Rubaiyat - Quatrains
V. Puisque tu ignores ce que te réserve demain, efforce-toi d'être heureux
aujourd'hui. Prends une urne de vin, va t'asseoir au clair de lune, et bois, en te
disant que la lune te cherchera peut-être vainement, demain.
VI. Le Koran, ce Livre suprême, les hommes le lisent quelquefois, mais, qui s'en
délecte chaque jour? Sur le bord de toutes les coupes pleines de vin est ciselée une
secrète maxime de sagesse que nous sommes bien obligés de savourer.
VII. Notre trésor? Le vin. Notre palais? La taverne. Nos compagnes fidèles? La soif
et l'ivresse. Nous ignorons l'inquiétude, car nous savons que nos âmes, nos coeurs,
nos coupes et nos robes maculées n'ont rien à craindre de la poussière, de l'eau et
du feu.
XI. Toute ma jeunesse refleurit aujourd'hui! Du vin! Du vin! Que ses flammes
m'embrasent! ... Du vin! N'importe lequel... Je ne suis pas difficile. Le meilleur,
croyez bien, je le trouverai amer, comme la vie!
XVI. Rien ne m'intéresse plus. Lève-toi, pour me verser du vin! Ce soir, ta bouche
est la plus belle rose de l'univers... Du vin! Qu'il soit vermeil comme tes joues, et
que mes remords soient aussi légers que tes boucles!
XIX. Buveur, urne immense, j'ignore qui t'a façonné! Je sais, seulement, que tu es
capable de contenir trois mesures de vin, et que la Mort te brisera, un jour. Alors, je
me demanderai plus longtemps pourquoi tu as été créé, pourquoi tu as été heureux
et pourquoi tu n'es que poussière.
XXV. Au printemps, je vais quelquefois m'asscoir à la lisière d'un champ fleuri.
Lorsqu'une belle jeune fille m'apporte une coupe de vin, je ne pense guère à mon
salut. Si j'avais cette préoccupation, je vaudrais moins qu'un chien.
XXXI. Personne ne peut comprendre ce qui est mystérieux. Personne n'est capable
de voir ce qui se cache sous les apparences. Toutes nos demeures sont provisoires,
sauf notre dernière: la terre. Bois du vin! Trêve de discours superflus!
XXXV. J'avais sommeil. La Sagesse me dit: "Les roses du Bonheur ne parfument
jamais le sommeil. Au lieu de t'abandonner à ce frère de la Mort, bois du vin. Tu as
l'éternité pour dormir."
XLII. Lorsque j'entends disserter sur les joies réservées aux Élus, je me contente de
dire: "Je n'ai confiance que dans le vin. De l'argent comptant, et non des
promesses! Le bruit des tambours ne plait qu'à distance..."
XLIII. Bois du vin! Tu recevras de la vie éternelle. Le vin est le seul philtre qui
puisse te rendre ta jeunesse. Divine saison des roses, du vin et des arnis sincères!
Jouis de cet instant fugitif qu'est la vie.
XLIV. BOIS du vin, car tu dormiras longtemps sous la terre, sans ami, sans
femme. Je te confle un secret: les tulipes fanées ne refleurissent pas
LIV. Un jardin, une jeune fille onduleuse, une urne de vin, mon désir et mon
amertume: voilà mon Paradis et mon Enfer. Mais, qui a parcouru le Ciel et l'Enfer?
LVI. La vie s'écoule. Que reste-t-il de Bagdad et de Balk? Le moindre heurt est
fatal à la rose trop épanouie. Bois du vin, et contemple la lune en évoquant les
civilisations qu'elle a vues s'éteindre.
LXI. Du bonheur, nous ne connaissons que le nom. Notre plus vieil ami est le vin
nouveau. Du regard et de la main, caresse notre seul bien qui ne soit pas décevant:
l'urne pleine du sang de la vigne.
LXV. Les hommes bornés ou orgueilleux établissent une différence entre l'âme et le
corps. Moi, je n'affirme qu'une chose: le vin détruit nos soucis et nous donne la
quiétude parfaite.
LXVIII. La vie passe, rapide caravane! Arrête ta monture et cherche à être
heureux. Jeune fille, pourquoi t'attristes-tu? Verse-moi du vin! La nuit va bientôt
venir...
LXIX. J'entends dire que les amants du vin seront damnés. Il n'y a pas de vérités,
mais il y a des mensonges évidents. Si les amants du vin et de l'amour vont en
Enfer, le Paradis doit être vide.
LXX. Je suis vieux. Ma passion pour toi me mène à la tombe, car je ne cesse de
remplir de vin de dattes cette grande coupe. Ma passion pour toi a eu raison de ma
raison. Et le Temps effeuille sans pitié la belle rose que j'avais...
LXXV. Du vin! Mon cœur malade veut ce remède! Du vin, au parfum musqué! Du
vin, couleur de rose! Du vin pour éteindre l'incendie de ma tristesse! Du vin, et ton
luth aux cordes de soie, ma bien aimée!
LXXVIII. Dédié aux flammes de l'aurore le vin de ta coupe pareille à la tulipe
printanière! Dédie au sourire d'un adolescent le vin de ta coupe pareille à sa
bouche! Bois, et oublie que le poing de la Douleur te renversera bientôt.
LXXIX. Du vin! Du vin, en torrent! Qu'il bondisse dans mes veines! Qu'il
bouillonne dans ma tête! Des coupes... Ne parle plus! Tout n'est que mensonge.
Des coupes... Vite! J'ai déjà vieilli...
LXXX. Une telle odeur de vin émanera de ma tombe, que les passants en seront
enivrés. Une telle sérénité entourera ma tombe, que les amants ne pourront s'en
éloigner.
LXXXIV. L'aurore a comblé de roses la coupe du ciel. Dans l'air de cristal
s'égoutte le chant du dernier rossignol. L'odeur du vin est plus légère. Dire qu'en ce
moment des insensés rêvent de gloire, d'honneurs! Que ta chevelure est soyeuse,
ma bien-aimée!
XCII. À la puissance de Kaï-Kaous, à la gloire de Kai-Kobad, aux richesses du
Khorassan, je préfère une urne de vin. J'estime l'amant qui gémit de bonheur, et je
méprise l'hypocrite qui murmure une prière.
XCIV. La lune du Ramazan vient d'apparaître. Demain, le soleil baignera une ville
silencieuse. Les vins dormiront dans les urnes et les jeunes filles dans l'ombre des
bosquets.
XCVIII. Si tu savais comme je m'intéresse peu aux quatre éléments de la nature et
aux cinq facultés del'homme! Certains philosophes grecs, dis-tu, pouvaient proposer
cent énigmes à leurs auditeurs? Mon indifférence là-dessus est totale. Apporte du
vin, joue du luth et que ses modulations me rappellent celles de la brise, qui passe
comme nous!
XCIX. Quand l'ombre de la Mort s'allongera vers moi, quand la gerbe de mes jours
sera liée, je vous appellerai, et vous m'emporterez, ô mes amis! Lorsque je serai
devenu poussière, vous façonnerez, avec mes cendres, une urne que vous remplirez
de vin. Peut-être, alors, me verrez-vous revivre.
C. Je ne me préoccupe pas de savoir où je pourrais acheter le manteau de la Ruse
et du Mensonge, mais je suis toujours à la recherche de bon vin. Ma chevelure est
blanche. J'ai soixante-dix ans. Je saisis l'occasion d'être heureux aujourd'hui, car,
demain, je n'en aurai peut-être plus la force.
CII. Quand je ne serai plus, il n'y aura plus de roses, de cyprès, de lèvres rouges et
de vin parfumé. Il n'y aura plus d'aubes et de crépuscules, de joies et de peines.
L'univers n'existera plus, puisque sa réalité dépend de notre pensée.
CV. Les savants ne t'apprendront rien, mais la caresse des longs cils d'une femme
te révélera le bonheur. N'oublie pas que tes jours sont comptés et que tu seras
bientôt la proie de la terre. Achète du vin, emporte-le à l'écart, puis laisse-le te
consoler.
CXII. Seigneur, Ô Seigneur, réponds-nous! Tu nous as donné des yeux, et tu as
permis que la beauté de tes créatures nous éblouisse... Tu nous as donné la faculté
d'être heureux, et tu voudrais que nous renoncions à jouir des biens de ce monde?
Mais cela nous est aussi impossible que de renverser une coupe sans répandre le vin
qu'elle contient!
CXIII. Dans une taverne, je demandais à un vieux sage de me renseigner sur ceux
qui sont partis. Il m'a répondu: "Ils ne reviendront pas. C'est tout ce que je sais.
Bois du vin!"
CXIV. Regarde! Écoute! Une rose tremble dans la brise. Un rossignol lui chante un
hymne passionné. Un nuage s'est arrêté. Buvons du vin! Oublions que cette brise
effeuillera la rose, emportera le chant du rossignol et ce nuage qui nous donne une
ombre si précieuse.
CXVII. Ce soir ou demain, tu ne seras plus. Il est temps que tu demandes du vin,
couleur de rose. Insensé, te compares-tu à un trésor, et crois-tu que des voleurs
méditent déjà d'ouvrir ton sépulcre et d'emporter ton cadavre?
CXXI. Les étoiles laissent tomber leurs pétales d'or. Je me demande pourquoi mon
jardin n'en est pas déjà tapissé. Comme le ciel répand ses fleurs sur la terre, je
verse dans ma coupe noire du vin rose.
CXXII. Je bois du vin comme la racine du saule boit l'onde claire du torrent. Allah
seul est Allah. Allah seul sait tout, dis-tu? Quand il m'a créé, il savait que je croirais
au vin. Si je m'abstenais de boire, la science d'Allah serait en défaut.
CXXIII. Le vin, seul, te délivrera de tes soucis. Le vin, seul, t'empêchera d'hésiter
entre les soixante-douze sectes. Ne te détourne pas du magicien qui a le pouvoir de
te transporter dans la contrée de l'oubli.
CXXVI. Le vin a la couleur des roses. Le vin n'est peut-être pas le sang de la vigne,
mais celui des roses. Cette coupe n'est peut-être pas du cristal, mais de l'azur figé.
La nuit n'est peut-être que la paupière du jour.
CXXVII. Le vin procure aux sens une ivresse pareille à celle des Élus. Il nous rend
notre jeunesse, il nous rend ce que nous avons perdu et il nous donne ce que nous
désirons. Il nous brûle comme un torrent de feu, mais il peut aussi changer notre
tristesse en eau rafraîchissante.
CXXXVII. Vous dites que le vin est le seul baume? Apportez-moi tout le vin de
l'univers! Mon cœur a tant de blessures... Tout le vin de l'univers, et que mon cœur
garde ses blessures!
CXXXVIII. Quelle âme légère, celle du vin! Potiers, pour cette âme légère, faites
aux urnes des parois bien lisses! Ciseleurs de coupes, arrondissez-les avec amour,
afin que cette âme voluptueuse puisse doucement se caresser à de l'azur!
CXXXIX. Ignorant qui te crois savant, je te regarde suffoquer entre l'infni du passé
et l'infini de l'avenir. Tu voudrais planter une borne entre ces deux infinis et t'y
jucher... Va plutôt t'asseoir sous un arbre, près d'un flacon de vin qui te fera oublier
ton impuissance.
CXLIV. Un peu plus de vin, ma bien-aimée! Tes joues n'ont pas encore l'éclat des
roses. Un peu plus de tristesse, Khayyâm! Ta bien-aimée va te sourire.
CXLVIII. Je dissimule ma tristesse, puisque les oiseaux blessés se cachent pour
mourir. Du vin! Écoutez mes plaisanteries! Du vin, des roses, des chants de luth et
ton indifférence à ma tristesse, bien-aimée!
CLX. Le Ramazan' est fini. Corps épuisés, âmes fanées, la joie revient! Les
conteurs savent des histoires nouvelles. Les porteurs de vin, les marchands de rêves
lancent leurs appels. Mais je n'entends pas celui qui me rendra la vie, celui de ma
bien-aimée.
CLXVI. Tous les royaumes pour une coupe de vin précieux! Tous les livres et
toute la science des hommes pour une suave odeur de vin! Tous les hymnes
d'amour pour la chanson du vin qui coule! Toute la gloire de Féridoun pour ce
chatoiement sur cette urne!
