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Les contes



La légende du "Clo-Jo"

Il était aussi fier que beau, noir et blanc. Il se dandinait au bout de sa laisse, tel un chien fou dans la clarté blafarde de ce matin de juillet. Mais pourquoi donc le "Clo-Jo" s'agitait-il ainsi en cette aube estivale? Peut-être croyait-il, à tort, qu'il était le plus beau parmi tous ceux de son espèce, qui comme lui, étaient amarrés chacun à sa bouée, ou peut-être s'ennuyait-il tout simplement de ses maîtres qu'il n'avait pas vus depuis quelques jours déjà?

Non, la raison était toute autre, car ils dansaient tous ainsi. Lui, le "Clo-Jo", le "Hornet", la "Marie-Louise", l'"Escapade", le "Beau-et-Mien", la "Pointe du Bic", le "Capitaine", le "Renard Blanc" et tous ceux qui étaient à quai. Le fond de l'air était frais et il y avait bon vent en cette matinée encore jeune. La température s'annonçait idéale pour la voile. On eût dit, de ces moutons blancs qui sautillaient d'une vague à l'autre, qu'ils avaient fugué de la bergerie, alors que le ressac battait violemment les berges en les recouvrant d'une épaisse couche d'écume blanchâtre.

Quelques heures plus tard, à peine, c'était de nouveau le calme plat. Pas une vague, pas une strie, juste un grand miroir, quelle journée merveilleuse allait être celle-ci! Comme à l'accoutumée aux environs de sept heures, avec sa canne à pêche, sa chaise pliante, sa vieille pipe et ses jumelles, Ti-père Langlois s'amène au quai de la petite marina de l'Anse Pleureuse. Il retrouve son "spot" et y jette sa ligne, puis il s'installe dans sa chaise en toile et commence sa rengaine habituelle. Chaque jour de beau temps à compter des premiers orages électriques jusqu'au temps de la chasse aux canards, c'est ici qu'il passe son temps, à pêcher ou à rêvasser, comme il le dit lui-même de sa voix cassée par les hivers...

Notre Ti-père est un monsieur plutôt bien de sa personne. Il vieillit en beauté et n'accuse aucunement ses soixante-quinze ans. On lui en donne difficilement soixante. Il est grand, sec et surtout très alerte. Sa Mathilde l'a quitté, il y a deux ans à peine, emportée par une pneumonie mal soignée, et il vit maintenant seul avec son chat "Brutus" qui semble régner en maître dans cette modeste demeure où depuis un bon moment, les lumières ne sont pour ainsi dire jamais allumées. À voir l'animal, on devine vite qu'il ne doit pas être essentiellement nourri du produit de la pêche de M. Langlois, car en bon prince, notre bonhomme rend immédiatement la liberté à ses rares captures, en les remettant à l'eau.

Avec sa barbe poivre et sel, ses cheveux bouclés, sa casquette aux rebords légèrement arrondis et son teint hâlé, propre aux gens de la mer, on pourrait facilement le prendre pour un amiral retraité, mais allez donc savoir... Peut-être est-ce à cause de son âge, mais il raconte tellement de choses plus ou moins inusitées, parfois c'est à se demander si...

Toujours est-il qu'il s'est acquis une solide réputation de grand conteur, titre qui lui convient très bien d'ailleurs. Il n'est pas rare, certains après-midi, de le retrouver au beau milieu de jeunes et aussi de moins jeunes ayant formé cercle autour de lui pour l'écouter raconter de nombreuses anecdotes. Cependant, certains demeurent sceptiques ou perplexes face à plusieurs de ses très nombreux récits... Confortablement installé sur sa chaise, Ti-père hume l'air du large et contemple le mouvement de ce fleuve qu'il connaît comme s'il était sien. Il se perd alors dans ses rêveries où, dit-il, il trouve la solution à autant de problèmes que d'énigmes...

Tout à coup, il les aperçoit tout en haut de la côte. Même si sa vue a un peu baissé, il les reconnaît très bien. Ils se tiennent la main, descendant la pente en terre battue qui longe le parking des voitures garées derrière l'hôtel.

Ils se font les yeux doux et se sourient tendrement alors qu'ils approchent maintenant du quai. M. Langlois sait déjà très bien ce qui va se passer, car à force de les observer à la sauvette, il en est finalement venu à les connaître. Il peut même dire, parce qu'il les connaît déjà, leur prénom à chacun.

Lui, c'est Clovis, il possède une carrure plutôt athlétique. C'est un solide garçon dont l'épaisse chevelure flotte au vent. À bien y regarder, il semble un peu plus âgé qu'elle. Il doit être dans la trentaine. Son teint est foncé, ce qui fait davantage ressortir le bleu de ses yeux. C'est le scénario habituel qui se perpétue à chaque fois. Il détache la petite chaloupe et se dirige ensuite vers le "Clo-Jo" qui se laisse doucement bercer au gré de l'onde. Après avoir pris ce dernier en remorque, il rame avec toute sa vigueur. Il va revenir et amarrer l'embarcation jusqu'à ce qu'elle soit prête à partir.

Elle, c'est Josiane. Bien que toute menue, elle semble moins timide que son Clovis et risque un petit "bonjour" en coin, alors qu'elle passe devant Ti-père. Celui-ci retourne poliment sa salutation avec un large sourire qui découvre des dents un peu jaunies par les ans et aussi par la fumée âcre de sa pipe. Il sait déjà par coeur tout ce qu'elle fera en l'attendant.

Tel qu'il l'avait prévu, elle s'avance vers le bord de l'embarcadère, retire sa chaussure et trempe juste le gros orteil et là, c'est le grand sourire d'appréciation. Quel beau "brin de fille", se surprend-il à dire. Les yeux mi-clos, il rêvasse. Cinquante ans de moins peut-être... Elle semble en avoir vingt à peine. Ce fut le bruit sourd des rames frappant le fond de la chaloupe qui le tira de ses fantasmes.

Clovis était revenu au quai et tendait un filin vers Josiane pour qu'elle puisse immobiliser le "Clo-Jo" jusqu'au moment du départ. Ti-père les scruta de ses yeux encore pas mal clairs. Il les envia quelque peu car il les savait jeunes, insouciants et follement amoureux... Ça fait quand même une mèche que sa Mathilde est partie. Son "Brutus", il l'aime bien, mais c'est quand même juste un chat.

Comme toutes les autres fois, Josiane revient sur le quai avec son "petit sac vert" où s'entassent les canettes vides, les cartons et autres papiers qui jonchaient le fond du bateau, vestiges de leur dernière escapade. Elle court vers la poubelle, mais elle n'a pas aussitôt fait quatre pas qu'elle tourne sur elle-même, revient au "Clo-Jo", et dit alors à Clovis en lui tendant le sac: "T'as oublié de vider tes poches, allez". Lui s'exécute et en sort des papiers de bonbon, un emballage de gomme à mâcher et le coupon de caisse du dépanneur, qu'il laisse tomber dans le sac. Josiane attache son sac et court le jeter à la poubelle, puis remonte à bord. D'un signe de la main, Clovis salue M. Langlois, et tourne la clé... Tut tut tut tut tut vrrrrr, vrrrrrrrrrrrr.

Haussant alors la voix pour qu'on l'entende bien, Ti-père leur crie d'un air plutôt paternel: "Éloignez-vous pas trop, y'a un petit vent nord-nordet et je me méfie. Les tempêtes sont si soudaines parfois. -- Ne vous inquiétez pas, Ti-père, on s'en va juste aux îles." Bye!, lui dirent-ils ensuite. Vrouououououououo. Aussi longtemps qu'il ne les perdit pas de vue dans le tourbillon d'écume bouillonnante, il les suivit avec ses jumelles.

Au fait, qu'allaient-ils donc faire dans les îles, sur laquelle de ces îles étaient-ils donc allés? Bien malin quiconque aurait pu donner une réponse à toutes ces questions. Bien sûr, on pourrait extrapoler à l'infini, mais le secret demeure le leur et puis... "Je suis un peu fatigué, sans compter qu'il faut que j'aille nourrir "Brutus". J'en profiterai peut-être pour roupiller... un petit somme."

Il quitta la marina après qu'il eût défait sa ligne. Quand il eût tout remis à l'ordre, Ti-père s'étendit sur le divan et sombra dans un profond sommeil, duquel il ne s'éveilla pas avant la tombée du petit soir alors que, jetant un regard vers le fleuve, il vit qu'il s'était de nouveau déchaîné.

D'un pas plutôt pressé, il retourna à la marina. Il se rendit alors compte que plusieurs des amarres retenant les bateaux s'étaient rompues et que des embarcations étaient manquantes. Il leur était évidemment impossible de rentrer pendant la tourmente, il allait donc falloir les attendre. Il se faisait maintenant tard dans la nuit, alors que le vent s'était calmé, M. Langlois tendait l'oreille, espérant entendre le tut tut tuttut du "Clo-Jo", mais... Rien du tout. Il retourna donc chez lui au petit matin et ne revint à la marina qu'en fin d'après-midi.

La plupart des bateaux avaient été retrouvés et dansaient de nouveau au bout de leur laisse, mais dans le cas du "Clo-Jo", on demeurait toujours sans nouvelles. Quelque peu désemparé par les événements, M. Langlois se rend à la grosse poubelle et tente frénétiquement d'y trouver une preuve de la réalité. Il cherche les canettes vides, le "sac vert..." Tout a disparu. Ti-père est pour ainsi dire en état de choc. Tout au long des jours suivants, son regard furtif a continué d'aller de l'un à l'autre: le quai, la berge, la bouée, la grande côte en terre battue derrière l'hôtel et la poubelle, puis il scrutait le creux de chaque vague. Dans sa tête, les idées s'entrechoquaient pendant que fusaient toutes sortes de questions.

Qu'est-ce qui a donc bien pu leur arriver? Se sont-ils noyés ou sont-ils demeurés dans l'un ou l'autre de ces nombreux îlots qui parsèment le cours du grand fleuve? Peut-être ne se sont-ils même pas rendu compte de la tempête, occupés qu'ils devaient être à leurs jeux alors qu'il lui contait fleurette, ou peut-être encore ai-je tout simplement rêvé... Un bruit qu'il percevait à peine, dans le lointain, le tira de sa réflexion et lui fît prendre conscience qu'il faisait maintenant nuit. Tuttutututututututu... Ça se rapproche, fit-il, rempli d'espoir. Dans la pénombre, il distinguait maintenant une coque, puis son sourire s'estompa... C'était la "Marie l'Eau" qui rentrait.

Après avoir vu arriver la "Marie l'Eau", Ti-père Langlois, dépassé par toutes ces émotions, se laissa aller et pleura un bon coup. De grosses larmes roulaient sur ses joues toutes flétries par le vent salin, lui notre amiral retraité, s'en remit à Dieu de la même façon que lorsque Dieu vint lui enlever sa Mathilde chérie...

Pourquoi, mon Dieu, m'enlever le seul soleil qui brille maintenant dans mon coeur? Le sourire de Josiane lui rappelait sa Mathilde, le même regard mystérieux dans ces moments où il la regardait à la sauvette. Il voyageait dans le temps, notre bonhomme. Il revenait cinquante années derrière quand il voyait nos deux amoureux. Quel voyage il faisait, notre Ti-père Langlois.

Comme dans toutes les belles histoires, son Dieu l'écouta et l'exauça... Ti-Père frotta ses yeux, un bruit le tira soudainement de son cauchemar et de son grand chagrin. Il entendit un tuttutututuuuuuuu qui se rapprochait de plus en plus. Notre Ti-père se jeta à genoux pour remercier Dieu. Il l'avait écouté cette fois...

Dans la pénombre, il distinguait maintenant une coque, puis son sourire se transforma en un cri d'exaltation qui n'en finissait plus. Son chat Brutus était venu le rejoindre, il lui caressait les mollets en miaulant de satisfaction, revoyant son maître si heureux, comme autrefois dans le temps ou Mathilde était encore avec eux. Dans le clapotis des vagues qui léchaient la berge, M. Langlois chercha le regard et le sourire qu'il pensait perdus, mais qu'au contraire il venait de retrouver. Il irait dormir quelques heures et reviendrait à son "spot" pour y jeter sa ligne.

Malherbe DesChamps



[La Page à BOUCAN].Copyright © 1997 [Claude Guidi].
Revisé:.20/07/99