de toi est pourquoi tu n'as pratiquement fait la moindre tentative de m'écrire depuis huit ans ou de me voir, d'autant plus que tu avais reconnu au téléphone que tu m'avais fait souffrir par ton indifférence.
Écris-moi en toute franchise à propos de toi, de ta vie, de tes amis, de tes occupations. Quoi que tu aies à dire sur ton compte, dis-le sans crainte. N'écris rien que tu ne penses: voilà tout. Si ta lettre contient quelque chose de faux ou de simulé, je m'en apercevrai aussitôt par le son quelle rendra.
Souviens-toi aussi que j'ai encore à te connaître. Peut-être avons-nous encore à nous connaître l'un l'autre. Peut-être suis-je choisi par le destin pour t'enseigner quelque chose de merveilleux: le sens de l'amitié et sa Beauté.
Ton ami affectionné,
Excalibur
* J'ai adapté un passage du livre "DE PROFUNDIS" d'Oscar Wilde" dont je recommende la lecture.