Les espaces publics politiques ne sont pas seulement des espaces qui
permettent la formation discursive des opinions à l'état latent dans
le monde vécu. Ce sont d'abord des espaces qui permettent la formation
des identités sociales. Souvent, la formation et l'affirmation de ces
identités passe par l'invention de modes d'expression qui vont
reconfigurer la réalité sociale. Ces modes d'expression sont multiples
et la véritable difficulté est de savoir s'il est possible de partager
assez de valeurs, de normes expressives et de protocoles de persuasion
permettant d'atteindre le consensus. Or pour Habermas le consensus est
inscrit comme le télos du langage humain. Mais cette conception du
partage consensuel de la rationalité politique jette dans l'irrationnel
et exclut de l'espace politique des modes d'expressions qui, bien
qu'étant pré-consensuels, sont constitutifs des espaces publics
politiques.
Dans un premier temps, sera exposée la théorie de l'agir
communicationnel de Habermas. Celle-ci prétend constituer une théorie
de la rationalité politique qui correspondrait de la manière la plus
adéquate aux modes d'expressions et d'interactions constitutifs des
espaces politiques démocratiques et pluralistes.
Dans un deuxième temps, les limites d'une théorie de la
rationalité politique fondée sur le consensus apparaîtront de
manière plus évidente, lorsqu'à celle-ci, on opposera la conception
de la rationalité politique reposant sur la mésentente, défendue par
Rancière.
1. Démocratie radicale et agir communicationnel
a)L'idéal d'une démocratie radicale
§1. Démocratie: entre monde vécu et rationalités systémiques
Une démocratie radicale est une démocratie dont la dynamique
s'oppose à l'instrumentalisation de la discussion démocratique par les
rationalités systémiques fondées sur le pouvoir et l'argent. Je
développerai ici ce qu'est le monde vécu et ce que sont les
rationalités systémiques. C'est un premier pas qui nous permettra de
comprendre la rationalité à l'œuvre dans la dynamique démocratique,
rationalité qui peut, non seulement empêcher la colonisation du monde
vécu par les rationalités systémiques en réduisant ses effets
aliénants, mais aussi injecter de la démocratie dans des mondes qui
fonctionnent sous les modes des rationalités instrumentale et
stratégique.
La notion de "monde vécu" désigne un monde dont les
frontières sont floues : c'est le monde de nos valeurs, de nos savoirs,
traditions, de nos expériences, subjectives et sociales, qui
constituent notre identité, collective et personnelle. Ses composantes
structurelles sont la culture, la société et la personnalité. Le
monde vécu est, de manière plus formelle, le "contexte des
procès d'entente et les possibilités de conduites rationnelles de
vie" (1).
Dans une perspective évolutionniste, on observe que le monde vécu
se rationalise au fil de l'histoire : "les activités cognitives se
développent dans deux ordres : dans les domaines de la pensée
objectivante, d'une part, dans ceux de la compréhension morale-pratique
et l'appréhension esthétique, d'autre part." (2)
Cette rationalisation doit pouvoir se détacher, "du moins
partiellement de l'activité orientée vers l'entente intersubjective"
(3) . Pour le dire simplement, l'entente
intersubjective (qui défini en partie la raison communicationnelle,
dont je parlerai plus en avant), n'est pas possible ni souhaitable tout
le temps : lorsque par exemple, on doit coordonner une action du type
production matérielle, pour qu'elle réussisse, elle doit être
limitée à une rationalité du type cognitif-instrumental.
De ce besoin s'instaure la différenciation croissante des
rationalités économique et bureaucratique, rationalités systémiques
où prédomine une rationalité qui fait abstraction du monde social et
du monde subjectif (le monde vécu), en se concentrant sur le monde en
tant qu'état de choses, le monde objectif. Cependant, si j'ai bien
compris Habermas, ces rationalités systémiques sont le fruit d'une
rationalité qui est première, qui est la raison communicationnelle.
C'est parce que la raison est communicationnelle, c'est-à-dire
intersubjective et ayant sa source dans le monde vécu et non pas dans
le monde objectivé en tant qu'états de choses, qu'elle permet que des
sous-systèmes s'autonomisent en grande partie, comme ceux de
l'économie et de l'administration, sous-systèmes qui en retour, par
leur dynamique propre, tendent à coloniser le monde vécu,
c'est-à-dire à l'instrumentaliser, à le réduire à un monde objectif,
en faisant abstraction du monde social et subjectif. Cette primauté de
la raison communicationnelle, est une thèse anthropologique de Habermas,
elle n'est pas vraiment démontrable. Mais c'est une thèse qui peut
être du moins corroborée par un regard sur l'Histoire. A moins d'être
foncièrement relativiste, il n'est pas difficile de remarquer qu'à
travers l'Histoire, il y a un processus de rationalité croissante qui
entraîne une différenciation et une spécialisation des rationalités.
On peut tout au moins accepter la thèse habermassienne sur la primauté
de la raison communicationnelle dans une version faible : au début il y
a une capacité à communiquer. Car à moins d'être irrémédiablement
pessimiste, cette différenciation ne peut pas être considérée comme
négative en elle-même, puisqu'elle permet une meilleure connaissance
et une meilleure action sur le monde objectif, le monde en tant
qu'états de choses, c'est-à-dire qu'elle nous permet de lutter de
manière plus organisée et efficace contre la nature. Cette
rationalisation des rapports entre production, circulation et
consommation de toutes sortes de biens matériels est incontestablement
nécessaire parce que très utile. C'est seulement lorsque cette
rationalité instrumentale colonise le monde social et subjectif que la
rationalité communicationnelle du monde vécu est menacée, et avec
elle, la possibilité d'une dynamique démocratique, et, plus
concrètement, l'existence même des espaces publics politiques.
§2.Rationalité instrumentale et rationalité stratégique
L'objectif de ce paragraphe est de mettre en évidence comment les
rationalités systémiques présupposent l'agir communicationnel, et par
là, le monde vécu en tant que source de ces rationalités. Une
rationalité systémique est, de manière générale, la rationalité à
l'œuvre dans les sciences naturelles, dont le mode de rationalité est
du type cognitif-instrumental visant à ajuster des moyens à une fin.
De même, l'économie, l'administration (sciences politiques), sont des
rationalités systémiques bien qu'elles ne soient que des
pseudo-sciences. Elles sont systémiques, car elles prétendent se
constituer par les mêmes méthodes que les sciences naturelles, en
instrumentalisant le monde subjectif et social.
Prenons un exemple du fonctionnement de la rationalité systémique
au sein d'une entreprise dont la finalité est le profit économique.
C'est une rationalité instrumentale et stratégique qui y est à l'œuvre.
Car cette rationalité est à l'œuvre non seulement dans les actions
visant la production matérielle mais aussi dans les interactions entre
les travailleurs de cette entreprise. Par exemple, dans les rapports
qu'entretient un cadre, disons un directeur de ressources humaines (DRH)
avec les salariés de l'entreprise. Admettons que je sois un travailleur
au sein d'une entreprise. Comment s'occupe-t-il de moi, le DRH ? Il
s'occupe de moi en tant qu'instrument.
La rationalité à l'œuvre dans le rapport qu'il entretient avec
moi, est une rationalité instrumentale. Elle est instrumentale car je
suis un moyen en vue d'une fin extérieure à moi : la bonne santé de
l'entreprise. Ce mode de la rationalité consiste dans l'adéquation des
moyens par rapport à une fin qui est le contrôle efficace de la
réalité : "Nous nommons instrumentale une action orientée vers
le succès, si nous la considérons sous l'aspect de la poursuite de
règles d'actions techniques et évaluons le degré d'efficience d'une
intervention dans le contexte d'états de choses et d'événements"
(4). Mais cette rationalité est aussi stratégique.
Elle est stratégique car je ne suis pas seulement un objet, ce qui
oblige mon DRH à adopter un comportement, un langage, qui doit tenir
compte de ma façon de réagir à ce comportement et ce langage. Mais la
rationalité stratégique, qui tient compte de mon comportement, reste
subordonnée à l'objectif premier : le succès économique de
l'entreprise. Cependant, le succès de la rationalité stratégique
dépend de la compréhension des intentions réciproques des
interlocuteurs, c'est-à-dire du succès de la rationalité stratégique
: "nous nommons stratégique une action orientée vers le succès,
si nous la considérons sous l'aspect de la poursuite de règles de
choix rationnel et que nous évaluons le degré d'efficience de
l'emprise sur les décisions d'un partenaire social" (5).
Il me semble important d'insister sur la distinction entre
rationalité instrumentale et rationalité stratégique. Dans la
première, on reste dans une rationalité technique qui intervient dans
le monde en tant qu'états de choses. C'est le monde du travail,
seulement en tant que monde de règles d'actions uniquement techniques
visant à contrôler la réalité. Avec la rationalité stratégique
(nécessaire au bon fonctionnement de l'agir instrumental), nous
glissons vers une rationalité où notre comportement va varier en
fonction de la connaissance que l'on peut avoir des intentions de notre
interlocuteur. Nous sortons pour ainsi dire du domaine de la
rationalité technique vers le domaine d'une rationalité de
l'intercompréhension.
Ainsi, le monde du travail subordonné à une rationalité
économique, n'est pas seulement le monde d'une rationalité
instrumentale, mais le monde de l'interaction d'une rationalité
stratégique (et peut-être communicationnelle). Sans doute, avec la
rationalité stratégique, nous ne sortons pas d'une rationalité
orientée vers un contrôle efficace de la réalité. Mais ce qui est
important de noter, c'est qu'avec celle-ci s'instaure une brèche,
c'est-à-dire la possibilité d'une communication qui soit orientée
vers l'intercompréhension.
Autrement dit, la rationalité stratégique, pour qu'elle soit
efficace, doit présupposer quelque chose comme une rationalité et un
mode d'agir communicationnels, une rationalité où "les plans
d'actions sont coordonnés non pas par des calculs de succès
égocentriques, mais par des actes de compréhension
intersubjective" (6) .
Aussi, ce qu'il faut retenir de ce développement, c'est que les
rationalités systémiques, dans la mesure où elles sont à la fois des
rationalités instrumentales et stratégiques, doivent présupposer à
leur source une raison communicationnelle, car ce sont toujours des
hommes et pas seulement des objets, qui permettent le succès des
actions. Voyons à présent ce que Habermas entend par raison
communicationnelle.
b)L'agir communicationnel : une brèche pour la démocratie
§1. Une conception dialogique et procédurale de la rationalité
La différenciation croissante des rationalités systémiques n'est
pas contraire au déploiement de la raison communicationnelle. Les
rationalités systémiques, comme la rationalité économique, ne sont
pas la détermination fondamentale de la progressive rationalisation qui
se dessine au fil de l'histoire. Elle ne sont que l'un des terrains où
se déploie la rationalisation fondamentale qui est la raison
communicationnelle, raison qui favorise l'intersubjectivité du lien
social.
La raison communicationnelle implique une conception procédurale de
la rationalité qui s'oppose à une conception substantielle et
monologique de la rationalité. Il convient de préciser le sens de ces
notions.
La raison communicationnelle est d'abord "la disposition dont
font preuve les sujets capables de parler et d'agir à acquérir et à
appliquer un savoir faillible" . Cette acquisition et application
d'un savoir ne se fait pas de manière monologique mais dialogique, sa
validité repose sur une reconnaissance intersubjective. (7)
Autrement dit, la validité d'une assertion, soit-elle du type
cognitif ou normatif, ou encore expressif, (ces trois types constituent,
pour Habermas, les trois dimensions de la rationalité, qui
correspondent respectivement au monde naturel des choses, au monde
social de l'intersubjectivité, et au monde subjectif de chaque
individu) ne peut reposer en dernière instance sur un sujet isolé, sur
une conscience de soi qui trouverait en elle-même la certitude de ses
prétentions à la validité ou à la vérité de ses connaissances,
mais sur l'accord intersubjectif, accord qui est donc une condition
nécessaire pour pouvoir prétendre à la validité d'une assertion,
soit-elle de type cognitif, normatif, ou expressif. C'est pourquoi la
rationalité est procédurale, c'est-à-dire qu'elle est à la fois
faillible et perfectible, car elle est toujours susceptible d'être
améliorée grâce à une discussion argumentée. Si la rationalité est
procédurale, c'est parce qu'elle est dialogique, c'est-à-dire qu'elle
a sa source dans l'intersubjectivité, dans l'échange argumenté entre
les participants à une discussion. C'est la force des meilleurs
arguments qui permet de réaliser l'entente entre les participants.
Toute entente possible doit être médiatisée par cette force logique
des arguments car une entente ne peut pas être immédiate, cela n'a pas
de sens pour Habermas. La validité des arguments repose donc sur la
reconnaissance intersubjective. Il y a rationalité communicationnelle
si les interlocuteurs d'une discussion s'orientent en fonction de ces
exigences de validité reposant sur la reconnaissance intersubjective.
Cette conception procédurale de la rationalité sert "à
reconstruire une intersubjectivité intacte qui rende possible l'accord
libre de contrainte entre les individus ainsi que l'identité des
individus s'accordant librement avec eux-mêmes" (8).
Les prétentions à la validité d'un argument doivent pouvoir être
corroborées par la description objective, l'acceptabilité morale et
l'authenticité des opinions et convictions.
Cette conception de l'agir communicationnel présuppose une situation
discursive idéale, puisqu'elle repose sur un accord intersubjectif,
accord qui est plutôt de l'ordre de l'idéal régulateur que de la
réalité sociologique. Cependant, une telle conception de la
rationalité peut être utile afin d'encadrer toute discussion qui
prétend former des prétentions à la validité des arguments utilisés
pour défendre ou réfuter telle ou telle position concernant des
problèmes cognitifs, normatifs ou expressifs.
§2. Langage et action
La raison communicationnelle est un agir car c'est une raison
intersubjective, qui se constitue à travers des interactions, verbales
ou non, entre des individus qui visent à coordonner leurs plans
d'actions et donc leurs actions. Cette raison intersubjective est
communicationnelle car c'est la compréhension entre les acteurs qui est
première. En effet, c'est parce que les acteurs d'une action peuvent
s'entendre sur les fins à atteindre, que le succès de cette action est
possible. C'est donc parce que le langage est communicationnel que les
actions peuvent être coordonnées communément, sous le mode de la
coopération.
Si la validité d'une assertion repose en dernière instance sur
l'accord intersubjectif, on aurait tort d'assimiler cette conception de
la raison à une forme de structuralisme, où les sujets participants à
une discussion ne font que reproduire des structures langagières qui
leur sont transcendantes. S'il en était ainsi, on pourrait se demander
ce qui fait la spécificité du monde vécu et on pourrait rapprocher
cette notion du concept d'habitus de Bourdieu, qui dévoile la manière
dont les sujets sont déterminés de part en part par l'ordre social.
Mais la raison communicationnelle permet de comprendre que la
reproduction du monde vécu s'accomplit grâce à la productivité des
sujets qui le composent, productivité qui empêche une reproduction à
l'identique du monde vécu. Ici, le concept de structuration de Giddens
peut nous aider à mieux comprendre le mode de reproduction du monde
vécu. Les sujets ne sont pas passifs, leur subjectivité se produit
dans l'interaction. Cette interaction permet aux individus à la fois de
reproduire la structure sociale mais aussi de la décaler. Autrement
dit, la reproduction ne se fait pas à l'identique car l'individu
développe ses capacités réflexives à travers l'interaction.
Par ailleurs, la raison de l'agir communicationnel repose sur une
distinction entre les actes de langage perlocutoires et illocutoires (9).
Les actes de langage illocutoires visent à se faire comprendre afin de
provoquer un accord. Les actes de langage perlocutoires appartiennent au
domaine de la rationalité stratégique, le langage est utilisé par
l'individu afin de manipuler l'interlocuteur en dissimulant ses propres
intentions. Ces derniers sont donc considérés par Habermas comme des
actes de langage dérivés par rapport à l'usage communicationnel du
langage, qui lui ne serait constitué que d'actes langagiers
illocutoires. L'argument qui permet de soutenir cette thèse est le
suivant : pour que l'usage perlocutoire du langage fonctionne (pour
qu'il y ait manipulation stratégique d'un locuteur sur un autre) il
faut bien que l'un des interlocuteurs donne une interprétation
illocutoire à l'assertion. Autrement dit, pour être trompé, il faut
que ce soit sur fond de vérité. Ce sont donc les actes de langages
illocutoires qui sont originaires et qui permettent de coordonner les
actions. Il s'agit, encore une fois, d'une thèse anthropologique de
Habermas, pour qui l'homme serait fondamentalement un être voué à la
communication visant le consensus. Difficile d'y croire. Pourtant,
l'enjeu est de taille car si l'agir communicationnel repose sur des
actes de langage qui visent le consensus, alors cela veut dire aussi que
la démocratie tend vers le consensus, puisque la raison
communicationnelle, reposant sur l'intersubjectivité libre de
contraintes, mise à part la contrainte du meilleur argument, se veut
elle-même démocratique.
Nous faisons sur ce point deux objections : la première est que
cette prédominance donnée aux actes de langages illocutoires semble ne
pas tenir compte que l'on peut malgré soi vouloir mentir tout en
prétendant vouloir dire une vérité. Nos intentions sont parfois
déterminées par des motifs inconscients qui peuvent être contraires
à nos motivations conscientes. Autrement dit, on n'est jamais sûr
d'être transparent à soi-même dans ses intentions. La deuxième
raison est que cette prédominance accordée à l'illocutoire tend à
rejeter tout ce qui excède l'argumentation consensuelle comme des
contingences qui ne peuvent être considérées constitutives du
processus d'entente langagier menant à l'accord. Pourtant, si l'on veut
légitimer la démocratie jusqu'au bout, il faut peut-être également
accepter que les interactions entre les sujets ne se décident pas
seulement sous le mode de l'argumentation visant le consensus. Nous
développerons plus en avant cet argument grâce au concept de
mésentente.
§3. Le consensus
Pour Habermas, l'accord entre les interlocuteurs qui participent à
la coordination d'une action est bien plus qu'un idéal-type : c'est un
idéal régulateur qui est inscrit dans les structures même du langage
en tant que rationalité communicationnelle.
L'accord, ou le consensus, est toujours possible, en puissance, car
il est, comme nous l'avons vu, inscrit dans les structures mêmes du
langage, il est le télos inhérent au langage humain, même si en
réalité on peut constater que les conditions empiriques ne le
permettent que rarement. Le consensus est toujours possible, car pour
Habermas on ne peut à la fois comprendre la validité des assertions
d'un interlocuteur tout en étant en désaccord avec elles. Si on les
comprend, alors on est forcément d'accord. Si on n'est pas d'accord,
c'est parce que l'on estime que les arguments permettant de justifier la
validité d'une assertion ne sont pas valides. Il n'y a pas de
troisième alternative. Ce qui peut arriver, c'est que l'on soit
d'accord sur les prétentions d'un argument à la validité dans un des
domaines de la rationalité, par exemple, dans le domaine
cognitif-instrumental, mais on reste en désaccord quant à sa validité
dans le champ normatif. Mais dans ce cas, la discussion doit se
poursuivre, jusqu'à atteindre le consensus dans les trois domaines de
la rationalité. En effet, le consensus est pour Habermas un idéal
régulateur qui permet d'évaluer l'écart ou la distance entre la
situation empirique de la communication, et la situation idéale.
Le consensus est peut-être inhérent au langage. En réalité, il
n'est presque jamais atteint. Mais faut-il le déplorer ? Est-ce bien
réaliste de vouloir atteindre le consensus dans une société
démocratique, c'est-à-dire dans une société pluraliste ? Ne vaut-il
pas mieux accepter que certains problèmes ne peuvent être résolus
qu'à travers le compromis, qui serait une version faible du consensus,
mais du moins plus réaliste et opératoire ?
Ainsi, par exemple, les jugements de valeurs ne peuvent parfois être
argumentés de manière à atteindre un consensus au niveau normatif.
Mais pour cela, il nous faut accepter, sans tomber dans le relativisme,
une forme plus faible de discussion argumentée prétendant à la
démonstration de l'universalité des normes. En effet, il est important
d'insister sur cette dimension de l'argumentation irréductible au
consensus, lorsque ce qui est en discussion sont des questions dont la
réponse ne peut se réduire à l'alternative entre vérité et
fausseté. Ainsi en est-il des valeurs culturelles et esthétiques, qui
sont souvent relayées à la sphère privée et subjective et exclues
des débats animant les espaces publics politiques et par là-même,
exclues du processus menant à des décisions politiques qui vont
structurer le fonctionnement de la société. Or ces questions ne sont
pas seulement périphériques au politique, elles sont elles-mêmes
constitutives de celui-ci, car elles concernent l'orientation éthique
que les individus sont capables de donner à leur vie.
2.Consensus improbable ou dissensus raisonnable?
a)La domination
La théorie de l'agir communicationnel nous a permis de comprendre
comment la source de la rationalité est le monde vécu. Cependant, la
théorie de l'agir communicationnel est faible sur certains points. Nous
avons déjà formulé deux de ses faiblesses : d'une part le problème
de l'inconscient de chaque individu, qui rend incertaine toute
transparence à soi-même, de l'autre le traitement que fait Habermas
des moyens d'expression qui excèdent et précèdent l'argumentation en
les excluant d'office du processus menant au consensus.
Une troisième objection importante concerne celle des inégalités
sociales entre les participants à une délibération. Peut-on faire
abstraction de ces inégalités, lorsque l'on construit une théorie
politique qui vise à légitimer la démocratie ? Pour Habermas, ces
inégalités peuvent provoquer des distorsions de la communication, mais
elles ne sont que des pathologies par rapport à l'agir
communicationnel. En tant qu'idéal régulateur, cette conception de la
raison est certes un pari pour une société démocratique. Mais les
écarts empiriques par rapport à cet idéal, sont plutôt la norme,
dans les rapports entre citoyens. Et ceci est dû, en grande partie, au
fait que la structure sociale n'est pas neutre, elle est traversée par
des rapports de domination, des rapports de forces entre les groupes,
rapports qui rendent difficile la réunion des conditions permettant des
délibérations entre interlocuteurs qui ne soient pas constitutivement
déformées par les inégalités sociales. En effet, les groupes qui
sont subordonnés, sont parfois incapables de trouver les mots
nécessaires à exprimer leurs opinions. Et lorsqu'ils en sont capables,
ils ne sont pas toujours compris, car les espaces publics politiques qui
pourraient permettre l'expression de ces opinions, sont déjà
partiellement structurés par des relations de domination et de
subordination. En effet, les capacités linguistiques des participants
à une discussion dans un espace public politique, sont tout sauf
spontanées, car elles sont nécessairement structurées par les
positions qu'occupent les individus dans le champ social. Ceci peut nous
faire douter de la publicité, au sens kantien, des espaces publics
politiques. Ainsi, on peut finir par croire que "rien n'est plus
trompeur que l'image, souvent évoquée à propos de la presse, du
forum, du lieu où tout pourrait être publiquement discuté. Il
n'existe pas un espace ouvert à tous ceux qui le veulent, mais des
agents qui décident en fonction des lois propres de fonctionnement du
champ journalistique, ce qui mérite ou non d'être porté à la
connaissance de publics plus ou moins larges et hétérogènes
socialement" (10). Mais il ne s'agit pas non plus
de tomber dans une conception des espaces publics politiques où
prédomineraient une relation agonistique et des rapports de force entre
les interlocuteurs et où il n'y aurait aucune place pour la
communication non déformée. Entre l'excès de poids accordé à la
domination dans cette position à la Bourdieu et la confiance idéaliste
dans les vertus d'une communication non déformée, autant opter pour
cette dernière car elle a l'avantage de nous offrir un
idéal-régulateur permettant d'orienter notre action en faveur d'un
pari pour la démocratie. Cependant et compte tenu de la structure
inégalitaire de la société, il est plus que probable que le consensus
rationnel ne puisse pas être atteint dans la plupart des conflits qui
naissent dans les espaces publics politiques. De plus, même si on ne
pense plus en termes d'inégalité ou de domination, mais en termes de
pluralité, le problème reste identique : les besoins et intérêts
entre groupes sont parfois conflictuels au point de rendre impossible
toute conciliation consensuelle. C'est pour cette raison que le
compromis doit être recherché et peut être considéré comme une
version faible du consensus lorsque les intérêts sont divergents au
point de rendre impossible tout accord consensuel au sens habermassien.
Bien entendu, Habermas ne pourrait jamais souscrire à une telle
position, car pour lui cela revient à faire de l'entente rationnelle un
"synonyme de 'marchandage' (bargaining)" (11).
b)La politique de la mésentente
Enfin, notre objection la plus importante -déjà évoquée mais pas
encore développée-, à la théorie de l'agir communicationnel comme
théorie permettant d'examiner et de fonder la rationalité à l'oeuvre
dans les espaces publics politiques est la suivante : Habermas ne semble
donner aucune place à des modes d'expression des problèmes politiques
qui sont formulés et pratiqués aux marges de la rationalité
consensuelle, plus précisément, qui précèdent le processus de la
rationalité visant le consensus. En effet, il nous semble que ces modes
d'expression ne sont pas marginaux à la rationalité politique, mais
constitutifs de celle-ci.
Nous allons examiner ce point en exposant tout d'abord la thèse
centrale de la pensée politique de Rancière, car de cette pensée
découle une conception de la rationalité politique qui s'attache à
mettre en valeur des modes d'expression qui sont constitutifs des
espaces publics politiques mais qui ne s'inscrivent pas dans une raison
communicationnelle orientée vers le consensus. Ces modes d'expression
se déclinent sous le mode de la mésentente.
Pour Rancière, il n'y a pas toujours de politique, il y en a même
peu et rarement. Il veut dire par là que ce qu'on appelle
généralement la politique, a surtout pour nom celui de
"police", qui est "l'ensemble des processus par lesquels
s'opèrent l'agrégation et le consentement des collectivités,
l'organisation des pouvoirs, la distribution des places et des fonctions
et les systèmes de légitimation de cette distribution" (12).
Mais cet ensemble des institutions de l'Etat, que le citoyen peu
averti pourrait considérer comme l'espace dans lequel s'exerce
l'activité politique, s'il est qualifié de "police", est
cependant l'une des faces de ce qu'est pour Rancière le politique.
L'autre face, qui serait proprement le moment démocratique du
politique, le moment dans lequel le pouvoir du peuple s'exerce
réellement, est celui d'une activité antagonique à la première face
et "qui rompt la configuration sensible où se définissent les
parties et les parts ou leur absence par une présupposition qui n'y a
par définition pas de place : celle d'une part des sans part. [...]
L'activité politique est celle qui déplace un corps du lieu qui lui
était assigné ou change la destination d'un lieu : elle fait voir ce
qui n'avait pas lieu d'être vu, fait entendre un discours là où le
seul bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n'était
entendu que comme bruit" (13).
Plus précisément, l'activité politique, à travers laquelle la
démocratie prend sens, est celle où se rencontrent ces deux faces du
politique, ou ces deux processus hétérogènes. En dehors de cette
rencontre, il n'y a pas à proprement parler de politique, mais
seulement de la domination, ou bien le désordre de la révolte.
Le politique est donc le lieu et le moment dans lesquels se
rencontrent le processus policier (la politique) et le processus de
défiguration et refiguration du sensible. Ce dernier processus a un nom
bien spécifique chez Rancière : l'égalité. Il entend par ce
processus d'égalité "l'ensemble ouvert des pratiques guidées par
la supposition de l'égalité de n'importe quel être parlant avec
n'importe quel autre être parlant et par le souci de vérifier cette
égalité" (14).
Une première remarque que l'on peut faire est la manière subtile
qu'a Rancière d'exclure et d'inclure à la fois le processus policier
(la politique) dans ce qui est pour lui spécifiquement l'activité
politique. Il y a sans doute ici une influence des analyses de Foucault
sur le pouvoir, qui n'appartient à personne et qui génère toujours
des contre-pouvoirs ou des résistances. Mais Rancière, lui, marque une
distinction plus nette, plus dialectique, entre le pouvoir descendant
qui ordonne, et le pouvoir ascendant, qui défigure et refigure
"l'ordre du sensible". Cette distinction, si elle a le mérite
de séparer clairement les deux processus, et donc de bien délimiter
l'espace propre de la politique ou de la démocratie (pour Rancière ces
deux termes sont synonymes : il n'y a de politique que démocratique,
les alternatives étant "l'archi-politique", où l'Etat impose
le mode d'organisation du sensible, ou bien le
"para-politique", où l'Etat et le peuple deviennent
partenaires dans la gestion du sensible), a cependant la faiblesse de ne
pas tenir compte du fait que les processus hétérogènes de police et
de défiguration et refiguration du sensible (exigence d'égalité) sont
tous les deux également traversés par des dynamiques de pouvoirs
descendants et ascendants. Autrement dit, mon objection à la Foucault
est la suivante : les formes de subjectivation, "formes poétiques
d'ouverture au monde" (les formes du pouvoir ascendant ou du désir
d'égalité) ne sont pas seulement ceux des "invisibles", des
opprimés, mais ceux de tous. Inversement, les formes de répression et
de distribution ordonnée des places sont aussi constitutives du
processus des forces sociales qui visent l'égalité. Il est bien
possible que je sois là dans l'erreur. Mais autrement, cette conception
dialectique de la rencontre des deux processus hétérogènes peut
sembler ne pas correspondre à la réalité des relations sociales et
politiques.
Une deuxième chose importante est l'élucidation du mode de
rationalité à l'oeuvre dans cette rencontre de ces deux processus
hétérogènes. Cela permet de comprendre comment cette rencontre
fonctionne pour Rancière. Ce mode de rationalité est celui de la
mésentente. Il s'oppose ainsi assez explicitement à la raison
communicationnelle de Habermas. Il me semble ici que Rancière voit
très juste. Je regrette seulement qu'il ne fonde pas ce point en
développant davantage son anthropologie philosophique. Voyons donc ce
qu'est la mésentente pour Rancière. C'est d'abord le refus d'une
alternative : "La rationalité politique n'est précisément
pensable qu'à la condition d'être dégagée de l'alternative où un
certain rationalisme veut l'enfermer : ou bien l'échange entre
partenaires mettant en discussion leurs intérêts ou leurs normes, ou
bien la violence de l'irrationnel" (15). Ni
irrationnelle ni bien sûr consensuelle, la mésentente est à vrai dire
les deux à la fois. Le logos de la mésentente est à la fois
argumentatif et poétique. Car pour qu'il y ait entente (argumentation),
il faut d'abord se faire entendre, s'assurer que nos interlocuteurs
écoutent autre chose que des cris et des bruits lorsqu'on revendique
notre droit d'appartenir à la sphère des égaux. Cette entente n'est
possible que sous le mode du conflit. Et le conflit se produit sous un
mode d'expression (poétique) qui va changer la perception de la
situation. Lisons plutôt Rancière : "Mais le paradoxe réside en
ceci : ceux qui pensent qu'il y a de l'entente dans l'entente ne peuvent
précisément faire valoir cette déduction que sous la forme du
conflit, de la mésentente, puisqu'ils doivent faire voir une
conséquence que rien ne laisse voir" (16).
Aussi, l'élément conflictuel de la mésentente est celui qui ne peut
s'exprimer que de manière esthétique. Car il ne s'agit pas de
violence. La violence n'a pas de place dans le politique, c'est-à-dire
dans la démocratie. Passons sur les subtils développements que
Rancière donne de sa mésentente dans sa dimension argumentative pour
nous intéresser au mode d'expression esthétique de la mésentente.
Avant de pouvoir parler et échanger des arguments en vue de résoudre
un litige, il y a conflit sur l'objet même du litige. Pour que ce
conflit apparaisse, pour que la scène du conflit prenne forme, le sujet
qui revendique un droit, qui revendique son appartenance à la sphère
des égaux, doit faire "comme si la scène existait, comme s'il y
avait un monde commun d'argumentation" (17).
Cette reconnaissance de la scène et de l'objet du litige, est
"produite par des actes de langage qui sont en même temps des
argumentations rationnelles et des métaphores 'poétiques'" (18).
Rancière parle d'actes de langage, mais peut-être que l'on peut y
inclure des actes symboliques de toute sorte. Ces actes sont aussi de la
communication car "l'argumentation qui enchaîne deux idées et la
métaphore qui fait voir une chose dans une autre ont toujours eu de la
communauté" (19). Autrement dit, si pour
Rancière l'esthétique est un moyen de communication et
d'argumentation, c'est que pour lui elle n'est pas auto-référentielle,
elle "est au contraire ce qui met en communication des régimes
séparés d'expression" (20). Cette thèse sur
l'esthétique est peu développée. C'est une thèse qui semble très
importante dans la pensée politique de Rancière, mais il semblerait
qu'il se limite à l'indiquer, lorsque par exemple il fait référence
à Kant pour venir l'appuyer : "au jeu méta-politique de
l'apparence et de son démenti, la politique démocratique oppose cette
pratique du comme si qui constitue les formes d'apparaître d'un sujet
et qui ouvre une communauté esthétique, à la manière kantienne, une
communauté qui exige le consentement de celui-là même qui ne le
reconnaît pas" (21) .
La rationalité de la mésentente est celle qui permet l'émergence
d'espaces publics politiques. Car c'est le moment du dissensus, celui de
la confrontation d'intérêts conflictuels, qui exprime véritablement
le moment démocratique du politique. Lorsqu'il y a mésentente, un
espace qui permet l'expression d'un dissensus raisonnable est créé. Je
l'appelle raisonnable en opposition avec la rationalité instrumentale
et stratégique qui tend à coloniser les espaces publics politiques.
Mais raisonnable a aussi un sens éthique et esthétique qui est lié au
projet d'une vie bonne, projet qui ne s'inscrit pas nécessairement dans
un processus de communication orientée vers le consensus, car les
formes de vie émancipées sont multiples.
Notre développement sur la politique de la mésentente nous a permis
de penser autrement que sous le modèle de l'agir communicationnel le
mode de rationalité qui traverse les espaces publics politiques. Ce
développement nous a permis de suggérer l'idée selon laquelle le
langage qui circule dans les interactions sociales n'est pas un langage
entièrement commun, mais il n'est pas non plus un langage éclaté,
réduit à des jeux de langages incommensurables. Ce n'est pas parce que
le langage n'est pas commun que l'on tombe forcément dans
l'irrationalité. C'est parce que le langage n'est pas commun, qu'il
peut y avoir figuration d'un espace public politique. En effet, les
formes de l'interaction sociale, ne se font pas seulement sous le mode
de l'argumentation qui enchaîne des concepts, mais également sous le
mode d'une distance vis-à-vis de cette argumentation qui se
caractérise par un usage métaphorique du langage, visant à changer la
perception d'une situation caractérisant une scène politique. C'est
dans ce changement de la perception de la situation qu'il y a
véritablement un acte politique. Et c'est seulement à partir de là
que peut commencer un processus d'interaction visant le consensus
rationnel. En effet, ainsi que le rappelle Rancière, "l'invention
politique s'opère dans des actes qui sont à la fois argumentatifs et
poétiques, des coups de force qui ouvrent et rouvrent autant de fois
qu'il est nécessaire les mondes dans lesquels ces actes de communauté
sont des actes de communauté. C'est pourquoi le poétique ne s'oppose
pas à l'argumentatif (22)." Ces actes sont en
effet des coups de force dans la mesure où le mouvement qui permet un
changement de perception de la situation se fait par des moyens
d'expression métaphoriques qui remettent en question les normes de la
représentation de la situation. Ce sont ces actes qui vont permettre un
processus de subjectivation de la part de ceux qui les expriment, leur
donnant une visibilité à laquelle ils ne pouvaient accéder dans
l'espace public politique. Paradoxalement, ce sont ces actes de
subjectivation qui, à la fois vont provoquer une désidentification du
groupe qui les exprime par rapport au partage du sensible qui les
ordonnait à une place spécifique dans le champ politique, mais aussi
qui vont permettre une nouvelle identification qui va refigurer cet
ordre.
La théorie de l'agir communicationnel semble donc faire abstraction
de ces moments où l'usage de modes d'expressions métaphoriques joue un
rôle central dans la constitution des espaces publics politiques. Car
ce sont des situations extraordinaires où le sens des termes qui
servent à décrire une situation donnée est remis en question. Si
Rancière oppose sa mésentente au consensus, c'est parce que pour lui
le consensus présuppose la disparition de tout écart entre une partie
du peuple qui vise l'égalité et l'ensemble de la société. Le
consensus est pour lui caractérisé par un régime du sensible
"où les parties sont présupposées déjà données, leur
communauté constituée et le compte de leur parole identique à leur
performance linguistique" (23). Or cela équivaut
à faire disparaître la politique car celle-ci "est d'abord le
conflit sur l'existence d'une scène commune, sur l'existence et la
qualité de ceux qui y sont présents" (24).
Cependant il me semble que finalement ce paradigme esthétique de la
rationalité politique élaboré par Rancière n'est pas si loin, ni
contradictoire avec le thème habermassien de l'agir communicationel
permettant l'entente ou le consensus. Mais je dirais que le moment
esthétique, qui est absent chez Habermas, est ce moment qui précède
le processus rationnel qui mène au consensus. Au fond, le moment
esthétique chez Rancière serait le moment de l'usage du jugement
réflexif, dont le paradigme chez Kant est le jugement de goût. Chez
Habermas, il me semble que le jugement réflexif n'est pas
conceptualisé, les individus ne produisent que des jugements
déterminants, du moins lorsqu'il s'agit de faire tester les
prétentions à la validité de telle ou telle assertion. En effet, il
ne semble pas y avoir beaucoup de place pour son usage dans la théorie
de l'agir communicationnel. Mais je pense qu'une anthropologie
philosophique ne peut se passer d'élucider le rôle du jugement
réflexif (et son implication dans les prétentions à la validité)
chez le sujet, car si elle ne le fait pas, elle risque de construire un
sujet qui ne correspond pas à la réalité, car non seulement nous
utilisons dans notre vie quotidienne, davantage notre jugement réflexif
que notre jugement déterminant, mais surtout il est important de se
demander dans quelle mesure les jugements déterminants ne
présupposent-ils pas une capacité de juger réfléchissante. En effet,
selon une perspective statique, sans doute l'usage du jugement
déterminant se vérifie, car il nous permet d'appliquer des normes
permettant de coordonner des actions. Mais selon une perspective
dynamique, lorsqu'il s'agit d'appliquer une norme à une situation
donnée dans laquelle on est pris, il faut aussi savoir interpréter les
circonstances de la situation, ce qui demande l'usage d'un jugement
réflexif. Cela revient à dire que l'application n'est pas
essentiellement la subsomption d'une situation particulière sous une
norme, mais implique toujours d'abord un travail d'interprétation de
cette situation.
Il nous paraît important d'insister sur la possibilité de
considérer l'usage du jugement réflexif comme constitutif des
interactions traversant les espaces publics politiques. En effet,
Habermas semble laisser de côté ces moyens d'expressions qui ont trait
au partage de la sensibilité car il présuppose que tout ce qui peut
être communément partagé et validé a une structure argumentative
visant le consensus. Pourtant, il nous semble crucial de penser
aujourd'hui toutes les potentialités critiques de la capacité à
sentir et à imaginer qu'implique l'usage du jugement réflexif.
Notes:
(1) Habermas, Théorie de l'agir communicationnel,
Tome1, p.88 [Désormais TAC]
(2) Ibid., p.87
(3) Ibid, p.88
(4) TAC 1, p.295
(5) Ibid
(6) Ibid
(7) Ibid
(8) TAC 2, p.8
(9) TAC 2, p.298
(10) P. Champagne, Faire l'opinion : le nouveau jeu
politique, p. 243
(11) Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et
normes, Gallimard, 1997, p.365
(12) La Mésentente, p.51
(13) La Mésentente, p.53
(14) La Mésentente, p.53
(15) La Mésentente, p.71
(16) Ibid, p.79
(17) Ibid., p.81
(18) Ibid., p.86
(19) Ibid., p.87
(20) 28 Ibid., p.88
(21) Ibid., p.128
(22) La Mésentente, p.90
(23) LaMésentente, p.143
(24) Ibid., p.49
Bibliographie
-Bourdieu P., Raisons pratiques, Seuil, 1994
-Giddens A., Modernity and Self-Identity, Stanford University Press,
1991
-Habermas J., L'espace public : archéologie de la publicité comme
dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, coll.
"Critique de la politique",1986
-Habermas J., Théorie de l'agir communicationnel, Fayard, coll.
"L'espace du politique", 2 vol., tome 1 : Rationalité de
l'action et rationalisation de la société; tome 2 : Pour une critique
de la raison fonctionnaliste, 1987
-Habermas J., Droit et Démocratie, Entre faits et normes, Gallimard, ,
Essais, 1997
-Kant E., Critique de la faculté de juger, Vrin, 1993
-Rancière J., La Mésentente, Politique et Philosophie, Galilée, 1995
-Rancière J., Aux bords du politique, La fabrique, 1998
-Rancière J., Le partage du sensible, esthétique et politique, La
fabrique, 2000
Roberto Merrill
robmerrill@infonie.fr