Prospéro et l’analyse des dossiers complexes
Francis Chateauraynaud
Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales – Association Doxa
Le logiciel Prospéro a été développé
pour permettre la description et l’analyse de dossiers complexes, marqués
par de longues séries de textes et de discours hétérogènes.
Développé initialement pour modéliser la dynamique
des controverses et des affaires, il a été enrichi et adapté
pour traiter les processus d’alerte et les modes de prise en charge institutionnelle
des risques collectifs . Travaillant directement sur de gros corpus
de textes en langage naturel, il permet de représenter et de comparer,
dans leurs structures et leurs évolutions, les multiples formes
d'expression et d'argumentation utilisées par les protagonistes
des différents dossiers (riverains, journalistes, experts, syndicalistes,
représentants d'associations, industriels, médecins, décideurs
politiques…). Parmi les applications les plus récentes et les plus
exemplaires du logiciel on citera les dossiers suivants :
Le débat nucléaire
Le dossier de l'amiante
La crise de la vache folle
L'affaire Sokal
Le mouvement des sans-papiers
- le débat nucléaire : ce corpus, continuellement
mis à jour, rassemble, sur plus de 50 ans, des textes relatifs aux
dangers de la radioactivité, au traitement des déchets nucléaires
et aux polémiques sur l’avenir des différentes filières
;
- le dossier de l’amiante : il est constitué par 28 ans de controverses
et de polémiques sur les risques liés à l’amiante,
débats qui se prolongent aujourd’hui autour du désamiantage
et par l’ouverture de procès judiciaires dont l’accumulation crée
les conditions d’une prochaine affaire de l’ « air contaminé
» impliquant des responsabilités politiques ;
- la crise de la vache folle : formé d’une série plus
courte (un peu plus de dix ans), ce dossier est marqué par une «
explosion médiatique » sans précédent (mars
1996) ; les tendances qui y sont rendues manifestes font entrevoir de multiples
rebondissements dans les années à venir ; notons encore que
l’on a travaillé, parallèlement, sur une série de
textes en anglais (auditions devant la Commission d’enquête britannique)
;
- l’ « affaire Sokal » : cette polémique, qui, suite
à un canular d’Alan Sokal aux Etats-Unis (1996), a mis en jeu les
rapports entre les intellectuels français et la science, a donné
lieu à de multiples prises de position ; on a ainsi pu étudier,
conjointement aux séries classiques, les interventions rassemblées
sur un forum Internet ;
- Le mouvement des « sans-papiers » : entre 1996 et 1998,
la cause des sans-papiers a engendré des milliers d’articles de
presse, de revues, de tracts et de pétitions, de débats parlementaires
et de textes réglementaires ; ce dossier, qui peut rebondir à
tout moment, en fonction des différents calendriers électoraux,
a permis notamment d’enrichir nos protocoles d’analyse temporelle des récits
d’événements.
L’unité pertinente pour appréhender les « données » traitées par Prospéro est ainsi formée par le « dossier » dont on cherche à retracer ou à suivre, parfois en temps réel, les évolutions . Si le logiciel contient de multiples fonctionnalités, dont certaines évoquent l’analyse statistique, d’autres la linguistique ou la sémantique, d’autres encore l’intelligence artificielle ou les analyses de réseaux, son objectif principal est d’aider les utilisateurs à enrichir continuellement leur expertise sans passer par le détour d’un langage artificiel mais en prenant appui directement sur le langage du domaine étudié. Loin de se limiter à l’étude des propriétés lexicales ou des figures discursives qui caractérisent les corpus, les procédures utilisées sont centrées sur les configurations dans lesquelles des acteurs, des événements, des dispositifs, des arguments sont déployés et mis en rapport. Les nouvelles fonctions mettent surtout l’accent sur les transformations subies par ces configurations, en permettant de caractériser automatiquement les basculements ou les bifurcations. Chaque nouvelle prise de position, chaque nouvel événement est en effet mis en rapport avec l’ensemble des éléments déployés par le passé. On peut ainsi 1/ remonter dans le temps selon les besoins de l’enquête ; 2/ caractériser l’émergence de nouveaux acteurs, de nouvelles configurations thématiques, de nouveaux procédés argumentatifs ; 3/ Faire apparaître les tendances de fond et les absences notables, appuis décisifs pour toute orientation prospective.
Les capacités d’analyse développées dans Prospéro
reposent sur un double système de représentation : car pour
faire sens, un texte ou un corpus de textes suppose un lecteur. On ne peut
donc représenter les textes sans représenter l’interprète.
Face à des domaines marqués par l’incertitude, la controverse,
la critique, quelles règles ou méta-règles pourraient
prétendre séparer a priori ce qui constitue des faits et
ce qui relève de points de vue ou d’interprétations ? L’utilisateur
est donc constamment sollicité pour expliciter les concepts nécessaires
à l’intelligibilité des évolutions étudiées.
De ce point de vue, le logiciel fonctionne comme un instrument de veille,
et de retour critique, en permettant à la fois de surmonter la complexité
des dossiers, de dégager des traits qu’une analyse superficielle
ou purement quantitative ne peut appréhender, et d’amener l’utilisateur
à mettre à jour ses propres catégories d’analyse.