Ce n'est pas la fin du monde

Donné pour mort, suite au concert lausannois de 1995, le groupe phare du rock américain s'est joué de son mauvais sort helvétique. Michael Stipe charismatique en diable lors d'un concert quasi parfait.
XAVIER ALONSO R.E.M. au Montreux Jazz Festival? L'événement confirmé. Mardi soir, quand après deux heures de concert, la scène crépite sous le roulement de batterie du dernier morceau du concert, R.E.M. sait qu'il s'est montré à la hauteur du rendez-vous. Michael Stipe vient de faire une allusion émue au malheureux concert lausannois et donne des nouvelles de l'ancien batteur Bill Berry, effleuré par la mort ce jour-là. "Il va bien- Il est fermier en Géorgie. Il est bien très heureux."
   On mesure alors la portée symbolique de cette composition apocalyptique enlevée par une rhytmique euphorique. It's the end of the world as we know it: c'est la fin du monde, comme nous le savons. R.E.M. entame alors une danse de Saint-Guy, non pas maladive mais rédemptrice.
  Le public est aux anges et même les plus boulimiques demandent grâce. C'est que R.E.M. n'a pas lésiné sur la manière. Depuis près de deux heures, le groupe joue énergiquement un répertoire où ses classiques et les morceaux du récent album Up s'enchaînent avec bonheur.
 Seuls quelques temps morts entre les morceaux ralentissent parfois la cadence. Un détail, voire une coquetterie pardonnable de la part de ces stars qui revendiquent fièrement leur passé alternatif. Un effet de style visant à démontrer que les trois musiciens d'Athens (Géorgie) ne sont pas devenus une vulgaire machine à débiter des hits.
  Sur scène, l'absence de Bill Berry se classe à la rubrique des faits divers. L'excellent Joey Waronker, batteur de Beck, assure avec brio cet intérim prestigieux. Deux instrumentistes supplémentaires - dont Ken Stringfellow des Posies - virevoltent de la basse à la guitare et aux claviers. De quoi apporter de la luxuriance à le texture sonore d'un groupe de rock qui, depuis longtemps, a enrichi ses arrangements de banjo, mandoline, orgue ou saxo. Une dotation indispensable pour dépasser le formalisme guitare-basse-batterie. Gage 
d'authenticité pour certains; oeillère vite abandonnée par R.E.M.
   Quand pour ce final en apothéose, Michael Stipe s'embarque dans la prosodite ultrarapide de It's the End of the World-une composition de 1987 - on est frappé par l'excellence vocale du leader de R.E.M. Les deux heures de  concert soutenu n'onz pas compris son timbre clair et haut perché. Alors qu'il venait à l'instant d'interpréter Tongue (sur l'album Monster). Une "chanson pour les filles" (sic!) en voix de tête que l'on diagnostiquait douloureuse pour les cordes vocales. La voix est encore fraîche, comme miraculée après l'effort.
   Pourtant, Michael Stipe en a fait des tonnes. Crispé lors du premier concert, il s'est progressivement libéré. Dansant, gesticulant comme une marionette désarticulée, allant au-devant du public. En profitant au apssage pour confisquer un portable dans les premier rangs et se fendre d'un bon mot à l'encontre du 
coupable. Surprenant, il le fut aussi dans son attitude. Parfois diva, un brin chafouin, le vocaliste américain se montra tour à tour émouvant et messianique égocentrique. Sa complexe personalité s'exprima aussi par une sensualité théâtrale. Les premiers rangs hystériques témoignent qu'il n'est pas que l'extraterrestre asexué parfois décrit.
  Très rock star, Michael Stipe fait preuve d'un charisme qu'on ne lui connaissait pas. Comme le reste du groupe. Notamment lors des classiques attendus que sont Losing my ReligionThe one I love et Man on the Moon. Le groupe paya de sa personne sans jamais brader ces morceaux de bravoure cent fois rejoués.
   Ainsi Peter Buck, tout en violences contenues, réussit à ne pas massacrer ses solos de guitare. Et le discret bassiste Mike Mills excella das son rôle de prédilection: porteur d'eau d'un groupe où, en ouvrier modèle, il sert les 
caviars à son leader. On ne le vit s'extérioriser réellement que lors de ces dernières minutes.
    Et pour parachever un concert qui frisa la perfection, R.E.M. déroula encore ses plus lancinantes chansons. Autant de respirations entre ses compositions tempêtes - What's the frequency, Kenneth? et Crush with Eyeliner - consacrées à l'agitation de la marée. Drive et Everybody hurts figèrent en un instant extatique cette mer entremêlée de corps.
   Le désormais trio phare du rock américain s'est joué du mauvais sort helvétique. Non, ce n'est pas la fin du monde pour R.E.M. As we know it, comme on le sait, conclut le titre du morceau.