GOUVERNANCE EUROPÉENNE : « COMMUNAUTARISMES » ET « CLÉRICALISMES » AU POUVOIR ?

Luis Manuel MATEUS

Le rapport courant des européens au « vécu religieux », constituerait, d’après Grace Davie , une situation très particulière : ne fréquentant plus les églises, ils resteraient, tout de même, très attachés aux « Églises Institutionnelles », toujours aperçues comme des instances d’« utilité publique ». Cette caractéristique serait tellement expressive qu’on devrait surtout parler en Europe d’une « religion vicariale » ( « vicarious religion » ) , une sorte de « religion déléguée », fondée sur une mémoire collective perpétuée, entre autres, par les systèmes éducatifs et les moyens d’information. Selon le même auteur, face à l’éventualité de fragmentation et de disparition de cette mémoire, l’alternative qui s’imposerait comme un des plus grands défis contemporains des sociétés européennes serait celle de la recherche d’une l’affirmation de « mutations saines » ( « healthy mutations » ) de cette mémoire religieuse et, bien sûr, un refus de toutes les autres…

À mon avis - et mon point de vue porte particulièrement sur le Portugal, où les populations immigrantes sont encore très minoritaires -, la description présentée par G.Davie est assez acceptable : bien que 60% des portugais continuent à se faire baptiser, marier et enterrer religieusement, à peine 20% fréquentent régulièrement l’église… Pourtant, deux remarques peuvent être faites à son approche de la religion en Europe contemporaine :

En effet, la sécularisation ( ne pas confondre avec « laïcisation » ) qu’on constate actuellement chez les populations européennes « historiques » - et qui ne sera pas forcément un problème… - ne pourra pas se comprendre sans remarquer l’émergence et la généralisation d’une conscience citoyenne « moderne » et la généralisation de conduites qui, favorisant la liberté de pensée, de conscience, d’opinion et d’expression, permet à chaque individu, soit la non-croyance ( religieuse ), soit la « croyance sans appartenance » ( « believing without belonging » ) dont nous parle aussi G.Davie pour définir la « culture de consommation » qui serrait en train de remplacer l’ancienne « culture d’obligation ».

Mais le modèle du rapport « distanciée », peu participatif, des européens face à la religion, se reproduit aussi sur d’autres domaines et, plus précisément, à l’égard d’autres institutions, y comprises les instances du pouvoir représentatif ( gouvernements, parlements, partis, syndicats, etc. ), situation qui commence à soulever des problèmes aux responsables communautaires européens qui, de plus en plus éloignés des populations dont ils devraient être les représentants, prennent conscience d’exercer un pouvoir très faiblement soutenu par une effective légitimé démocratique.

« Les dirigeants politiques de toute l'Europe sont aujourd'hui confrontés à un véritable paradoxe. D'une part, les citoyens européens attendent d'eux qu'ils apportent des solutions aux grands problèmes de nos sociétés. D'autre part, ces mêmes citoyens ont de moins en moins confiance dans les institutions et la politique, ou tout simplement s'en désintéressent ». Ainsi commence le « Livre Blanc de la Gouvernance », où la Commission Européenne remarque qu’« une meilleure utilisation des pouvoirs devrait rapprocher l'UE de ses citoyens et renforcer l'efficacité des politiques » et se propose de faire « la réforme de la manière dont l'UE utilise les pouvoirs qui lui sont confiés par ses citoyens », permettant « d'ouvrir le processus d'élaboration des politiques affin qu'il se caractérise par une participation et une responsabilisation accrues ».

Mais, concrètement, comment se proposent-ils de le faire ?

Pour construire l’« Europe diverse, pluraliste et multiculturelle » qui constitue le projet de l’Union Européenne ( UE ) en cours, la Commission Européenne, parmi d’autres mesures visant le perfectionnement des rapports entre les différents niveaux politiques institutionnels ( communautaires et nationaux ), envisage de remplacer le « modèle linéaire des politiques décidées au sommet » par un « cercle vertueux, basé sur l'interaction, les réseaux et sur une participation à tous les niveaux de la conception à la mise en oeuvre des politiques » , ce qui mènera, d’une part, au renforcement des rapports institutionnels avec les différents pouvoirs locaux ( régionaux, municipaux, etc. ) et, d’autre part, à la promotion d’une participation plus forte d’une « société civile » qui regrouperait « les organisations syndicales et patronales ( les partenaires sociaux ), les organisations non gouvernementales ( ONG’s ), les associations professionnelles, les organisations caritatives, les organisations de base, les organisations qui impliquent les citoyens dans la vie locale et municipale, avec une contribution spécifique des églises et communautés religieuses » .

Dans une première approche, cette démarche pro « gouvernance européenne » serait apparemment intéressante - qui pourrait être en désaccord avec une participation accrue des citoyens dans n’importe quel projet politique ? - Pourtant, la formule prévue et les pratiques qui nous sont déjà bien connues doivent nous mettre en garde.

En effet - et je reprends la situation portugaise, croyant qu’elle ne sera pas très différente des réalités vécues ailleurs, au moins, dans les autres pays de l’Europe Méridionale -, face à la solution de « gouvernance » établie par la Commission Européenne, on peut - et on doit - soulever quelques questions pertinentes :

Mais on peut aller encore plus au fond dans l’analyse du « Livre Blanc de la Gouvernance » - un document qui, en plus, prétend dresser des principes structurants de l’UE en vue à une future Constitution Européenne - et faire remarquer que :

L’« Europe des citoyens » ne sera sûrement pas celle des « appartenances », des communautarismes, des régionalismes ou des cléricalismes. La reconnaissance de droits spécifiques à des groupes ( ethniques, confessionnels ou autres ), l’affirmation de particularismes, la promotion de spécificités au-dessus de valeurs universellement partageables ne façonnera jamais un support stable pour une société ; le droit ( légitime ) à la différence ne doit jamais mener à des différences de droit, sous peine de tomber dans la situation « classique » du « tous égaux, mais quelques-uns plus égaux que les autres »…

A Bruxelles, on cherche « une Âme pour l’Europe » - la « mutation saine » de la religion européenne ? - en même temps qu’on vise installer un modèle de « gouvernance » de l’UE assez problématique… quand ce qui manquerait en ce moment au « projet européen » serait plutôt un « espace commun » édifié sur des normes et des valeurs partageables et unificatrices - lire : universellement acceptables -, un espace conçu, fondé et construit sur les grands principes de la Citoyenneté et de la Laïcité.

( Braga, 30/11/01 )




Movimento «Europa e Laicidade»