Espace politique et démocratie
Roberto Merrill

Introduction

Cette étude vise à identifier la spécificité de l'espace politique. Celui-ci sera défini comme un espace indéterminé, par opposition à l'espace institutionnalisé de la politique (institutionnalisé par le pouvoir dans le cadre de la structure de l'Etat). Ce caractère indéterminé de l'espace politique a un sens précis : il est constamment redéfini et reconfiguré par l'apparition des intérêts particuliers entrant en conflit avec l'intérêt général défini par le pouvoir en place. On verra alors que l'existence même des espaces publics politiques dépend de la capacité des individus à transformer ce qui les opprime dans leur vie privée en problèmes qui concernent l'intérêt général.

§1. Espace institutionnalisé de la politique et espaces indéterminés du politique

Nous appelons le politique l'art du vivre en commun, art qui se distingue de la politique, en tant qu'art de gouverner les hommes. La politique est le nom de cette activité qu'exercent les hommes politiques à travers les institutions de l'Etat. La politique est donc seulement l'un des modes de déclinaison du politique. C'est pourquoi le politique ne se manifeste pas uniquement dans des espaces délimités, par exemple, par les Parlements, ou de manière générale, par l'ensemble des institutions de l'Etat. Bien sûr, dans ces lieux, des hommes font les lois, discutent de problèmes liés à l'intérêt général et prennent des décisions qui vont structurer en grande partie le fonctionnement de la société à laquelle ils appartiennent. Mais si le politique était limité à ces lieux spécifiques institutionnalisés, alors il y aurait d'un côté une élite d'hommes voués au gouvernement des autres, qui eux, ne ferait qu'obéir passivement aux commandements venus d'en haut. Si le politique n'était que cette relation entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, entre ceux qui font les lois et ceux qui s'y soumettent, alors il serait plus convenable de caractériser cette relation par la notion de domination, et l'on aurait bien des difficultés à voir ce qu'il y a de spécifiquement politique dans cette relation, et, a fortiori, de démocratique.

En effet, pour que cette relation entre ceux qui gouvernent et les gouvernés ne soit pas seulement une relation de domination, il faut pouvoir supposer que les discussions et les actions des citoyens ordinaires (qui n'exercent ni ne prétendent -du moins publiquement, exercer un pouvoir politique institutionnalisé), lorsqu'elles se réfèrent à des problèmes politiques, c'est-à-dire à des problèmes qui concernent ou qui mettent en question l'intérêt général, exercent une influence réelle sur les institutions politiques de l'Etat.

Ces discussions et ces actions qui viennent irriguer, par le bas, les institutions de l'Etat, s'effectuent dans des espaces qui ne peuvent être déterminés a priori. On peut sans doute, en utilisant des données empiriques, établir une topologie de ces espaces. Des études sociologiques et historiques nous permettent, ne serait-ce que de vérifier et de confirmer a posteriori l'existence concrète de ces espaces, ainsi que leur influence sur les institutions de l'Etat et donc sur le destin de la société en général, chaque fois qu'ils sont apparus au long de l'Histoire. Ainsi, l'agora grecque, ou les Salons du XVIII siècle, et aujourd'hui, par exemple, les manifestations de rue, les occupations de lieux, et de manière générale les médias, sont ou ont été des lieux où les citoyens ordinaires par leurs actes et leurs paroles, se mêlent des affaires politiques en élargissant le champ du politique au-delà des espaces délimités par les institutions de l'Etat, et en exerçant une influence sur celles-ci.

Mais ces actes et ces paroles peuvent s'effectuer dans des espaces quelconques. La raison principale de cette indétermination est qu'une parole et une action ne sont pas politiques en elles-mêmes, elles le deviennent lorsqu'il y a confrontation entre les intérêts de tel ou tel groupe de citoyens et l'intérêt général tel qu'il est incarné, diffusé et plus ou moins imposé par l'Etat. C'est pourquoi notre étude sur les espaces publics politiques n'est pas sociologique, car ce qui nous intéresse est avant tout une réflexion sur les conditions de possibilité de ces espaces.

Cette distinction entre, d'une part, des espaces politiques déterminés (par les institutions de l'Etat) et de l'autre, des espaces publics politiques indéterminés est importante car c'est dans la dynamique qui se crée entre ces deux types d'espaces que la démocratie, c'est-à-dire le pouvoir du peuple, se manifeste.

Les espaces publics politiques tels que nous avons commencé à les définir, sont des espaces qui se soustraient aux espaces politiques institutionnalisés. Ce mouvement de soustraction, de déliaison, par la distanciation qui s'effectue avec l'espace politique institutionnalisé est, paradoxalement, ce qui permet à une communauté d'exister autrement que sous la figure de la communauté fusionnelle soumise à la passion de l'Un, avec tous les risques que cette fusion implique, en particulier celui de la substitution du politique par un régime de domination. Les espaces publics politiques sont des espaces de division, de division de la communauté à elle-même. Ils sont potentiellement porteurs d'une force centrifuge qui soumet la communauté au risque de l'affaiblissement du lien social qui la fonde et donc de son éclatement. Mais ce risque permanent est le prix à payer pour la démocratie, ou pour le politique tout court. Tout se passe comme si une communauté ne pouvait exister que si elle était capable d'accepter en elle ce qui, précisément, tend à la désintégrer.

§2. Intérêts particuliers et intérêt général

La distinction entre espaces politiques institutionnalisés et espaces publics indéterminés nous a permis de situer la spécificité du politique dans la dynamique qui s'effectue par la rencontre de ces deux types d'espaces politiques. Mais cette distinction nous a également conduit à formuler le paradoxe que cette dynamique implique : lorsque des citoyens ordinaires défendent leurs propres intérêts en se confrontant et en mettant en cause l'intérêt général, c'est-à-dire en en proposant une nouvelle définition ou configuration, ils font de la politique. Cependant, cette dynamique, cette confrontation d'intérêts, si elle est ce qui permet de donner un contenu au lien social qui fonde la communauté, elle est aussi ce qui tend à la déchirer, en mettant en cause l'intérêt général.

Et pourtant, le lien social dans une communauté démocratique n'est pas si fragile que cela. Car pour que les intérêts particuliers de telle ou telle association de citoyens puissent être entendus, il faut que ces derniers soient capables de convaincre les autres citoyens que leurs intérêts particuliers ne sont pas en contradiction avec l'intérêt général. Ce point ne sera pas développé ici, car il excède le propos de la présente étude. Qu'il nous soit permis cependant de préciser que l'intérêt général n'est pas pour nous un concept qui aurait un contenu normatif fixé a priori. Il est plutôt un concept opératoire qui permet de donner une unité à l'ensemble des intérêts particuliers qui animent une communauté. Mais il est tout aussi changeant que l'est la configuration de ces intérêts particuliers. Autrement dit, l'intérêt général est peut-être le fruit d'une volonté générale, mais cette volonté générale n'est pas l'équivalent d'une volonté rousseauiste particulière qui sacrifierait de manière voulue, stoïque, et non pas imposée, ses propres intérêts au nom d'un intérêt général dont le sens serait évident pour tous, ou du moins enfoui au fond de la bonne volonté de chacun, si seulement on se donnait la peine d'écouter notre voix intérieure. Car il n'y a aucune raison de croire que le citoyen ordinaire (ou pas ordinaire) pourrait, en essayant d'écouter ce que lui dicte la voix de la conscience, avoir une perception immédiate de ce que devrait être l'intérêt général. A moins de croire que ce que nous dicte notre voix intérieure doit être inévitablement une vérité. La réfutation d'une telle perspective mériterait des développements considérables qui ne s'inscrivent pas dans notre recherche. Disons seulement que nous tenons pour fausse toute conception de la vérité qui ne passerait pas par la médiation avec autrui, plus précisément par des méthodes de vérification partagées et considérées comme valides, au moins par la communauté à laquelle appartiendrait cet individu, de même que nous tenons pour illusoire toute conception de la conscience ou de la conscience de soi, qui n'implique pas, de manière constitutive, tout rapport à autrui dans sa formation et élucidation.

Pour conclure ce point, si volonté générale il y a, c'est une volonté qui est le fruit des volontés particulières, qui grâce à la confrontation des intérêts, par des débats et des actions, ont abouti à une modification des convictions et des objectifs initiaux. Par conséquent, l'intérêt général, bien qu'il soit distinct de la stricte somme des intérêts particuliers qui s'harmoniseraient d'eux-mêmes, n'est que le résultat, toujours provisoire, de la confrontation des intérêts particuliers.

Autrement dit, et cela est le point essentiel qu'il convient de retenir, le mouvement centrifuge que semblent dessiner les actions et paroles effectuées dans les espaces publics politiques, provoquant la confrontation entre les intérêts particuliers incarnés par une ou des minorités composantes du peuple et l'intérêt général incarné par les institutions de l'Etat, est précisément ce qui permet la formation d'une volonté générale qui exprimerait l'intérêt général. Si cette thèse est juste, elle implique une conception de l'unité sociale qui passe moins par les institutions de l'Etat que par l'échange et la confrontation des intérêts particuliers au sein des espaces publics politiques.

§3 Sphère privée et sphère publique. Social et politique

L'élucidation de la constitution de l'intérêt général nous a permis de renforcer la distinction entre espaces politiques institutionnalisés et espaces publics politiques indéterminés. Si la formation de la volonté générale et la constitution de l'intérêt général, ainsi que l'unité du lien social, passent moins par les institutions de l'Etat que par les discussions et actions effectuées dans les espaces publics politiques, alors nous avons au moins un bon argument pour défendre une conception du politique comme étant essentiellement la manifestation du pouvoir du peuple et non pas seulement l'exercice par le haut d'un pouvoir de faire sur le peuple sans que celui-ci ne participe que de manière minimale à ce pouvoir, c'est-à-dire, essentiellement, sous le mode de l'obéissance, saupoudrée, ici et là, par des moments "actifs" lors des élections, activité qui se résume à introduire dans une boîte un papier avec le nom du candidat préféré, et encore, il s'agit là d'un mode de "participation" qui devient rare.

Cependant, cette valorisation de la sphère publique politique clairement distincte de la sphère du pouvoir politique institutionnalisé, implique une redéfinition de ce qui appartient au domaine du privé et du public, et de manière plus générale, une révision de la distinction entre le domaine social et le domaine politique. Cette redéfinition ou déplacement de ces catégories est importante car elle nous permet d'élaborer une conception plus cohérente de ce que signifient les espaces publics politiques et en quoi plus précisément ils se distinguent des espaces politiques que forment les appareils de l'Etat. En effet, nous avons dit plus haut que les communications et actions ne sont pas politiques en elles-mêmes, par nature, comme si on pouvait distinguer à l'avance ce qui est politique de ce qui ne l'est pas. Les communications et actions deviennent politiques à partir du moment où il y a un conflit qui émerge entre l'affirmation d'un intérêt particulier et l'intérêt général.

Aussi, il importe de remettre en question la distinction entre ce qui appartiendrait par nature au domaine privé de ce qui serait proprement public.

La vie privée concerne la vie domestique, la vie personnelle de chacun, par exemple les habitudes sexuelles, ou le rapport à la poussière qui s'installe dans une maison, ou le degré de violence entre des personnes qui partagent une même maison privée, ou encore nos croyances religieuses.

La vie privée concerne également les propriétés que l'on a pu accumuler : sa voiture, son ordinateur, etc. Ici, privé a un sens purement économique.

Ce qui est public peut avoir aussi plusieurs sens : lié à l'Etat, accessible à tous au nom du principe d'égalité, qui concerne tout le monde, qui est lié à l'intérêt général.

Ces distinctions de nature entre privé et public, sont pour la plupart, sinon toutes, peu défendables. La plus solide est la distinction au niveau économique, tant que l'on accepte de vivre sous les "lois" de l'économie libérale. Ces distinctions sont peu défendables car elles ne sont pas de nature mais de degré. Prenons l'exemple de la violence domestique. Cette violence restera une affaire privée aussi longtemps que les victimes (mettons, des femmes soumises à l'autorité de leur maris) ne seront pas capables de l'exprimer publiquement, de s'organiser et de protester contre cette violence. Cette expression publique est le fruit d'une contestation de ce qui pouvait sembler l'intérêt général dans une société dominée par des valeurs masculines. C'est cette contestation qui transforme un problème qui semblait limité à la sphère privée en un problème qui concerne tout un chacun car il va remettre en question l'idée prédominante de l'intérêt général ou du bien commun. Les exemples sont innombrables. Retenons seulement que la frontière entre privé et public, bien qu'elle soit réelle, est toujours mouvante. Il n'y a pas de distinction naturelle entre privé et public. Ceci implique que les espaces publics politiques peuvent se multiplier indéfiniment ; leur existence dépend de la capacité qu'ont les individus à transformer ce qui les oppriment dans leur vie privée en problèmes qui concernent l'intérêt général. Ce qui est une autre façon de montrer que l'intérêt général est aussi changeant que l'est la configuration des intérêts particuliers. En effet, la distinction entre privé et public ne sert souvent que pour exclure certains intérêts et en légitimer d'autres. Les espaces publics politiques sont constitués par des personnes privées qui s'assemblent afin de former un public qui va reconfigurer la frontière entre des intérêts considérés légitimes et illégitimes pour des raisons toujours contestables qui reposent le plus souvent sur des rapports de domination et non pas d'égalité. Si les frontières entre privé et public sont floues, on peut en dire autant de la distinction entre social et politique. Les revendications sociales sont un autre nom que l'on donne à des problèmes qui, étant devenus publics, sont devenus politiques. La séparation entre social et politique vise à enlever toute légitimité politique aux revendications des personnes privées qui se sont rassemblées en un collectif public. En effet, le social n'est qu'un autre nom du politique, lorsque celui-ci ne se limite pas à la science du bon gouvernement des hommes.

§4. La démocratie n'est pas un régime

Nous pouvons à présent déterminer davantage ce que l'on entend par démocratie et, plus spécifiquement, comment celle-ci se manifeste toujours et seulement chaque fois qu'il y a une confrontation entre les espaces publics politiques et les institutions de l'Etat.

Pourtant, démocratique, on le sait, est le nom que l'on donne à un régime politique dans lequel le pouvoir repose fondamentalement sur le peuple. Mais le sceptique dira que ce pouvoir est purement nominal et que c'est tant mieux. Il peut, en effet, sembler irréaliste de vouloir démontrer que le peuple peut exercer un réel pouvoir politique dans une société qui se dit démocratique. Irréaliste et peu souhaitable. Car si on prenait le mot "démocratie" à la lettre, ce n'est pas un régime politique que l'on aurait, mais un désordre anarchique proche de celui de l'état de guerre décrit par Hobbes.

Aussi, pour qu'un régime démocratique soit vivable, il faut savoir accepter d'être gouvernés par une élite d'hommes éclairés sur lesquels reposerait l'essentiel du pouvoir politique. Autrement dit, la démocratie ne serait possible que si la participation des citoyens ordinaires aux délibérations et décisions politiques est minimale, c'est-à-dire lorsqu'ils se limitent à choisir, par le vote, leurs représentants politiques. Le reste du temps, il est préférable que chaque citoyen s'occupe de ses propres affaires, et que seuls les élus s'occupent de gérer les problèmes spécifiquement politiques, car eux uniquement en auraient la compétence. Cependant, ce qui est ainsi supprimé, c'est l'espace commun de la démocratie. En effet, a conception élitiste de la démocratie, bien qu'elle semble raisonnable, car elle semble la seule possible, a cependant la faiblesse de retirer presque tout son contenu au mot "démocratie". La liberté de voter ne peut suffire à donner tout son sens à la démocratie, ne serait-ce que parce que le vote peut porter au pouvoir n'importe qui, y compris ceux qui souhaiteraient supprimer la liberté de voter. De même, pour la liberté d'être sondé.

Contre cette conception élitiste et minimaliste de la démocratie, il faut pouvoir démontrer que les discussions et actions entre citoyens ordinaires qui traversent les espaces publics politiques non seulement ne sont pas à jeter dans l'irrationnel, mais surtout qu'elles peuvent jouer un rôle constitutif dans les délibérations et décisions qui s'effectuent au sein des institutions d'un Etat de droit. Il ne s'agit pas d'expliquer pour quelles raisons les élus devraient prendre en compte ces discussions -par exemple, grâce aux sondages d'opinions, lorsqu'ils délibèrent et décident des politiques à effectuer. Cela, ils le font déjà. Mais les sondages d'opinions ne sont souvent qu'un outil permettant aux élus de mieux faire semblant de faire le contraire de ce qu'ils veulent faire, qui permettent non seulement de mieux manipuler les opinions, mais aussi de les fabriquer. Il s'agit au contraire d'élucider comment ces discussions, traversant les espaces publics, viennent irriguer les institutions de l'Etat au point d'en devenir constitutives et non pas seulement ornementales. C'est ce défi théorique et pratique qui donne sens à l'idée d'une démocratie radicale, une démocratie dont le pouvoir est constitué par le bas, et non pas imposé d'en haut, une démocratie réelle et pas seulement formelle. Autrement dit, parier sur la valeur de la rationalité à l'oeuvre dans les communications et actions produites par les citoyens ordinaires équivaut à parier sur l'idéal d'une démocratie radicalement réelle, bien que limitée, et non pas sur une démocratie qui, aujourd'hui, renoncerait à l'idéal d'être pleinement elle-même, c'est-à-dire, exercice du pouvoir du peuple.Si la démocratie n'est pas un régime, c'est parce qu'elle s'incarne moins dans les institutions de l'Etat que dans une manière d'interrompre et de défigurer l'ordre établi par les institutions étatiques.

La démocratie n'est donc pas essentiellement un régime, même s'il y a des régimes démocratiques qui permettent l'exercice de ce pouvoir du peuple, mais le nom qui exprime cette rencontre qui met en exercice le pouvoir des citoyens ordinaires, lorsqu'ils se confrontent au pouvoir politique institutionnalisé. Qu'il nous suffise pour cette fois-ci de définir cette rencontre comme interruption, défiguration de l'ordre politique, c'est-à-dire comme irruption d'un intérêt particulier revendiqué par un individu ou un collectif d'individus dans la sphère publique qui rentre en conflit avec d'autres intérêts et provoque une remise en question de l'intérêt général.

Roberto Merrill
robmerrill@infonie.fr