Il est des négociations de paix particulièrement désespérantes. Celles qui se tiennent autour du Burundi, pays meurtri par la guerre civile depuis 1993, en font partie. Jean-Pierre Chrétien (1), historien au CNRS-Paris-I, en revient et livre ici l'analyse d'un désastre annoncé.
Une atmosphère étrange pèse sur Bujumbura. Certains jours, des obus frappent des quartiers de la capitale burundaise, tuant des dizaines de civils, manière pour les rebelles hutus de signaler leur présence sur les hauteurs environnantes. Depuis le 7 juil let, leurs raids se sont multipliés à partir des régions frontalières de la Tanzanie. Des colonnes de plusieurs centaines d'hommes ont pénétré jusqu'au centre du pays, où les combats ont fait rage, coupant la route Bujumbura-Gitega durant une semaine et déplaçant des milliers de paysans. A leur façon, les rebelles (lire ci-contre) préparent les négociations de cessez-le-feu ouvertes ces jours-ci à Dar es-Salaam.
Désarroi. Une fois de plus s'alignent les maisons brûlées, les centres de santé dévastés, les blessés et les morts dans la population civile des provinces du sud, de l'est et du centre, jusqu'aux abords de Bujumbura. Des minibus sont mitraillés, laissant des dizaines de blessés et de morts. Le porte-parole du gouvernement de transition, mis en place en novembre 2001 et composé de toutes les factions tutsies et hutues (y compris celles proches des mouvements armés), lit des communiqués sur ce qui prend l'allure de faits divers. Le 21 juillet, le ministre de la Défense appelait la population à se lever contre les «forces négatives» (rebelles hutus, ndlr) envahissant le Burundi. Quant au président Buyoya, en fonction en principe jusqu'en mai 2003, il se tait. Le désarroi des Burundais est total.
Le gouvernement de transition a été mis en place en novembre 2001 en vertu d'un «processus» concocté par «le haut» à Arusha (Tanzanie), sous la pression de Nelson Mandela et de la communauté internationale. Mais le fossé est gigantesque entre une nomenklatura hétéroclite, censée promouvoir la paix et la démocratie, et la population qui, en ville comme sur les collines, désespère de l'avenir et ne cache pas son écoeurement de tout ce qui est politique. Les entretiens avec les gens «d'en bas» parlent beaucoup plus que les propos des porte-parole de tous poils. Certes, le conflit qui, depuis 1993, a déjà fait des centaines de milliers de morts, victimes des tueries, mais aussi de la dislocation des services de santé et de la malnutrition, exige un compromis entre leaders des factions hutues et tutsies. Mais les accords d'Arusha, signés il y a deux ans, ressemblent de plus en plus à une coquille vide. La guerre continue de plus belle dans cette «paix» sans cessez-le-feu. L'insécurité est généralisée, sauf pour les dirigeants, protégés en permanence, soit par l'armée nationale, soit, pour les quelques anciens politiciens revenus d'exil, par des escouades de soldats sud-africains.
La justice, incontournable dans ce pays hanté, comme le Rwanda, par le spectre du génocide, est mise en veilleuse, au nom d'une «amnistie provisoire» : des lampistes ont été condamnés en 1999 pour le meurtre du président Ndadaye (premier président hutu élu de l'histoire du pays, assassiné en octobre 1993, ndlr). Des suspects de participation à des massacres de Tutsis entre 1993 et 1996 ont été relaxés, les dossiers se vident, les témoins s'éclipsent. Et pourtant la mémoire des morts, de part et d'autre, reste brûlante et chacun sait, hutu ou tutsi, que le putsch du 21 octobre 1993 et les actes de génocide des jours suivants ont eu des responsables précis. Les doigts sont pointés vers une série d'autorités actuelles de différentes appartenances, qui se neutralisent réciproquement sous le couvert d'un double langage verrouillé par la solidarité «ethnique». Les associations qui revendiquent la justice sont harcelées. La presse est moribonde, compensée, il est vrai, par le dynamisme des radios privées, Bonesha et Radio publique africaine.
Lueur d'espoir. La misère, terreau de la violence, notamment chez les jeunes, est criante. La paupérisation touche tous les milieux, sauf une poignée d'affairistes, hutus ou tutsis, liés aux pouvoirs, qui édifient des demeures pharaoniques sur les collines de la banlieue ou lotissent la rive nord du lac Tanganyika. La viande est devenue un luxe, les salaires sont épuisés dès le 15 du mois, la santé et l'instruction régressent comme jamais, de nombreux médecins sont partis à l'étranger, la fuite des cerveaux est même encouragée par des organismes internationaux. Les aides promises par les grands bailleurs pour la reconstruction du pays n'arrivent qu'au compte-gouttes. Seule lueur d'espoir : l'émergence de mouvements sociaux transcendant le clivage «ethnique», comme ces associations qui militent contre le sida, ou ces enseignants unis dans une longue grève.
Bannière ethnique. On répète qu'il y a une guerre entre les Hutus et les Tutsis. Le pays est de fait piégé par les peurs héritées de l'histoire récente. Mais, au nom d'un «équilibre ethnique» à retrouver au sein des élites, c'est toute la population qui est prise en otage par les représentants les plus extrêmes de chaque camp, par ceux qui ont fait de la bannière ethnique un fonds de commerce politique et un argument pour la violence. Des centaines de milliers de sinistrés végètent dans des villages de fortune, Tutsis et Hutus «déplacés» depuis 1993, ou Hutus «rapatriés» (de Tanzanie, ndlr) en mal de réinstallation. Ils sont les enjeux privilégiés de stratégies antagonistes, alors qu'ils sont avant tout préoccupés de survivre. Quant au reste des paysans, dispersés sur les collines, ils sont entre le marteau et l'enclume de la rébellion et de l'armée, rackettés, obligés de collaborer ou de fuir. Les travailleurs de Bujumbura-rural employés en ville n'osent pas ramener leur salaire à la maison : les rebelles hutus n'hésitent pas à extorquer à leurs «frères» une contribution «populaire» mensuelle.
La communauté internationale n'a d'attention que pour un microcosme de politiciens, d'autant plus indifférents au sort de la population qu'ils restent dans la capitale, gèrent un pays quasi inconnu d'eux, ou, pire encore, en tirent les ficelles depuis l'étranger (Tanzanie, Congo, Belgique, Afrique du Sud, etc.). Les négociations à nouveau engagées ont-elles un avenir ? Les mouvements armés fonctionnent à coups de scissions successives. «L'équilibre des forces», prêché par les ONG, ressemble de plus en plus à une pérennisation de la guerre civile. En attendant, le pays crève.
Echiquier régional. Le Burundi, qui devait être le laboratoire d'un «arbitrage africain», est devenu le pion d'un échiquier régional où s'affrontent le Rwanda, l'Ouganda et le Congo-Kinshasa d'un côté, l'Afrique du Sud et la Tanzanie de l'autre. Celle-ci, agacée de la présence du contingent sud-africain à Bujumbura, rappelle son existence en laissant agir la rébellion hutue au sein des camps de réfugiés à quelques kilomètres de la frontière burundaise, tout comme les réfugiés hutus rwandais opéraient depuis le Congo-Kinshasa de 1994 à 1997. L'accord récent entre le Congo-Kinshasa de Kabila et le Rwanda de Kagame ne peut qu'amplifier le déversement déjà important des anciens génocidaires rwandais au Burundi. La guerre civile burundaise est en fait transnationale. Tout se passe comme si, à l'intérieur comme à l'extérieur, des décideurs avaient intérêt à entretenir le chaos dans ce pays meurtri : la logique de guerre civile y a pris son autonomie, indépendamment de tout calcul social, politique ou ethnique.
(1) L'Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d'histoire (Aubier, 2000).
Par Jean-Pierre CHRETIEN © Copyright Liberation