2.1 Références et influences architecturales

 

Dans des films tels que Metropolis, Blade Runner, Brazil, Le Cinquième Elément, Judge Dredd, Dark City, nous nous trouvons dans la situation que nous venons de décrire.

Des milliards de personnes devant vivre sur la même surface restreinte donnent lieu à une ville extrêmement verticale, dominée par des gratte-ciel, des tours sans fin (on ne voit pas où ils commencent et où ils se terminent) et par des édifices pouvant contenir des millions de gens à la fois. Cette idée d’énorme densification parait parfaitement réalisable grâce à une foi aveugle dans la technique. Il n’y a plus de limite à la construction en hauteur.

Le model de la ville de New York du début du XXe siècle, ainsi que celui de l’architecture futuriste italienne (Fig.1 Sant'Elia, étude pour la città nuova, 1914)et constructiviste russe (Fig.2 Iako Tchernikhov, Ville de gratte-ciel géants dans une composition vérticale, 1931), sont certainement à la base des idées qui ont inspiré le set designer Kettelhut pour la Metropolis de Fritz Lang du 1927 (Fig.3 Kettelhut, croquis pour Metropolis ,1925).

Une foi totale dans la nouveauté, la vitesse de la mécanisation, et une exaltation pour les vertus de la témérité, de l'énergie et de l’audace. Ces principes se traduisent dans l’idée d’un nouveau type de ville comme l’écrivait l’architecte futuriste Sant'Elia dans le Messaggio : "[…] Noi dobbiamo inventare e fabbricare ex novo la città moderna simile ad un immenso cantiere tumultante, agile, mobile, dinamico in ogni sua parte, e la casa moderna simile a una macchina gigantesca. Gli ascensori non debbono rincanttucciarsi come vermi solitari nei vani delle scale ; ma le scale -divenute inutili- devono essere abolite, e gli ascensori inerspicarsi come serpenti di ferro e vetro lungo le facciate. La casa di cemento, di vetro, di ferro, senza pittura e senza scultura, ricca soltanto della bellezza congenita alle sue linee e ai suoi rilievi ; straordinariamente brutta nella sua meccanica semplice, alta e larga quanto più è necessario, e non quanto è prescritto dalla legge municipale, deve sorgere sull’orlo di un abisso tumultante : la strada, la quale non si stenderà più come un soppedaneo al livello delle portinerie, ma si sprofonderà nella terra per più piani che accoglieranno il traffico metropolitano e saranno congiunti, per i transiti necessari, da passerelle metalliche e da velocissimi tapis roulants ". Les idées décrites dans le Messaggio et traduites visuellement dans le paysage scénographique du projet utopique La nuova città de l’architecte Sant’Elia, sont tellement visionnaires qu’elles ont marqué aussi l’image de la ville de science fiction de ces deux dernières décennies.

Mais il parait évident que Kettelhut ne s'était pas contenté de s’emparer des images visionnaires de Sant’Elia. IL a aussi cherché des références chez les maîtres de ce dernier, dans celui qu’on appelle Style floral. En effet la similitude entre le sommet de la tour babylonienne, symbole du pouvoir de Metropolis, et le pavillon central de l’exposition des arts décoratifs de l’architecte D’aronco du 1902 est incontestable (Fig.4,5, Metropolis et D'Aronco, Padiglione centrale dell'esposizione delle arti decorative, Torino, 1902).

De même pour la ressemblance entre le Mausoleo Faccanoni de l’architecte Sommaruga du 1907, qui a son tour nous rappelle la plasticité des temples Mayas, et la Herzmachine, enfoncée dans la partie souterraine de Metropolis (Fig.6,7, Sommaruga, Mausoleo Faccaroni, Sarnico, 1907 et la Herzmachine de Metropolis).

Après Metropolis, Things to Come de William Cameron Menzies du 1936 est le film, qui dans cette période, traduit au mieux la ferveur utopique des architectes modernes. Mais ce film, au contraire de Metropolis, est loin des images de la ville chaotique et tumultueuse. En effet il met en scène une ville fantastique où la technique est parfaitement contrôlée et au service de l'homme : tout est propre, tranquille et silencieux, presque aseptique. Dans cette architecture, qui se base sur les principes de l’International Style, tout est voué à une parfaite symbiose entre l’homme et l’avancement technique : les murs sont blancs, il n’y a pas d’angles droits mais seulement des volumes courbes en harmonie avec les cages cylindriques en verre des (Fig.8Things to Come ).

Les espaces sont énormes, suggérant la grandeur utopique des projets d'Etienne Léon Boullée du 1800 (par exemple la proposition pour le cénotaphe pour Newton).

Mais si d’un côté le design de Things to Come a été inspiré par les éléments que nous venons de citer, de l’autre côté son vocabulaire semble être prémonitoire du style des hôtels de l’architecte John Portman trente années plus tard (Fig.9 Portman. Detroit, intérieur du Renaissance Center, 1977). En effet les hôtels de Portman ont transformé les idées utopiques d’antidote contre la congestion, le crime, la pollution et le bruit exprimées dans la Well city de Things to Come, dans un des models commerciaux de plus grand succès et plus souvent imités dans les dernières décennies.

Depuis 1936 jusqu’aux années ’80 il n’y a plus d’exemples remarquables de ville dans le cinéma de science fiction. Les lieux où sont tournés les films des années ’60 sont "vides et propres, espaces de l’espace intersidéral, espaces sidérés faits de verre, d’acier et de matériaux plastiques, projections plus au moins naïves des spéculations urbaines de l’architecture moderne ".

Mais en 1982 Blade Runner de Ridley Scott et en 1984 Brazil de Terry Gilliam donnent un nouveau souffle à la création cinématographique des villes fantastiques, influençant de manière très forte le set design de deux autres films remarquables pour leur représentation de la ville : Le Cinquième Elément de Luc Besson (1997) et Judge Dred de Danny Cannon(1995). Les villes protagonistes de Blade Runner et Brazil, bien que très différentes entre elles possèdent une caractéristique commune : elles semblent être le résultat d’un mélange complexe des inventions architecturales de la période d’après guerre, qui apparemment a été improductive au niveau du cinéma de science-fiction, mais qui a par contre été très fécond dans la pensée architecturale, dans le design et dans la BD (Schuiten, Druillet, Moebius,Fig.10 Moebius, City of Fire.). Nous pouvons dire que par leur caractère, ces deux villes s’inscrivent dans le Post Modernisme, par définition opposé à la banalité inhibitrice du Modernisme grâce à son caractère de complexité et contradiction, qui lui donne une grande vitalité.

La vue plongeante depuis le spinner de Deckard de Los Angeles du 2019 dans Blade Runner nous donne l’image d’une ville infiniment étendue et complexe, résultat d’une superposition de styles et d’époques où les bâtiments remplissent chaque interstice et s’élèvent vers le haut comme s’ils voulaient s’imposer sur les autres par leur dimension, leur forme ou leur particulière illumination (Fig.11 Syd Mead, dessin pour Blade Runner). Pour donner à la ville ce caractère d'hétérogénéité architecturale, que d'ailleurs la rend vraisemblablement possible dans un futur pas loin, les références sur lesquelles Syd Mead (le set designer de Los Angeles de Blade Runner) parait s’appuyer, sont plusieures.

On trouve par exemple dans ses références, les années ’60. Inspirées par une grande foi dans le progrès technologique et dans les ressources illimitées, sont à l’origine de l’idée de mégastructure, c’est-à-dire des villes monolithiques, compactes pouvant loger des centaines de milliers de personnes. Le but utopique de ces architectes, à travers leurs projets, était d’offrir une qualité de vie la plus élevée possible, parallèlement à une densité maximale de gens, afin de réduire au minimum les distances de déplacement en offrant aux habitants la possibilité d’atteindre les services et les loisirs en un clin d'œil.

Quelques exemples de ces projets utopiques et audacieux sont le plan de Tokyo (1960) de Kenzo Tange (Fig.12 Kenzo Tange, plan de Tokyo, 1960), les mégastructures de Jean Lubicz-Nycz(Fig.13 Jan Lubicz-Nycz. Projet pour un hotel a Monaco, 1970), de Moshe Safdie (Fig.14 Moshe Safdie, Habitat '67 à Montreal, 1967) et de Aldo Loris Rossi et Donatella Mazzoleni (Fig.15 Aldo Loris Rossi, Donatella Mazzoleni, progetto della città struttura 1970).

Dans ces années on trouve aussi les méga-projets fantastiques du groupe Archigram (Fig.16a Capsule Homes, tour, Warren Chalk, 1964;Fig.16b Plug-in University node, PeterbCook, 1965;Fig.16c Cities Moving, Ron Herron, 1964;Fig.16d Montreal Tower, Peter Cook, 1967;Fig.16e Instant City, le dirigeable, Ron Herron, 1970), dont l’architecture high-tech légère et flexible se traduit dans des villes vues comme un immense nœud de communication, de stockage et de facilité de transport, machines complexes comprenant media et édifices. Les idées des Archigram étaient très proches aussi à l’architecture des métabolistes japonais de la fin des années ’50, qui cherchaient à répondre au problème de la surpopulation grâce à des mégastructures à croissance constante, composées par des cellules habitables accumulées dans une même structure (Fig.17 Kurokawa, tour Nagakin, tokyo, 1971).

Certains projets des années ’70, autant audacieux, mais plus réalistes, ont évidemment eu une résonance dans le design set de Blade Runner. On citera le World Trade Center (1972) à New York de l’architecte Minoru Yamasaki , la Sears Tower à Chicago (1971) projetée par Graham et Fazlur Kahn du groupe SOM (Fig.18), qui ont démontré que le gratte-ciel d’un kilomètre de Wright du 1956 n'était pas forcement irréalisable. Et il ne faut pas oublier le Centre Pompidou (1977) des architectes Renzo Piano et Richard Rogers (Fig.19), que nous pouvons considérer comme une réalisation de la rhétorique technologique des Archigram.

Etant l’urbanisme de Los Angeles du 2019 de Blade Runner celui d'aujourd'hui mais poussé au paroxysme, nous y trouvons une confrontation entre immeubles historiques (Fig.20 The Bradbury Building, Los Angeles,1893) et édifices modernes. À compléter les paysage urbains composés de tours technologiques, nous remarquons l’influence d’édifices qui rappellent les dessins de The Metropolis of tomorrow du 1929 de Ferriss (Fig.21 Ferriss, Metropolis of Tomorrow, 1929), les projets de tours de Mies van der Rohe (Fig.22 Seagram building, New York, 1958,Fig.23 bureaux sur la Friedrichstrasse, Berlin, 1929) le projet pour le Chicago Tower de Eliel Saarinen du 1923 (Fig.24), le projet pour la compagnie SKNE à New York (1924) de Piero Portataluppi (Fig.25), le Chrysler building à New York de Van Alen de 1930 (Fig.26 milieu), le RCA Victor Building de Cross & Cross (Fig.26 gauche), le Waldorf Astori de Schultze et Weaver (Fig.26 droite), ces deux derniers construits à New York dans la même période (1930-31), pour citer que quelques exemples.

Mais le skyline de Los Angeles 2019 se compose aussi de bâtiments qui trouvent leur référence beaucoup plus loin que dans le XXe siècle : il s’agit des impressionnants headquarters de la Tyrrel Corporation (Fig.27), pour lesquels les designers paraient s’être inspirés aux temples Mayas.

 

Si la complexité de Los Angeles de Blade Runner s’exprime par la mixité de périodes et styles architecturaux, la ville de Brazil exprime une ambiguïté provoquée par l’association d’une architecture basée sur le Futurisme italien, la paranoïa surréaliste et une technologie démodée, insolite et désespérante. Le Ministère dans Brazil n’a rien d’utopique, on se croirait dans un

classique édifice fasciste, même en sachant que le film est tourné dans le bâtiment de Ricardo Bofill à Marne-la-Vallée. Le montage et le tournage du film nous étouffe par l’immensité de la hauteur des espaces filmés par Gilliam en terrifiantes plongées (Fig.28). Nous avons l’impression que la plupart de l’espace dans les bâtiments soit occupé par un miasme " […] d’affreux tubes annelés […]qui véhiculent les ordres de la bureaucratie, les fluides, l’eau, le froid et le chaud, la merde[…] " et l'énergie qui permet à ces appareils fils d’une technologie faite de bricolages de différentes époques, de fonctionner (Fig.29,Fig.30).

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