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CHAPITRE IV B


L'INTERPRÉTATION FREUDIENNE
DES RÊVES


par

Thérèse-Isabelle Saulnier



C'est Freud qui, à notre connaissance, a établi le premier (après Artémidore!) la méthode d'analyse des rêves basée sur les associations personnelles d'idées. Dans son livre L'interprétation des rêves, publié en 1900, il illustre à merveille cette méthode grâce à l'un de ses propres rêves, connu sous le nom de "l'injection faite à Irma": il y étudie successivement chacun des éléments de son rêve en faisant des associations sur chacun d'eux en lien avec sa vie, et il aboutit, après plus de dix pages bien serrées, à la traduction finale. Dans tous les exemples d'analyse que j'ai donnés, que ce soit dans les tomes 1 et 2 de mon Guide d'analyse des rêves ou dans ce site, la procédure n'est pas différente: c'est la méthode, la façon de procéder la plus juste et la plus sûre, en autant, bien sûr, que ce soit le ou la rêveuse qui fasse les associations et qui dégage la traduction progressive de son rêve, et non "l'interprète", le thérapeute.

Ce n'est donc pas la méthode qui fait problème dans la psychanalyse freudienne. C'est, plutôt, sa symbolique préétablie et son dogmatisme concernant l'explication, sur le plan théorique, de la nature et de l'objectif du rêve. Freud, en effet, voyait deux fonctions au rêve: être le gardien du sommeil (pour ne pas que l'on se réveille à tout bout de champ à cause de la perception d'un petit bruit extérieur) et réaliser un désir refoulé à l'état de veille. Or, le rêve est loin d'être toujours l'accomplissement d'un désir insatisfait, comme le prétend Freud, et son rôle de gardien n'est pas du tout confirmé par les expériences scientifiques faites sur le sommeil et les rêves. (Là-dessus, lire les pages consacrées à Freud dans l'ouvrage de Joseph Casas, Les rêves et votre subconscient.) Le fait que Freud considérait le rêve comme accomplissant toujours et invariablement un désir a faussé bien de ses "interprétations" (qu'il voulait des analyses, des psycho-analyses) comme, par contre, quelques-unes ont pu éclairer certaines causes de la maladie mentale de ses patients.

Freud croyait dur comme fer en l'existence du complexe d'Oedipe, qu'il a prétendu universel, et croyait tout aussi fermement que les maladies psychiques (et les rêves!) provenaient de la sexualité refoulée de la petite enfance; il cherchait donc forcément, dans l'analyse des rêves, la confirmation de cette théorie. Or, il n'y a rien de pire que de chercher une confirmation, dans les rêves des autres, de ses propres idées et certitudes. Freud y est quand même parvenu en établissant une certaine grille d'interprétation reposant sur une symbolique bien élémentaire: l'inconscient, disait-il, prend des voies déguisées pour s'adresser au conscient, puisque ce qu'il a à dire concerne des événements et perceptions d'ordre sexuel remontant à la petite enfance, ou des désirs inavouables, ou des vérités que nous refusons d'admettre. Mais quels sont ces "détours" pris par l'inconscient? Freud répondit que c'était la forme des objets, thèse largement connue et répandue dans le public: tout objet longiligne, effilé ou même pointu est le symbole "manifeste" de l'organe sexuel mâle, et tout objet rond ou creux est le symbole, tout aussi "manifeste", de l'appareil génital féminin.

Le principal travers de l'interprétation freudienne des rêves est donc de tout ramener à la sexualité, comme si c'était la seule explication et le seul sens à trouver. Si seulement on pouvait se dire qu'il s'agit là d'une ancienne manière d'interpréter et qu'elle n'a plus guère cours aujourd'hui. Malheureusement, il n'en est rien: bien des revues de psychologie présentent encore cette symbolique simpliste, et plusieurs psychologues continuent à présenter et à interpréter des rêves ou des symboles selon cette optique. Il y a quelques années, je suis tombée sur un livre publié en 1987, intitulé Dictionnaire des fantasmes et des rêves secrets. L'auteure s'appelle Othilie Bailly, une journaliste et psychologue - freudienne, cela crève les yeux: tout son lexique, qui compose la deuxième partie, est purement freudien et tout ce qu'elle dit des fantasmes et des rêves, dans sa première partie, est tout aussi académiquement freudien.

Pour mieux illustrer le résultat d'une telle "clé" des symboles, donnons les quelques exemples suivants: "La vieille demoiselle serrant contre elle son sac (symbole du sexe féminin) défend, sans le savoir, sa virginité. /.../ Le subconscient se sert alors du symbole (le sac de la vieille demoiselle) pour représenter des envies inavouées. Si, au fond d'elle-même, cette vieille demoiselle désirait connaître l'amour, elle rêverait qu'elle tient ouvert son sac, toujours fermé dans la réalité, et l'emplirait d'objets symboles sexuels mâles: poignard, révolver..." (p. 9)

Notez, dans ce premier exemple, que "l'interprète" est convaincue d'avance que la vieille demoiselle rêverait ceci ou cela si... - Quelle prétention et quelle méconnaissance de la subtilité et de la souplesse de l'inconscient! Remarquez aussi cette vieille idée persistante, depuis Freud, que toute arme représente le sexe masculin. Ce peut être vrai dans certains cas, mais dans certains cas seulement. Le plus souvent, l'arme est simplement à prendre pour ce qu'elle est, c'est-à-dire un moyen de défense ou d'attaque!

"Les souliers à talons hauts sont un symbole du phallus" (p. 34) et "la fourrure est le symbole de la toison pubienne." (p. 54) Notons bien, ici, l'article le et non un symbole: chez les freudiens, on ne s'embarrasse pas de faire des nuances!

"La souris, le rat, le mulot, le loir... appartiennent au groupe des symboles phalliques: leur longue queue est le "substitut" du phallus et le trou dans lequel ils "rentrent" l'ouverture du sexe féminin." (p. 78)

"Les nez "pointus" ou en forme de trompe de certains animaux comme les fourmiliers, les éléphants, peuvent aussi procurer - sans aller jusqu'à l'hystérie - un sentiment de malaise chez certaines femmes. Ce sont, de même, des symboles phalliques. On les retrouve facilement dans les rêves." (p. 79) - "Facilement"! Vraiment! Madame Bailly n'a probablement des rêves qu'une expérience livresque et abstraitement théorique, et elle n'a probablement pas regardé les siens! J'ai une énorme banque de rêves féminins, recueillis un peu partout, et pratiquement aucun ne contient ces animaux. Ce n'est donc pas si courant!

"La clé est un symbole phallique. Perdre ses clés c'est vouloir rester fermé, refuser de s'ouvrir, donc refuser la pénétration (sic!). Kathy pourrait aussi perdre ses cigarettes ou ses ciseaux, autres symboles du pénis (sic!)." (p. 101)

"Le cheval est le symbole de la vie, donc (sic!) de l'acte sexuel fait pour engendrer. Monter à cheval signifie la possession sexuelle." (p. 139)

"BAGUETTE: symbole phallique. Aimer jouer avec une baguette ou en rêver signifie, pour l'homme, le désir de montrer sa virilité (macho, fantasme de l'exhibitionnisme) et, pour la femme, le désir de tenir entre ses mains un sexe masculin (!!)." (p. 162)

"BOTTES: Symbole sexuel de la virilité (le soldat, le chasseur... portent des bottes). Les bottes tiennent un rôle important dans le sadisme et le masochisme en étant le symbole de la supériorité et de l'autorité ("Je l'écraserai sous ma botte"). Pour l'homme: en faire porter par sa partenaire est un fantasme d'hermaphrodisme (la femme bottée excite le côté féminin de sa bisexualité). Pour la femme, en porter est un plaisir sexuel (sic!) exaltant ce même côté bisexuel: dominer "virilement" l'homme." (p. 166)

"BRANCHE (casser des branches au cours d'une promenade ou en rêve). Pour l'homme comme pour la femme, désir onanique."(p. 166) Pour ceux qui ne le sauraient pas, l'onanisme est synonyme de masturbation. Avouons qu'il faut avoir un sacré culot pour affirmer de telles énormités sans sourciller ou sans rire!

- Mais en voilà assez, nous avons compris le "truc", chère madame. Il ne reste plus qu'à nous consoler d'avoir acheté votre livre pour les stricts besoins de la cause (faire le tour complet de tout ce qui se dit sur les rêves), et de l'avoir heureusement acheté à moitié prix dans une librairie d'échanges!

Veut-on, maintenant, en matière d'interprétation freudienne des rêves, quelque chose de plus subtil? On peut toujours aller voir du côté de Pierre Daco, qui a écrit un bon petit livre sur les rêves. Daco n'est pas un psychanalyste purement freudien mais il partage plusieurs des thèses de cette école. Cela se voit, en particulier, dans l'interprétation qu'il fait des quelques rêves suivants.

Un grand géant dans la forêt

Une petite fille se promène avec ses parents dans la forêt; soudain elle se perd et a très peur et tout à coup elle aperçoit un grand géant qui la poursuit; elle se met à dire "Au secours, au secours, au secours!" en pleurant et cet homme lui ricane "ah ah ah ah ah". Sa maman l'entend, se précipite vers son lit et lui demande ce qui s'est passé. Sa petite fille lui explique qu'elle a fait un cauchemar. (p. 255)

Ce rêve est celui d'un petite fille de 7 ans, qui habite à proximité d'un port. C'est son père qui a fourni le rêve au Dr Daco, ainsi qu'un dessin du rêve. Remarquons qu'elle s'est située à gauche, criant "au secours"; le géant est au centre, revêtu d'un énorme sombrero surmonté d'un pompon rouge; il dit "ah ah ah ah"; il a une moustache (comme deux demi-cercles tournés vers le bas) et sourit; il tient quelque chose dans chaque main, dont quelque chose qui ressemble à un couteau. À droite, elle a représenté la forêt par un arbre, en brun pour le tronc et en vert pour la partie du haut, mentionne Daco (p. 256-257). Voici son interprétation:

L'arbre qu'elle a dessiné représente un phallus (sic!), de même que le couteau que tient le géant. Ce dernier représente sans doute un "bandit mexicain" vu à la télévision. Le pompon doit référer à des marins qu'elle a sans doute vus, puisqu'elle demeure près d'un port. Symboliquement, dit Daco, un géant est un être à l'état brut et aux instincts puissants. Il représente les forces issues de la Terre. Puisqu'il sourit, il ne montre donc aucune dent menaçante! Peut-être a-t-elle observé secrètement son père nu, ce qui expliquerait ces dessins phalliques (!!). Dans ce rêve, conclut Daco, "la fillette ne s'est-elle pas sentie engagée dans un "combat de géants", étant donné sa sexualité naissante?" (p. 257)


Au commissariat de police

Je me trouve au commissariat de police. J'ai été arrêtée pour avoir volé une pomme à une marchande des quatre saisons qui témoigne contre moi. Le commissaire fait sortir la marchande, puis me donne à manger. (p. 270)

C'est le rêve d'une fillette de 13 ans appelée Catherine. Daco dit que d'après elle, la pomme est la transposition de la "pomme" d'Adam et Ève. Qu'à cela ne tienne, Daco voit sous ce rêve, qu'il dit très simple, une transposition du complexe d'Oedipe: le commissaire représente le père; la marchande est la mère de Catherine. Le fait qu'elle témoigne contre elle représente le fait que la mère est spoliée par la séduction que la fillette déploie envers son père (sic!) pour obtenir l'exclusivité de son attention et de son amour. Le père "élimine" sa femme (il fait sortir la marchande); "c'est évidemment une projection du propre désir de l'enfant." (p. 270)

Vers la Mecque

Je me vois portée par un pèlerin. Il me dit: "Je vais aller avec toi jusqu'à la Mecque." Nous passons rapidement devant des femmes voilées. (p. 269)

C'est le rêve d'une fillette de 11 ans. Elle ne sait pas qui est le pèlerin, mais elle a une confiance totale en lui, comme en Dieu. La Mecque lui vient de reportages télévisés. Ce lieu, analogue à Rome, est encore plus impressionnant, plus fort et plus intense, "plus en dedans de soi", dit-elle. C'est le bout du monde, autre chose, un monde meilleur, un monde interdit (pour les chrétiens). Quant aux femmes voilées, elle en a vu à la télé. Elle ne veut pas vivre parmi elles: tous ces yeux noirs qui vous regardent, comme encadrés par les vêtements... Allez savoir ce qu'elles pensent, si elles vous aiment ou si elles vous détestent? Dans le rêve, elles sont impassibles et la fillette n'est pas très à l'aise devant elles. Leurs regards les accompagnent, elle et son pèlerin, lui qui est, par contre, invincible: avec lui, la vie, c'était très bon...

Voilà ce que la petite rêveuse a dit. Quant à Daco, il tient un tout autre langage. Le pèlerin est le Père idéalisé, symbolique; c'est une transposition du Chevalier qui réveille la Belle (au bois dormant), c'est-à-dire qui la retire de l'identification maternelle pour la guider dans la vie active. Ce pourrait aussi être, possiblement, son Animus naissant, (ici Daco devient jungien), avec la curiosité des choses, la créativité et le goût de l'aventure que cela signifie. S'offrant pour aller avec elle jusqu'à la Mecque, "c'est le père qui montre la voie du centre de la personnalité (symbolisé par la Mecque). Celui qui entraîne également vers les dangers et les inconnues de la vie (la Mecque, le pays interdit). Quant aux femmes voilées, elles représentent la Mère: la fillette ne connaît pas la réaction intime de sa mère face à cette fusion qu'elle désire avec son père (sic!). "C'est une situation oedipienne tout à fait normale. Contrairement à ce qui se passe généralement, l'enfant ne rejette même pas sa mère afin de posséder pour elle seule l'amour de son père."

Enfin, comme dernier exemple, voyons le rêve d'un garçon de 12 ans, en thérapie chez le Dr Daco.

Le fumeur de cigare

Ma mère, dans ce genre de rêve, est toujours au volant de la voiture. Moi, je me prélasse sur les coussins arrière, en fumant un cigare. Ma mère, je la ressens alors comme une sorte de courtisane à mon service. Chaque fois, la voiture passe devant mon père, immobile sur le trottoir. Il est mal lavé, et dépeigné. Il porte des vêtements troués. Je le regarde avec hauteur, tandis que la voiture continue.
(p. 258)

Voici ce qu'en dit Daco: "Notons qu'il s'agissait d'un enfant élevé dans une famille nullement sclérosée dans des systèmes périmés. De plus, le père était - comme dans les contes - jeune et beau. J'ai donc recherché avec le garçonnet la racine de ce rêve souvent répété. Son intelligence lui permettait de comprendre les grandes lignes du complexe d'Oedipe. Après que je lui en eu parlé, il me dit: "Au fond, je ressentais cela, sans pouvoir le définir. Oui, c'est cela. Mais ces rêves toujours semblables m'angoissent au point que jamais je ne pus les raconter à mes parents en qui j'ai cependant toute confiance! Mais oui; j'aime tant ma mère que je voudrais que mon père parte en voyage pour des années. Je voudrais être le seul à être aimé de ma mère. Et je suppose que je ressens ma mère comme étant à mon service pour mieux l'avoir à moi, pour la réduire à ma merci?" (p. 258-259)

Remarquez que Daco était persuadé, au départ, que le sujet de ce rêve, comme des trois précédents, était le complexe d'Oedipe. Il ne fait ni une ni deux et oriente tout de suite l'enfant sur ce thème. Il ne lui pose aucune question pour connaître ses associations. Le petit client confirme que ce serait bien cela, mais avec quelle dose de conviction et de sincérité? Il suppose que ce serait cela et le tout se termine par un point d'interrogation. Ce dernier est-il une coquille, dans le livre de Daco? Si non, l'enfant lui-même doute. Si oui, ma foi, ce point d'interrogation est significatif en soi, un vrai lapsus scriptae!

Notons, aussi, que selon Freud lui-même et selon tous les constats que nous pouvons nous-mêmes faire, le complexe d'Oedipe se vit, dans l'enfance, entre 2 et 5 ans. Comment se fait-il, alors, que Daco le projette ainsi sur les rêves d'enfants de 7, 11, 12 et 13 ans?

Thérèse-Isabelle Saulnier

Références:

Bailly, Othilie, Dictionnaire des fantasmes et des rêves secrets, éd. Garancière, Paris 1987.

Joseph Casas, Les rêves et votre subconscient, Paris, éd. de Vecchi, 1987.

Daco, Pierre, L'interprétation des rêves, coll. "Marabout service", Verviers 1979.

Freud, L'interprétation des rêves, Paris, Gallimard, coll. "La Pléiade".



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