Pour le passé, il leur est un devoir de rappeler, selon une morale
culturelle maintenant acquise au niveau mondial comme selon les
enseignements de la socio- et de la psycholinguistique dans leurs progrès:
- que la campagne menée jusqu'à une date récente par l'École et tout
l'appareil d'État contre les "langues régionales", dévaluées en "patois",
s'inscrit en fait contre l'expérience répandue que le multilinguisme précoce
favorise les aptitudes à l'apprentissage de nouvelles langues. Le
monolinguisme au contraire développe un blocage spécifique dans les limites
d'un seul système. La France s'est ainsi forgé une nation d'infirmes
linguistiques, ce qui est aujourd'hui patent.
- que cette campagne punitive, intervenant dès l'enfance sur des sujets
humains déjà construits dans un cadre d'usages familiaux et locaux, revient
à une invalidation de l'origine d'effet hautement traumatisant. Elle
fabrique une névrose spécifique (haine de soi, adhésion à la répression,
surestimation nationaliste propre à l'aliéné culturel). La République et son
École ont ainsi sous-tendu la mission éducatrice et de promotion sociale à
laquelle elles prétendaient de la généralisation d'un malaise dévastateur de
la personne;
- la dépréciation sociale des langues déchues du haut usage que se
réservait la langue française revient à une ignorance entretenue de leur
nature et de leur importance culturelle passée. La France a ainsi privé de
dignité, en rêvant de les priver d'existence, outre des langues qui
enveloppent la vie sociale et culturelle de populations entières comme le
corse, le flamand, l'alsacien ou les créoles, le breton, dont le celtisme
est une des sources de la culture européenne, l'occitan, qui de cette
culture a été au XIIe siècle la source principale, le catalan, son frère,
qui a reconquis son statut à Barcelone sans que Perpignan le sache, une
forme linguistique aussi originale que le basque. Si l'on ajoute la façon
dont a été réinterprétée l'histoire de l'"Unité française", en effaçant les
crimes d'annexion et les atrocités de conquête, on peut dire sans erreur que
la France s'est rendue coupable de ce qui a été appelé un "ethnocide
culturel", digne d'un État totalitaire.
Ces "fautes contre l'humanité" peuvent être mises au compte d'un passif de violations des principes fondant la République, qui comprend aussi le génocide et l'exploitation coloniaux avec la haine de l'étranger, tournant aux réflexes racistes en temps de guerre. Elles ont aussi leur gravité et sont de nature, nous semble-t-il, à poser un "droit à réparation historique".
Pour le présent, sans aller jusqu'à la reconnaissance de ce droit,
l'ensemble de la population française a abandonné ses préjugés
nationalo-linguistiques, comme le prouvent les enquêtes. Une sorte de
nostalgie de ce qui a manqué être tué s'est mise à vibrer en elle. Mis à
part quelque forcenés de l'unitarisme obtus, personne n'ose plus se déclarer
ouvertement "contre les langues régionales".
On se contente de les priver des moyens de survivre.
À cela, sert légalement la correction faite à l'article 2 de la
Constitution, correction sans arrêt rappelée. Nous rappelons pour notre part
que le débat qui eut lieu aux Assemblées réunies en Congrès pour l'occasion,
vit plusieurs fois la défense des langues régionales et qu'il fut dit
clairement que le texte n'était pas dirigé contre elles. Il était dirigé
contre l'anglais hégémonique.
Or, on peut maintenant constater que cette modification d'article, pas
plus que la loi Toubon, n'a en rien interdit en France même l'invasion de
l'anglo-saxon dans les usages commerciaux, techniques, scientifiques et
artistiques d'avant-garde. Il n'a fait que progresser. La France s'est
ainsi donné le ridicule, comme jadis les États fascistes, d'intervenir sur
les usages linguistiques en oubliant qu'ils sont socio-économiques et non
juridictionnels.
Par contre, le texte a été réguliérement utilisé pour interdire tout
progrès à l'enseignement et à l'usage public des langues régionales.
Cette utilisation par le Conseil constitutionnel a pris un aspect à la
fois odieux et comique quand elle a fait revenir la France sur la signature
que le Gouvernement avait donné à la Charte européenne des langues et
cultures régionales et minoritaires, compte tenu du fait que sa signature
était au choix des articles et que la France ne s'engageait par elle à rien
d'autre qu'à ce qu'elle faisait déjà.
Une autre utilisation, contre l'intégration dans l'Éducation nationales
des écoles bretonnes Diwan, donné comme refus de l'enseignement des langues
régionales "par immersion", revient à trois décisions de haute portée
civique: refuser à ces langues une normalité d'emploi communicationnel qui
seule peut assurer leur reconduction sociale et pédagogique; invalider
l'effort exceptionnel d'enseignants de tradition laïque qui ont abondamment
prouvé qu'un enseignement bilingue permet d'obtenir de meilleurs résultats
en langue française et de façon générale un plus haut niveau scolaire et
culturel; dissocier l'État de ses collectivités locales qui, nombreuses, ont
soutenu cette mission éducative, qu'elles fussent communales,
départementales ou régionales.
La campagne qui s'accroche à ces décisions fait constamment état de
l'Unité de la République et de l'"exception française"? Comme citoyens
conscients, comptables de cette unité et juges de cette exception; nous en
venons à demander de façon décisive si cette Unité est fondée sur un
principe sacralisé et une théologie de l'État dont on connaît l'origine
napoléonienne, ou sur l'adhésion à un contrat civique historiquement
adaptable, et si cette "exception" est autre chose qu'un pourrissement de ce
contrat par un unitarisme totalitaire et un impérialisme arrogant.
En prenant la responsabilité des termes de cet appel, nous sollicitons les
pouvoirs locaux et régionaux, en principe défenseurs des richesses
culturelles de leur juridiction, et qui ont prouvé souvent, par leur soutien
à la cause des langues régionales, qu'ils l'entendaient ainsi, à s'unir
pour favoriser cette cause et la faire accepter par l'État, les candidats
aux prochaines élections présidentielles à s'engager eux aussi en faveur de
cette cause, et d'abord à faire modifier l'hypocrite article 2 de la
Constitution.
Nous nous réservons en outre le droit d'intervenir auprès des instances
européennes et internationales en dénonciation du manquement au droit
culturel dont est encore et toujours coupable la France.
Premier signataire :
Robert LAFONT, professeur honoraire de l'Université de Montpellier,
professeur honoris causa de l'Université de Vienne, ancien président du
Mouvement laïque des cultures régionales (Ligue de l'Enseignement), Officier
des Arts et Lettres