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CHAPITRE IV D



L'INTERPRÉTATION GESTALTISTE DE FREDERIK PERLS

par

Thérèse-Isabelle Saulnier



Certaines écoles s'intéressant aux rêves ne cherchent pas à comprendre le rêve tel qu'il est, dans sa signification et son entité propre, mais à s'en servir pour changer le comportement général de la personne. Les thérapeutes gestaltistes utilisent donc les rêves comme moyens pour transformer les attitudes des gens avec qui ils travaillent. Nous en donnerons un petit exemple tout à l'heure mais, auparavant, soulignons que les gestaltistes travaillent exclusivement dans le présent: pour eux, les souvenirs du passé ne sont pas intéressants; l'important n'est pas de se souvenir de ce qui a pu causer nos problèmes actuels, mais de s'en guérir et de changer. Pour atteindre ce résultat thérapeutique, on ne fera donc pas verbaliser la personne sur les divers éléments de son rêve pour les comprendre, mais on la poussera à l'action en la replongeant dans son rêve; dès que, dans celui-ci, se présentera un obstacle, le thérapeute l'obligera à l'affronter et à passer au travers et, ainsi, à changer son comportement.

Perls travaille avec des groupes, et non individuellement. Son "travail" sur les rêves consiste à mettre en scène, littéralement, l'un des éléments critiques du rêve, élément qui, souvent, paralyse la personne; il provoque alors un affrontement qui doit, normalement, aboutir à l'intégration de l'élément perturbateur, intégration qui doit mener à une plus grande maturité.

Voici un exemple de ce procédé, exemple reproduit dans le livre de Joseph Casas, Les rêves et votre subconscient, p. 129 à 139. Lors d'un séminaire sur les rêves, Perls travaille sur celui d'une jeune femme:



Elle regarde la mer du haut d'un promontoire, une falaise abrupte; en bas de celle-ci, une vache à cornes sort de l'eau, accompagnée d'un petit veau. D'autres vaches et d'autres veaux les suivent. Un homme vêtu de blanc, lui rappelant son père, vocifère. Il y a aussi d'autres hommes, avec des haut-parleurs, qui obligent les vaches à retourner dans la mer, parce que "ce n'est pas le moment". La rêveuse décide alors d'aller nager. Elle demande à l'homme si cela ennuierait les vaches. L'homme répond non. Elle va nager. Une mâchoire saisit soudain sa main, puis autre chose saisit son autre main. Elle finit par dégager sa main gauche et à sortir de l'eau. Dans sa main droite, se tient un petit chien pékinois semblant couvert de boue, mais c'était en fait "un de ces chiens qui gardent les troupeaux". Il se dégage sans se blesser. Fin.

Je résume la démarche de la thérapie: Perls demande à cette femme de choisir une partie du rêve et de la répéter au présent; elle commence par celle des vaches qui sortent de l'eau. Il lui demande de les voir clairement et de jouer la scène. Le psychodrame commence... Elle dit alors que ça lui fait très mal de voir que l'homme ne laisse pas sortir les vaches. Perls lui recommande de le dire à l'homme, de lui exprimer sa colère, ce qu'elle fait. Qu'est-ce que l'homme lui répond, demande Perls? "Moi, je connais les vaches. Moi, je sais quand elles peuvent sortir ou non de l'eau. Je connais certains sons magiques qui font réagir les vaches lorsqu'elles les entendent... et elles restent dans l'eau. Je connais cela mieux que personne."

Cela dit, le thérapeute lui demande de reproduire la même scène mais, cette fois-ci, en s'adressant au groupe. Elle formule alors le désir de l'homme du rêve (que les vaches ne sortent pas immédiatement); Perls lui dit de s'adresser aux vaches comme si elle était l'homme, ce qu'elle fait. S'engage alors une bataille verbale entre elle et l'homme pour savoir qui va gagner. En somme, elle joue son propre rôle et celui de l'homme pour entrer dans l'esprit de chacun et intégrer cet obstacle: lui ne veut pas, elle, elle veut; pourquoi, de part et d'autre?

Or, voilà qu'en s'opposant à lui, en l'affrontant verbalement, cet homme la bat... Il la bat et elle s'exclame: "Oh, mon Dieu!"... Perls dit alors: "Quand il te bat, tu deviens tout de suite croyante. Cela signifie-t-il quelque chose pour toi?" Voilà que cette question l'amène à voir que, pour elle, cet homme est peut-être Dieu, ou comme Dieu, effectivement, "un boxeur omnipotent", dit-elle. Perls lui dit alors de se transformer en Dieu et de frapper avec rage, dans le but qu'elle s'affermisse et s'affirme.

Ensuite, il lui fait jouer le rôle de la vache; celle-ci doit s'adresser à l'homme et lui dire qu'elle veut sortir de l'eau. Mais voilà, la vache se sent paralysée par le haut-parleur.. Mais elle a une défense! Elle a des cornes! Elle pourrait foncer sur l'homme! La rêveuse le lui dit. L'homme, alors, abandonne la partie, comme dépité... Mais la rêveuse a l'impression que la vache n'est pas très consciente de ce qui se passe vraiment, qu'elle semble indécise et méfiante. Elle n'arrive pas à se décider. Perls lui conseille alors de jouer le rôle de la mer dans laquelle la vache serait, d'après la rêveuse, moins à l'aise que dans un pré. Voici donc qu'elle est la mer. Elle dit: "D'une certaine façon, j'entoure toutes ces vaches. Je les ai nourries, je les aime, et maintenant elles veulent partir." Elle incite les vaches à rester dans l'eau. Les vaches ne veulent pas, parce qu'elles s'y sentent inquiètes et malheureuses. Elles veulent beaucoup d'air, un pâturage et de l'eau claire.

Sur ce, Perls lui demande à quels éléments du rêve elle peut s'identifier. Elle répond: à la vache, à l'homme, au petit chien qui s'accroche à sa main. Quant à la mer, elle la trouve de plus en plus antipathique; elle représenterait, pour elle, la sécurité et la protection. Mais son attitude reste ambiguë: malgré tout, la mer lui semble aimable, agréable et mouvante. Or, elle ne sait pas si elle-même l'est. Elle essaie d'être la mer et parle gentiment aux vaches, leur disant qu'elle les aime et veut les protéger. Ensuite, elle dit: "Je crois que le véritable problème réside dans l'homme et la mer." Qu'est-ce que ces deux-là représentent pour elle, demande Perls? Elle croit que l'homme pourrait bien être son père, "une force dominatrice qui entraîne le refus, vers laquelle je veux aller et en même temps ne pas aller." Quant à la mer, elle ne le sait pas trop, sauf qu'elle semble représenter quelque chose qui tente de la noyer. Finalement, c'est probablement sa mère, lance-t-elle; très changeante et...

Là-dessus, Perls intervient: "Tu sais que je n'aime pas faire d'interprétation, mais cela me paraît si évident que je vais intervenir sur ce point. A mon avis, la mer représente ta partie féminine et l'autre partie est la masculine. La mer est la partie féminine... la partie aimable, caressante... l'autre est la partie combative, dominante, tyrannique. Je crois que tu as raison de dire que ce sont deux rivales. Pourrais-tu provoquer une rencontre entre tes deux parties?"

La jeune femme répond qu'il lui est plus facile de vivre la partie de l'homme; pour celle de la femme, ça lui est très difficile. Perls lui demande alors ce qui se passerait si la mer venait jusqu'à l'endroit où se trouve l'homme: "Dans ce cas, la mer perdrait son identité car elle devrait aller sur la terre et ce ne serait plus une mer... ce serait un petit ruisseau. Je veux être une mer. Et, en tant que mer, je suis en colère après cet homme. Il est différent de moi. Il est debout et moi je me répands. Je n'aime pas du tout qu'il soit différent." - "Répète-le", dit Perls. - "Je n'aime pas du tout qu'il soit différent de moi. Je veux être tout."

Et Perls de répondre: "Eh bien sois-le! Sois la mer et sois l'homme. C'est le problème essentiel. Au lieu de subir un conflit - entre ceci et cela, le masculin et le féminin - sois les deux. On sait depuis très longtemps que le conflit entre les cycles masculin et féminin engendrent la névrose. L'intégration engendre le génie. Tous les génies ont un aspect masculin et féminin. La personne réellement mûre est ambidextre. Non seulement elle se sert de ses deux mains, mais elle réagit par rapport au monde aussi bien de manière affective qu'agressive. Bon, je crois qu'à présent, tu peux poursuivre toute seule."

Critique

Voilà une manière de se servir des rêves qui a son intérêt sur le plan thérapeutique. Cependant, ça ne les explique pas du tout. Quant à l'efficacité du procédé, visant à rendre la personne plus affirmative, plus en confiance et plus sûre d'elle, il est probable qu'un tel exercice ait des effets fort positifs, si le "psychodrame" est bien mené et respecte les sentiments, émotions, perceptions et découvertes progressives de la personne. Dans l'exemple présenté ici, cela s'est fait jusqu'à ce que Perls intervienne avec ses théories préalablement déterminées: "Je n'aime pas faire d'interprétation mais..." Il prétend ne pas en faire mais, on l'aura remarqué, il devait être sûr, depuis un bon bout de temps, qu'il s'agissait de "l'aspect masculin et féminin" qu'il y a en chaque être. Or, le moment venu, il projette cette certitude et "interprète" le rêve à sa manière: il ne s'agit pas, comme la jeune femme a été lentement amenée à le découvrir, de son père et de sa mère, de la façon dont elle les perçoit ou les a perçus, mais de sa féminité (c'est-à-dire être aimante, caressante, affectueuse, protectrice, sécurisante) et de sa masculinité (être combative, affirmative, agressive)... Si vous avez déjà lu ce qui concerne l'interprétation jungienne des rêves, vous aurez remarqué que Perls explique le rêve en utilisant, sans les mentionner, les notions d'animus et d'anima au sens de "pôle refoulé de l'autre sexe".

Je dois dire que si j'avais été cette jeune femme, j'aurais été terriblement déçue et frustrée par une telle intervention de mon thérapeute. Voici qu'on me laisse m'exprimer pendant un certain temps puis, tout à coup, on m'arrête pour me donner une belle "explication" toute préparée d'avance. Vite, la vache: adresse-toi à nouveau à cet homme qui est devant toi et qui réagit exactement comme l'homme de ton rêve!

Quelle erreur, tout de même, de la part d'un tel thérapeute prônant de telles idées! C'est là une grave erreur de tactique: lorsqu'on aide quelqu'un à comprendre ses rêves, il ne faut jamais y plaquer une explication toute faite d'avance: il faut laisser la personne s'exprimer et faire ses propres déductions. La seule chose que l'on peut s'autoriser, comme je l'ai déjà mentionné, c'est de suggérer, parfois, des hypothèses d'explication et demander à la personne si cela lui convient. Si elle doute ou répond carrément non, il faut chercher autre chose, formuler d'autres hypothèses. On finira bien, un jour ou l'autre ou à un moment donné ou l'autre, par tomber sur la bonne.

Cela dit, comme nous l'avons déjà mentionné, cette façon d'utiliser les rêves est loin d'être sans intérêt, et l'appliquer pour soi-même peut être très utile dans certains cas. En particulier, lorsque nous analysons un rêve, il s'avère parfois nécessaire de comprendre les intentions ou les motifs d'une personne, voire même d'un animal à qui on a affaire. Rien de mieux, pour cela, que de se mettre à sa place, dans sa peau, pour ainsi dire. Aussi, lorsqu'on s'aperçoit qu'on aurait pu et même dû réagir autrement dans le rêve, on peut parfaitement, à l'état conscient, modifier notre réaction onirique et imaginer ce qu'on aurait pu faire ou dire en lieu et place. Cela aussi, c'est efficace et instructif! C'est là ce que j'ai personnellement retenu de la méthode gestaltiste de Perls, et c'est à cette fin que je la présente, dans mon cours d'analyse des rêves.

Thérèse-Isabelle Saulnier

Références:

Casas, Joseph, Les rêves et votre subconscient, éd. de Vecchi, Paris 1987


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