La réédition
CD de l'album posthume " An American Prayer " (remasterisé et augmenté
de trois petits bonus
tracks), nous donne
l'occasion de rencontrer longuement Ray Manzarek, clavériste des
Doors et porte-parole du
groupe depuis la disparition
prématurée de Big Jim.
Plus connu pour ses frasques,
ses débauche, ses orgies ambulantes, ses chansons et ses cris de
révolte que pour ses
poèmes intimistes,
visionnaires et torturés, Jim Morrison - dit " Le Roi Lézard
" - appartient à la légende du rock,
météore
fauché en pleine gloire à l'image d'une fleur fragile et
vénéreuse. Mais, derrière le miroir de beuveries à
répétition,
de coïts ininterrompus et de voyages au long court à la mescaline,
se cachait l'âme d'un poète sensible et
touché par la
grâce. Inspiré de The Doors Of Perception (essai du romancier
britannique Aldous Huxley qui traitait
de ses expériences
hallucinogènes et dont le titre fut soufflé par la poésie
de William Blake), le nom des Doors
laissait par définition
une porte grande ouverte sur l'univers des vers. Dès 68, Morrison
publie un premier recueil de
poèmes, The New
Creatures. L'année suivante et malgré un semi-échec,
il récidive avec The Lords ainsi qu'Ode To
L.A. While Thinking
Of Brian Jones, Deceased, feuille imprimée distribuée lors
de concerts des Doors qui suivirent
la mort de Brain Jones.
Enfin, en 70, Jim publie An American Prayer à compte d'auteur, en
édition privée tirée à
deux cent exemplaires.
Il enregistre ce dernier poème (ainsi que beaucoup d'autres) le
jour de son vingt-septième
anniversaire et meurt
quelques mois plus tard. Depuis, les trois Doors survivants ont mis en
musique certains extraits
des derniers enregistrements
de Morrison, n'hésitant pas à se livrer à un charcutage
souvent douteux, à rajouter une
version live de Roadhouse
Blues, le tout entrecoupé de bribes de The Unknown Soldier, Peace
Frog, The Wasp,
Riders On The Storm,
etc. Résultat, un bien curieux collage, plus qu'un grand décollage.
Ironie du sort, quelques
jours avant de mourir,
Jim passe un journée dans un studio parisien afin de réécouter
les bandes de ses poèmes
enregistré.
VINGT-QUATRE ANS EN JUILLET
QUE JIM MORRISON EST MORT. ET LES DOORS AVEC LUI. DU
MOINS CEUX QU'ON AIME
ET CONNAÎT. ALORS QUE RESSORTENT EN CD " AN AMERICAN
PRAYER " ET PLUSIEURS
ALBUMS DU GROUPE, RÉÉDITIONS PRÉCÉDANT
VRAISEMBLABLEMENT UN
TITANESQUE COFFRET AVEC INÉDITS ET TOUT ET TOUT, ROBBY
KRIEGER ET RAY MANZAREK
ÉVOQUENT LEURS VERSIONS D'UNE DES PLUS FASCINANTS
ÉPISODES DU ROCK
'N' ROLL.
Bien imbibé, il
décide de prendre l'air et rencontre deux musiciens de rue anonymes
qu'il invite à le rejoindre en
studio le temps d'un
bœuf chaotique. Sous le sobriquet de Jomo & The Smoothies, les trois
larrons massacrent tant
bien que mal Little
Miss Five Feet Five, Three Little Fishes, I wanna Dance With My Indigo
Sugar et Orange
County Suite dans une
version amnésique n'ayant rien à voir avec celle enregistrée
par Jim, seul au piano. Les
bandes tournent, pour
le plus grand bonheur des bootleggers…
RAY MANZAREK
Quand et comment avez-vous
décidé de composer et d'enregistrer des instrumentaux sur
les poèmes de
Morrison en 78 ?
L'histoire d'An American
Prayer commence le 8 décembre 70, lorsque Jim a décidé
d'enregistrer des poèmes qu'il
avait écrits.
C'était le jour de son vingt-septième anniversaire, malheureusement
le dernier sur cette planète, à peine
quelques mois avant
qu'il ne meurt ici à Paris. Il a souhaité entrer en studio,
à Los Angeles, et enregistrer de
nombreux poèmes
sur un quatre-pistes, comme s'il avait une sorte de prémonition.
Qui sait ce qu'il savait… Son but
était d'enregistrer
un album- recueil de poèmes, il a d'ailleurs passé les dernières
années de sa vie à élaborer un
travail essentiellement
basé sur la poésie. Il avait publié The Lords And
The New Creatures, livre qui n'avait obtenu
qu'un succès
confidentiel à l'époque, et il souhaitait accentuer sa démarche
en gravant un album de poèmes lus.
Mais, au-delà
des mots, il envisageait ce projet avec bruitages, des ambiances sonores
et de la musique. Il est mort
le 3 juillet 71 et,
quatre ans plus tard, en 75, Robby Krieger m'a dit " Hey, si nous écoutions
ces bandes que Jim a
enregistrées
le jour de son anniversaire, histoire de voir si nous ne pouvions pas ajouter
de la musique et sortir cet
album de poésie
pour Jim ! . " Robby, John Densmore et moi-même nous sommes assis
et nous avons écouté les
bandes de Jim. Nous
les avons trouvées excellentes et nous avons décidé
de les achever en y juxtaposant de la
musique, car il n'y
avait que la voix de Jim. Nous tenions absolument à ce que la mémoire
de Jim soit reconnues et
célébrée
en tant que poète. Nous nous sommes mis au travail entre 75 et 76,
et il nous a fallu beaucoup de temps
pour réaliser
ce projet. L'album fut terminé en 78, date à laquelle il
est sortit, mais malheureusement, nous étions en
pleine ère disco,
le gens ne juraient que par " Saturday Night Fever " et Travolta, c'était
le pire moment pour publier
un album de poésie
parlée. " An American Prayer " n'a eu aucun succès.
N'avez-vous jamais eu
le sentiment de jammer avec un fantôme quand vous enregistriez de
la musique
sur des poèmes
lus par Jim ?
Si… C'est une question
intéressante… Mais tu sais, chaque fois que nous avons enregistré
un album avec les Doors,
Jim était isolé
dans une cabine du studio pour faire ses parties vocales. Nous étions
tous les trois dans la même
pièce, avec le
retour de sa voix au casque, et nous ne pouvions jamais le voir chanter
le morceau que nous étions en
train d'enregistrer.
Quand nous sommes entrés en studio, à trois, pour enregistrer
"An American Prayer ", c'était
exactement la même
chose. Jim chantait dans le casque, à la seule différence
que sa voix provenait d'un magnéto.
Quand une prise était
bonne, on disait " OK, on la garde ! Tu viens l'écouter dans la
salle de contrôle … "
Naturellement, Jim ne
nous rejoignait pas comme il avait l'habitude de le faire de son vivant,
mais c'était comme s'il
était là,
en train d'enregistrer avec nous. Nous sentions l'atmosphère de
sa présence, son électricité, et nous
percevions son énergie.
Je ne sais pas si on peut parler de " jouer avec un fantôme " mais
nous avons construit tout
l'album sur l'énergie
de Jim.
Il y avait plusieurs
poème chantés (en fait tout simplement des chansons…), comme
le magnifique
Orange County Suite,
Bird Of Prey (le seul a figurer sur le CD en bonus track), Under Waterfall,
Winter
Photography, Whiskey
Mystics And Men ou encore Woman In The Window. Certains sont accompagnés
au piano, je suppose
que c'est Jim qui tenait l'instrument ?
Oui, oui. Ces poèmes
chantés étaient des chansons en gestation. Ce qui est intéressant,
c'est que nous avons rajouté
Bird Of Prey sur le
CD, si bien que les gens peuvent entendre et comprendre comment Jim chantait
ses chansons
aux Doors avant que
le groupe ne les enregistres. C'est ainsi qu'il nous les a toujours présentées.
Ce processus
remonte à notre
première rencontre, lorsque nous avons fait connaissance sur la
plage de Venice et qu'il m'a
fredonné Moonlight
Drive. Bird Of Prey révèle la même voix et le même
style qu'au tout premier jour, c'est Jim
Morrison tel qu'en lui
même.
A votre avis, ces poèmes
enregistrés, chantés, parfois harmonisés, étaient-ils
destinés à un album des
Doors ou Jim enregistrait-il
les maquette de son premier album solo?
(Très embarrassé,
NDR). Je ne crois pas…je pense…heu…en fait… Ça n'était rien
du tout à l'époque ! (" It wasn't
really anything at that
time! " Tu parles…NDR). Nous étions sur le point d'être prêts
(sic) pour enregsitrer " L.A.
Woman " ( A cette époque,
tout le monde cherchait Jim partout et les séances ont été
différées à plusieurs reprises
faute de l'avoir sous
la main, NDR), et je pense qu'à ce moment-là, Jim est entré
en studio juste pour mettre ses
poèmes sur bandes.
Je ne crois pas qu'il avait une idée très concrète
de ce qu'il voulait en faire, il a simplement saisi
l'opportunité
de pouvoir mettre de l'ordre dans ses textes et s'est mis à tout
lire pour en conserver une trace.
Noublions pas que, six
mois plus tard, il était mort.
Cette réédition
CD n'était-elle pas l'occasion rêvée d'ajouter davantage
de bonus tracks ? Nous y avons
songé, mais je
suis persuadé que la plupart des gens ne connaissent même
pas " An American Prayer ". Si nous
avions ajouté
d'autres titres, cela aurait donné un album complètement
différent et personne n'aurait compris.
Demande autour de toi
si on connaît l'album de poésie de Jim, la réponse
est généralement " Non "… " An
American Prayer " dure
plus de quarante minutes, il y a énormément de choses à
écouter et à découvrir, au lieu de
tout mélanger
en rajoutant trente minutes de matériel inédit, nous avons
préféré mettre trois petit bonus track afin
que ce ne soit pas trop
indigeste pour l'esprit. Je ne voulais pas que l'écoute de l'album
provoque une fatigue mentale
chez l'auditeur.
Pensez-vous que ces inédits aient une chance d'être publiés un jour ?
Bien sûr, probablement
à l'occasion du coffret que nous préparons. Nous possédons
les masters de tous ces titres.
Nous avons également
d'autre inédits de premier ordre, comme Days Of The Week, par exemple.
Il s'agit d'un
morceau très
drôle, une sorte d'éphéméride improvisée
au cours de laquelle Jim s'amuse avec chaque jour de la
semaine du style " Monday!
Mounds, the mound of Venus … " Référence sexuelle (" Le mont
de Venus ", NDR) "
Tuesday! The most insignificant
day of the week " et ainsi de suite. Il y a aussi une superbe version jazzy
de Queen
Of The Highway, mais
je ne vais pas tout dévoiler… J'ai la ferme intention de regrouper
l'ensemble de ce matériel
dans le coffret des
Doors qui devrait sortir d'ici un ou deux ans. Mais pour le moment, on
se concentre sur " An
American Parayer ".
Ensuite, nous allons prendre des vacances et nous travaillerons sur le
coffret plus tard. Chaque
chose en son temps.
Vous avez dit que l'idée
d'An American Prayer était de présenter Jim en tant que poète
narrant son
œuvre. Dans ce cas,
pourquoi avoir inclus une version live de Roadhouse Blues en plein milieu
de l'album
?
Parce qu'elle représente
la vie publique de Jim ! L'album commence par une évocation de l'enfance
de Morrison, "
Awake, shake dreams
from your hair ", To Come Of Age poursuit cette exploration, puis vient
The Poet's Dreams,
et nous passons à
la vie publique de Jim avec Roadhouse Blues interprété sur
scène. Là, il s'agit de présenter
Morrison au sein des
Doors, Morrison rock'n'roll star !
Cette image de sex symbol
et de rock'n'roll star ne lui a-t-elle pas collé à la peau
par accident ? Ne
pensez-vous pas que
Jim était avant tout un poète, que le rock et le chant constituaient
le meilleur
vecteur à l'époque
pour exprimer ses textes et les mettre en scène ?
Tout à fait, Jim
aimait la poésie au-delà du rock'n'roll. La raison fondamentale
de la formation des Doors fut notre
rencontre sur cette
plage, lorsqu'il m'a lu ses textes. Je me suis dit que beaucoup plus que
de rock'n'roll, il s'agissait
de poésie pure
et c'est ça qui m'a incité à fonder le groupe. J'ai
réalisé qu'on pouvait injecter de la poésie au
rock'n'roll comme les
beatniks l'avait fait avec le jazz. Ce qui est extraordinaire avec le rock'n'roll
des années 60,
c'est qu'on pouvait
l'adapter librement à toute forme de musique. Nous avons joué
du flamenco sur Spanish
Caravan, adapté
des airs des années 30 composés par Berthold Brecht et Kurt
Weill (Alabama Song, Mac The
Knife, NDR), on pouvait
tout faire, des chansons de cabaret, du blues, du jazz etc. Les portes
du rock'n'roll étaient
à l'époque
grandes ouvertes.
En début d'interview,
vous parlez " d'une sorte de prémonition ". Or, ce qui est troublant
à l'écoute des
derniers poèmes
de Jim, c'est que la mort est présente d'un bout à l'autre,
comme s'il était parfaitement
conscient de ce qui
allait arriver. Comment expliquez-vous cette intuition prémonitoire
?
Je n'ai aucune explication
particulière. Tout ce que je sais, c'est que lors de notre première
rencontre sur la plage,
avant que le groupe
n'existe et que John et Robby ne nous rejoignent, nous étions assis
et, subitement, Jim me
demande : " Combien
de temps crois-tu que tu vas vivre ? " Je me suis dit " Wooh… " et j'ai
chiffré une année au
hasard. Je lui ai répondu
: " Jusqu'en 87! " Et il m'a dit : " Pas moi, man. Je me vois comme une
étoile filante. Je
vais…boom! Monter en
flèche au plus haut des cieux et exploser. Tout le monde va faire
" Aaaah…Regardez!!! " et
tout sera terminé,
je serai parti. " C'était un moment étrange. Jim était
tout jeune, on parlait du groupe qu'on voulait
monter, le soleil californien
inondait la plage et voilà qu'il se met à parler ainsi au
beau milieu de la conversation, dès
le début de notre
aventure…Je crois qu'il devait sentir quelque chose et que ce fameux 8
décembre 1970, il s'est dit
: " Je vais m'offrir
un cadeau d'anniversaire, je vais enregistrer mes mots, je n'aurais peut-être
plus jamais la chance
de pouvoir le faire.
"
" An American Prayer " est-il un épitaphe ?
Well…c'est un peu difficile
de parler d'épitaphe. Jim est toujours vivant pour nous. Quand j'écoute
ses textes, je me
souviens l'entendre
les déclamer en studio d'enregistrement, je me revois avec le retour
du casque dans les oreilles.
Son corps n'est plus
là, mais son énergie est présente, à travers
ses mots, sa voix, ses chansons…Il n'est pas
réellement mort.
Pas pour moi, ni pour John, ni pour Robby. Il est toujours vivant, voici
son album de poésie, voici
ses dernière
histoires. S'il était revenu de Paris, nous aurions probablement
très vite enregistré un album basé sur ces
textes. Mais n'étant
jamais rentré en Amérique, " An American Prayer " est son
dernier disque.
A propos de Paris, quel est votre point de vue sur les circonstances précises de sa disparition ?
Ça c'est une très
bonne question. Je n'en ai aucune idée. J'en ai discuté avec
plusieurs personnes françaises
présentes le
jour de sa mort. Je leur ai demandé ce qui c'était passé
exactement et chaque version des faits est
différente. Chacun
raconte son histoire et aucune ne concorde. Certains disent qu'il est allé
au " Rock'n'roll Circus "
(club parisien, NDR),
d'autres ajoutent qu'il est mort et que le corps fut transporté.
Il y a ceux qui affirment qu'il est
allé au " Rock'n'roll
Circus " pour s'approvisionner en héroïne. D'autres encore
prétendent que tout cela est faux et
qu'il est mort en prenant
un bain, " Marianne Faithfull était présente ", " Non, elle
n'était pas avec lui ce jour-là ", " Si
elle était là
"…
Marianne Faithfull ? A Paris avec Jim Morrison le jour de sa mort ?
Tu ne connais pas cette
version ? Il y a toute une salade avec elle, comme quoi elle serait impliquée
dans l'histoire.
J'ai entendu tellement
de versions que je sais plus qui croire, ni à quoi m'en tenir.
Une dernière question
avant de nous quitter : il y a près de 20 ans, s'est répandue
la rumeur d'une
éventuelle formation
des Doors avec Iggy Pop au chant, De quoi s'agissait-il exactement ?
Il en fut effectivement
question, mais ça ne s'est jamais fait. Iggy a juste chanté
des morceaux des Doors avec moi à
l'orgue au Whiskey A
Go Go le 3 juillet 1975, mais ni John Densmore, ni Robby Krieger n'étaient
présents.
Dommage, car je suis
sûr que les Doors avec Iggy Pop aurait été une expérience
intéressante ! Imagine le délire…("
Hey les gars! Qu'est-ce
qu'on fait? I Wanna Be Your Lizard ou The Celebration Of The Dog? "…NDR.)
Par
contre, nous avons joué
avec Eddie Vedder (singe hurleur de Pearl Jam, NDR) à l'occasion
du Rock'n'Roll Hall Of
Fame. C'était
le genre de grand soir où tout le monde sort les smokings et agite
les bijoux, et nous leur avons
bastonné Break
On Through, Roadhouse Blues et Light My Fire, ah! ah! ah! Eddie a assuré
comme un dément et
on s'est bien marré
!
ROBBY KRIEGER
Robby Krieger nous ouvre
les portes de sa mémoire pour un entretien exclusif, panorama complet
de six ans de
folie et autant d'albums
intemporels.
" Pas facile de vivre
avec Jim. " Robby Krieger évoque les jours passés en tant
que guitariste des Doors et parle de
son rôle créatif
aux côtés d'un des plus grands chanteurs, paroliers, sex-symbols
et personnalités extrême de
l'histoire du Rock,
Jim Morrison. " Quel pied cela aurait été d'avoir un type
normal comme Sting, quelqu'un de
talentueux qui n'aurait
pas eu besoin de passer chaque seconde de son existence en équilibre
sur le fil d'un rasoir
séparant la vie
de la mort. " Le guitariste rit de ses propos malicieux, sachant pertinemment
et mieux que quiconque
que ce sont justement
les démons intérieurs de Morrison, ceux qui faisaient surface
si fréquemment, qui ont donné à
la musique des Doors
autant de résonance et de pouvoir. Mais, le fait que Morrison fut
sans aucun doute l'un des
plus grand visionnaires
de la planète rock ne doit pas occulter l'apport considérable
des trois autres membres du
groupe à la musique
et au son unique qui ont fait le succès des Doors. A forte base
de blues, la musique souvent
hypnotique créée
par Krieger à la guitare, Ray Manzarek à l'orgue et John
Densmore à la batterie, complétait
parfaitement les textes
hallucinés et les parties vocales sensuelles à souhait de
Big Jim. D'ailleurs, c'était le plus
souvent Krieger qui
composait les meilleures chansons et les plus grands succès des
Doors. Citons pour exemple
Light My Fire, Love
Me Two Times, ou encore Touch Me.
Lorsque Krieger rejoint
le groupe en 65, il n'a que dix-huit ans, joue de la guitare depuis deux
ans et est passé à
l'électrique
depuis à peine six mois. " J'ai vraiment appris à jouer de
la guitare avec les Doors, affirme-t-il, j'ai
toujours essayé
d'obtenir mon propre son, m'interdisant farouchement de copier les plans
de Chuck Berry ou B.B.
King, parce qu'à
l'époque, tout le monde le faisait. J'ai voulu apporter des parties
de guitare collant avec nos
chansons, complémentaires
au chant de Jim. Et ça a marché, nous avons fait un travail
merveilleux. "
Merveilleux, c'est certain.
Au point que le groupe fût intronisé au Rock'N'Roll Hall Of
Fame en janvier 94 et
qu'Oliver Stone ait
réalisé un film sur le groupe, The Doors, en 91. Enfin, au
delà des hommages et des honneurs, la
musique des Doors a
traversé trois décennies sans perdre une ride, drainant des
générations de fans toujours plus
jeunes et plus nombreux.
Krieger ne peut éviter son passé avec les Doors, même
si le groupe est quasiment mort en
1971, lorsque Jim a
passé les portes dans le sens inverse. Bien qu'il ait toujours su
rester actif en enregistrant des
albums à dominance
instrumentale et en tournant à travers le monde, Krieger est forcé
de constater : " J'ai très vite
réalisé
que je n'aurais jamais plus l'occasion de jouer avec un groupe comme les
Doors. La musique est devenue
pour moi une sorte de
passe-temps, comme ont peint pour se détendre, par plaisir. C'est
ce que je fait actuellement
et cela m'identifie,
je suis : Robby Krieger, guitariste. " Beaucoup de gens ajouteraient "
des Doors ". L'interview qui
suit retrace, album
par album - de " The Doors " en 1967 à " L.A. Woman " en 1971-,
la fantastique saga d'un
groupe aussi éphémère
qu'essentiel, vue de l'intérieur par celui qui, sur six cordes,
a harmonisé la substantifique
moelle crachée
par l'âme dérangée d'un étoile filante et protéiforme,
Morrison actuel.
" The Doors " paru en
janvier 67 Quelle impression Jim Morrison vous a-t-il faite lors de votre
première
rencontre ?
J'ai fait sa connaissance
lorsqu'il est venu chez moi en compagnie de John Densmore, il avait l'air
tout à fait normal.
Je n'ai rien décelé
de particulier chez lui, jusqu'au moment où nous avons terminé
notre première répétition. Tout
s'était très
bien passé, et voilà qu'un type se pointe et demande à
voir Jim Morrison. Il y avait eu une embrouille sur
un plan de dope et Jim
s'est mis à péter les plombs d'un seul coup. Il était
hors de lui, fou furieux. Je me suis dit : "
Mon Dieu, ce gars-là
est complètement givré. "
Et Ray Manzarek ?
La première fois
que je l'ai vu, il régnait en maître sur le campus de l'UCLA,
université qui nous préparait aux
métiers du cinéma.
En fait, nous avons donné notre premier concert dans le but de fournir
un support musical pour le
film d'un des étudiants
de Ray. Ensuite, Ray est monté à la tribune d'un auditorium
plein à craquer et a fait un long
discours. Je m'en souvient
parfaitement, parce qu'il s'est mis l'auditorium dans la poche avec une
facilité
déconcertante.
Il envoûtait littéralement le public. C'était une très
forte personnalité, mais Jim le tenait à distance et
savait le remettre à
sa place. Jim était tellement barré dans son genre qu'il
écrasait la personnalité de Ray, ce qui,
bizarrement, créait
un bon contrepoids.
De votre côté, étiez-vous déjà le gars paisible s'intercalant entre deux forces de la nature ?
Well… avoir affaire à
Jim m'a changé, dans la mesure où, moi aussi, j'étais
assez cinglé. Je fus le premier de ma
classe à prendre
de l'acide et je n'avais pas mon pareil pour entraîner les autres.
Puis j'ai fait partie des Doors, je ne
pouvais pas tenir la
chandelle à Jim et à Ray…(Rires.) J'avais déjà
expérimenté l'acide et je méditais beaucoup à
l'époque de la
formation des Doors. D'ailleurs, j'ai rencontré John Densmore lors
d'une séance de méditation. Je
m'étais adouci,
c'est certain.
Ce qui n'a pas empêché les Doors de se faire virer du Whiskey A Go-Go à cause de The End.
On a tendence à
exagérer un peu cette histoire. L'incident a pris des proportions
démesurées. Il y a eu effectivement
bagarre avec le taulier
qui nous a mis dehors, mais sa décision n'était pas irrévocable,
puisque nous avons rejoué
dans le club après
ce différend.
Aujourd'hui, les " bouffonneries
" de Jim ont rang de mythe. Étaient-elles prises pour de la déconnade
à
l'époque ?
Tu parles d'une déconnade!
Nous avions ce groupe dont nous savions qu'il possédait le potentiel
adéquat pour
devenir quelque chose
d'énorme, et Jim passait son temps à tout saboter, ne ratant
jamais une occasion de foutre le
bordel. On décidait
de tous se réunir pour répéter et Jim ne venait pas.
Un coup de téléphone de Blythe, Arizona,
nous prévenait
qu'il était en taule.
Pourtant, vous étiez
étonnamment productifs. Vous avez publié six albums studio
entre 67 et 71. Les
méthodes de travail
de Jim étaient-elle si mauvaise que ça ?
Non, la musique était
sa seule raison de vivre. Il était très souvent au bureau
qui nous servait de Q.G (quartier
général)
alors que nous n'y étions pas. Il y vivait même parfois. Nous
avions tous une vie privée en dehors des
Doors, pas lui. Il nous
en voulait un peu, il vivait les Doors vingt-quatre heures sur vingt-quatre
et nous refusions de
nous immerger à
ce point. Mais c'est lui qui avait raison. Cela dit, les sessions d'enregistrement
le faisait royalement
chier. Nous passions
des heures interminable à glander en attendant que l'ingénieur
trouve un bon son de batterie ou
règle tel ou
tel instrument, je ne pouvais pas reprocher à Jim de devenir complètement
dingue en studio. De plus,
notre producteur, Paul
Rothchild (décédé juste avant l'été
NDR), était du genre perfectionniste.
A propos, quelle était l'importance de son rôle ?
Ça dépendait
des albums que nous enregistrions. Pour le premier, Paul a juste branché
un micro avant de
disparaître. Par
contre, nous avions enfin obtenu un budget décent pour " Strange
Days " et Paul s'est complètement
investi dans le son.
Les séances du premier album furent vraiment chaotique, car nous
ignorions totalement à quoi ça
allait ressembler. Par
exemple, nous étions étions dégoûtés
de ne pouvoir jouer aussi fort que nous le souhaitions.
D'où cette impression d'abandon total dans la façon dont vous jouez ?
C'est également
dû au fait que nous jouions ces chansons depuis si longtemps qu'elles
avaient eu le temps de
refroidir. Tout le premier
album fut mis en boîte en une prise, deux prises maximum.
Votre version de Back
Door Man est vraiment très efficace. Vous êtes-vous posé
la question de savoir
jusqu'où vous
pouviez être fidèles à l'originale avant de l'enregistrer
? Non, pour la simple raison que nous
n'étions pas
suffisamment bons musiciens pour reproduire l'originale fidèlement.
De plus, nous savions que Jim ne
l'aurait jamais chanté
dans l'esprit de l'original, nous avons donc préféré
l'adapter à notre sauce.
Pendant des années,
peu de gens ont su que c'était vous qui avait écrit et composé
Light My Fire. Tout a
changé quand,
dans le film The Doors, Oliver Stone a mis un point d'honneur à
expliquer l'évolution de
cette chanson. Les choses
se sont-elles passés aussi simplement que dans le film, à
savoir que vous avez
sorti un bout de papier
froissé de votre poche pour l'offrir aux trois autres Doors ?
(Rires) C'est à
peu près ça. Jim avait écrit la totalité des
chansons du premier album et, un jour, nous avons réalisé
qu'il nous manquait
un titre. Il nous a dit : " Hey les gars! Pourquoi ne pas essayer de vous
y mettre ? " J'ai écrit Light
My Fire dans la nuit
et je l'ai apportée à la séance de travail du lendemain.
Le fait que cette scène apparaisse dans le
film d'Oliver Stone
est mon idée. J'y tenais absolument car ça m'a toujours foutu
les boules de ne pas être reconnu
en tant qu'auteur-compositeur
de Light My Fire.
Le solo de Light My Fire
est l'une de vos prestations guitaristiques les plus lumineuses. N'était-ce
pas
frustrant qu'il soit
amputé dans la version parue en 45T ?
Un peu… Nous ne voulions
pas qu'il soit amputé, mais notre premier single, Break On Through,
fit un flop total et
les stations de radio
étaient unanimes pour nous dire que Light My Fire ferait un carton
si nous le sortions en 45T.
Nous n'avions pas le
choix, les FM avaient très peu d'impact à l'époque,
et pour passer sur les ondes AM il fallait
que les chansons soient
de courte durée.
Le solo de Light My Fire fut-il improvisé en studio ?
C'était le genre
de solo que j'avais l'habitude de faire, mais chaque soir de façon
différente. Pour être franc, celui qui
figure sur l'album n'est
pas ce que j'ai fait de mieux. Je n'ai eu droit qu'à deux essais.
Mais il n'est pas si mal que ça,
je m'en suis plutôt
bien tiré.
Quels souvenirs gardez-vous des sessions du premier album ?
Oh, il y a la fameuse
anecdote au sujet de l'enregistrement de The End. Notre ingénieur
du son, Bruce Botnick, avait
apporté un téléviseur
en studio, afin de pouvoir regarder " World Series ". Jim, qui avait ingurgité
énormément
d'acide, a jugé
qu'un programme de baseball ne convenait pas particulièrement à
l'ambiance qu'il essayait de créer
sur The End. Ça
lui a très vite pris à la tête et il a balancé
le foutu téléviseur à travers la vitre de la salle
de contrôle,
ce qui n'a échappé
à personne…(Rires.) Je me souviens également de Jim, attablé
au snack-bar du studio et
déclamant en
boucle " Fuck your mother, kill your father! C'est ce qu'il faut faire.
Baise ta mère, tue ton père! " Et
nous : " Ouais, Jim,
t'as raison, mais il faut l'enregistrer, si tu allais le chanter… " On
a fini par le ramener en cabine
pour deux prises et
on a gravé l'affaire. On a remercié le Seigneur, parce que
nous savions que, vu l'état de Jim, il
n'y aurait pas eu beaucoup
de prises…
Le premier album fut-il intégralement enregistré live ?
Non. Jim nous accompagnait
toujours au chant, mais on ne gardait jamais la voix guide. The End fut
l'exception qui
confirme la règle.
Je pense que la version studio de The End n'arrive pas à la cheville
de toutes celles que nous
avons pu jouer sur scène.
Toutes les chansons du premier album ne sont que le squellette de ce que
nous pouvions
en faire face au public.
Cela résulte de l'inexpérience de studio que nous avions
à l'époque et de l'extrême rapidité
avec laquelle il fallait
enregistrer ce disque. Je crois aussi que les studios sont de nature à
limiter le travail des
musiciens. On ne peut
pas reproduire le son de cing gros amplis sur un petit bout de bande.
N'avez-vous jamais songé
à quel point le fait de ne pas avoir de bassiste au sein des Doors
pouvait
paraître bizarre
?
Constamment. Ça
n'a cessé de nous turlupiner. On voulait engager un bassiste, on
en a auditionné quelques-uns,
mais on n'a jamais trouvé
quelqu'un qui fasse l'affaire. Aujourd'hui, j'en suis plutôt content,
parce que le son des
Doors résultait
largement du fait que Ray était obligé de jouer des lignes
de basse simplifiées sur les graves de son
clavier, ce qui donnait
cette vibration hypnotique à notre musique. D'autre part, cette
absence de bassiste influait
considérablement
sur mon jeu de guitare, dans la mesure ou j'était obligé
de beaucoup jouer dans les graves pour
combler le vide. Le
fait qu'il n'y avait pas de guitariste rythmique a également modifié
mon jeu et mon son. Et,
naturellement, je prenais
tous les solos. Si bien que j'ai toujours eu l'impression d'effectuer le
travail de trois
musiciens en même
temps.
Votre toute première
composition, Light My Fire , a directement été numéro
un. Ce succès si soudain ne
vous est-il pas monté
à la tête ?
Ce ne fut pas si soudain
que ça. Pour nous, ce fut même une éternité.
Nous avons fondé le groupe en 1965 et il ne
s'est rien passé
pendant deux ans. On devenait dingos. Finalement, après s'être
fait jeter par tout le monde, Elektra
nous a signés.
Notre premier single s'est vautré en beauté et il a fallu
attendre encore six mois supplémentaires avant
que Light My Fire ne
décroche la timbale. Tout ça nous a paru très long
et nous avions l'impression d'être des
vétérans.
Utilisiez-vous déjà votre matériel habituel, notamment votre célèbre SG ?
Oui, bien que la première
guitare rouge sur laquelle j'ai joué était une Melody Maker.
Je possédais plusieurs SG
rouges au début
des Doors, toutes ces guitares furent volées ou perdues au fil des
années. Quant aux amplis,
j'utilisais essentiellement
un Twin Reverb, surtout en studio.
Vous étiez sur
le point de donner votre accord pour que Light My Fire soit utilisée
pour une pub de
voiture, jusqu'à
ce que Jim fasse capoter le projet en mettant son veto. Pensez-vous qu'il
ait pris la bonne
décision ?
Oh oui, absolument. En
fait, notre politique consistait à refuser systématiquement
toute offre substantielle du genre,
et elles n'ont pas manqué.
Je suis le premier à détester ces groupes qui vendent leurs
chansons aux publicitaires, et
quand une grande marque
s'intéresse à votre musique, c'est que vous êtes devenus
célèbres et que vous n'avez pas
réellement besoin
d'argent qu'on vous propose. Il n'y a donc aucune excuse.
" STRANGE DAYS " novembre 1967
Lors de sa sortie, votre
second album fut vivement attaqué par la critique qui cria à
la redite du premier
album. Pensez-vous que
ces accusations étaient fondées ?
Seulement sur un point.
Je reconnais qu'il y a une similitude entre When The Music's Over et The
End en termes de
durée et de structure.
Mais bon, et alors ? Quand un truc fonctionne, il me semble normal de le
refaire. De plus,
When The Music's Over
est un de mes morceaux préférés.
Pourtant, le récit
poétique de Jim sur When The Music's Over n'est pas aussi intéressant
que celui de
The End.
C'est juste. Mais comment
surpasser un morceau comme The End ? Qu'est-ce qui reste une fois qu'on
a baisé sa
mère et tué
son père ? (Rires.) La raison pour laquelle When The Music's Over
est ma chanson fétiche tient à mon
solo. Je pense que c'est
le meilleur solo que j'aie pu enregistrer.
Ce solo est constitué
de deux solos joués simultanément, les avez-vous tous les
deux improvisés
sur-le-champ ?
Pratiquement. En fait,
je n'ai jamais été capable de les refaire. Ce solo était
un véritable défi parce que l'harmonie est
statique. Il fallait
que je tienne le même riff sur cinquante-six bars, ce qui n'était
pas évident. Il est beaucoup plus
facile de jouer un thème
sur une progression d'accords intéressante. Nous avons agi de la
sorte car nous étions
complètement
imprégnés de ce pionnier du jazz modal qu'était John
Coltrane et qui effectuait de brillants solos sur
des harmonies statiques
et des progressions d'accords minimales. J'ai toujours essayé de
jouer et de sonner comme
lui, c'est-à-dire
complètement à côté au niveau des tonalités.
Je considère When The Music's Over comme ma
tentative la plus aboutie
et la plus proche dans ce domaine.
Vous avez enregistré
"Strange Days" moins d'un ans après "The Doors", Elektra vous a
mis la pression
maximale ?
Pas du tout, nous étions
fin près. Nous avions des tonnes de chansons en réserve pour
les deux premiers albums. La
pression n'est venue
qu'à partir du troisième album. Nous nous sommes retrouvés
à court de chanson et Jim était
complètement
détruit par l'alcool. Il devenait très difficile d'écrire
avec lui, ce qui explique que je me sois mis à écrire
beaucoup de morceaux
pour le groupe. Nous éprouvions également beaucoup de difficultés
à écrire en tournée, ce
qui fait qu'on s'est
mis à composer de plus en plus en studio.
People Are Strange contient une superbe progression d'accords, c'est vous qui l'avez composée ?
Oui. Jim est venu chez
moi un soir, à Laurel Canyon, et il était dans une de ses
grandes humeurs suicidaires et
médicamenteuses.
Pour l'apaiser, John lui a dit : " Allez Jim viens! Allons regarder le
coucher de soleil, ça t'enlèvera
tes idées noires.
" Nous avons grimpé jusqu'au sommet de Laurel Canyon et la vue était
incroyablement belle. Nous
étions en train
de regarder le soleil descendre, illuminant la crête des nuages de
tout son éclat et Jim a complètement
changé d'humeur.
Il s'est écrié " Wow! Maintenant je sais pourquoi je me sentais
si mal. C'est parce que si vous êtes
étrange, les
gens sont étranges. " Et il s'est mis à écrire les
paroles de la chanson sur place. J'ai trouvé la musique et
nous sommes redescendus
de la colline.
Comment se fait-il que
Moonlight Drive ne soit pas la première chanson dont vous ayez écrit
la musique
et la première
chanson que vous ayez enregistrée pour " The Doors " ? (bien qu'elle
ait scellé la
rencontre sur la plage
de Venice entre Morrison et Manzarek, Moonlight Drive n'est parue que sur
"
Strange Days ", NDR).
Ce n'était pas
exactement la première chanson des Doors, mais la seconde. La première
était Indian Summer. En ce
qui concerne Moonlight
Drive, nous avons jugé que la version enregistrée lors des
sessions du premier album n'était
pas assez bonne, nous
avons donc décidé de l'évincer de " The Doors " et
de la retravailler plus tard. Nous n'avons
jamais réussi
à remettre la main sur la bande master, et nous avons dû réenregistrer
le morceau intégralement. Il
paraît qu'on aurait
retrouvé la trace de cette master, je souhaite qu'il en soi ainsi,
parce que j'ai toujours trouvé cette
première version
excellente. Elle était très différente de celle parue
sur " Strange Days ", beaucoup plus sombre et
laid-back, complètement
hantée.
Avez-vous d'étrange souvenirs des sessions de " Strange Days " ?
Une fois, nous nous apprêtions
à quitter le studio pour la nuit et Jim a refusé de partir
sous prétexte qu'il se sentait en
grande forme. Il nous
a dit vouloir faire de la musique toute la nuit, mais nous étions
tous crevés et nous n'avions
qu'une envie, rentrer
chez nous. Jim est finalement sorti avec nous, mais une demi-heure plus
tard, il est revenu sur
ses pas, a escaladé
la grille, pénétré dans le studio par effraction et
s'est mis à asperger le piano avec la mousse de
l'extincteur d'incendie.
Une surprise nous attendait le lendemain matin…(Rires.)
Étiez-vous là quand il a enregistré Horse Latitudes ?
Tout à fait, il
nous a dit qu'il avait envie de lire un poème et qu'il voulait un
accompagnement sonore très étrange. Il y
avait tous ces instruments
qui jonchaient le studio et provenaient d'une session d'orchestre, clavecins,
pianos,
timpanis, etc. On s'est
mis à taper dessus, certains tapotaient à l'intérieur
des pianos et une douzaine de personnes
hurlaient à pleins
poumons. Une fois ce vacarme organisé enregistré, Jim a lu
son poème. Le truc le plus drôle, c'est
que nous étions
en train d'écouter les bandes à fond pendant que Jim balançait
son texte, et qui se pointe ?
Les mecs du Jefferson
Airplane! Défoncés au plus haut point, cela va sans dire,
et les voilà qui nous regardent
ébahis, les yeux
exorbités, pensant qu'on était devenus complètement
dingues. Nous sommes restés imperturbables
et nous leur avons dit
le plus naturellement du monde " Oh, vous savez, c'est une de nos nouvelles
chansons. "
(Rires.)
Vous étiez potes avec l'Airplane ?
D'une certaine façon.
Nous avons souvent partagé les même affiches, mais nous traînions
rarement ensemble. Il y a
toujours eu une sorte
de compétition entre nous pour savoir lequel des deux groupes allait
casser la baraque sur
scène. D'ailleurs,
sortir avec d'autres musiciens n'était pas vraiment dans nos habitudes.
Seul Van Morrison était de
nos virées quand
il venait en ville et, occasionnellement, on voyait les Buffalo Springfield.
Nous n'étions pas très
proches des groupes
de Frisco en général et du Grateful Dead en particulier,
car ils avaient refusé de nous prêter
leurs amplis un soir.
Nous avions donné un concert à la High School de Beverly
Hills une après-midi avec le Dead
au même programme.
Nous avions décidé de laisser notre matos à Beverly
Hills, pensant que les membres du
Dead, chose courante
entre les groupes à l'époque, nous prêteraient leurs
amplis. Manque de bol, ils n'ont jamais
voulu et j'ai fini par
me brancher sur un Pignose ou un truc ridicule du genre. Ray était
sidéré que Pigpen (clavériste
du Dead, NDR) refuse
de le laisser utiliser son orgue. Il n'arrêtait pas de fulminer "
Pigpen ? Un mec qui s'appelle
Pigpen ne veut pas que
je joue sur son instrument ? " Il croyait rêver.
" Waiting For The Sun " août 1968
Il semble que les Doors
aient traversé un passage à vide au niveau de la création
du troisième album et
que vous ayez subi énormément
de pression. Ça ne vous ennuie pas de voir quelqu'un s'identifier
à une
personne dont vous avez
vécu l'autodestruction ?
Complètement.
Je dis toujours aux gens : " Ne plongez pas dans l'alcool sous prétexte
que Jim buvait comme un
dingue, c'était
une erreur. C'est même ce qui l'a foutu en l'air. " S'il n'avait
pas bu autant, il serait en train d'écrire une
chanson en ce moment.
Sa propension à
consommer de l'alcool s'était-elle considérablement aggravée
au moment où vous avez
enregistré "
Waiting For The Sun " ?
Définitivement,
c'est d'ailleurs à cette période qu'il est devenu alcoolique.
Avant, il prenait des trucs plus ou moins
biens. Le LSD ne posait
pas de problème, parce que ça favorisait la création
(ce n'est pas non plus la peine d'en
prendre au petit déjeuner
de Syd Barrett à Eric Burdon en passant par David Crosby, Peter
Green ou Vince Taylor,
combien sont restés
irrémédiablement bloqués ? NDR.) Il n'y a rien de
bon dans l'alcool, ça te flingue le mental,
point final. Certes,
au début ça détend, ce qui est probablement ce dont
on a besoin après avoir fait huit zillions de
voyages sous acide.
(Rires.)
Hello I Love You fut
numéro 1 et " Waiting For The Sun " a caracolé en tête
des charts, ce succès vous
a-t-il aidé à
surmonter votre passage à vide ?
Ce fut même une
aide précieuse. Nous étions sur le point de partir en tournée
quand Hello I Love You a atteint la
première place
des hit parades et ce fut notre bouée de sauvetage. La plupart des
gens croient que nous avons
pompé le thème
de Hello I Love You sur All Day Of The Night des Kinks (sans blague? NDR),
mais nous étions à
mille lieues de penser
à eux. La seule chose " empruntée " fut le beat de batterie.
J'ai demandé à John de jouer un
plan similaire à
celui de Sunshine Of Your Love, nous avons pillé Cream, pas les
Kinks.
Quel genre de souvenirs vous inspirent les session de " Waiting… " ?
D'horribles souvenirs.
A l'époque, Jim s'était fait mettre le grappin dessus par
toute une bande de branleurs
pochetronés du
matin au soir. Il les amenait en studio, ce qui rendait Paul Rothchild
fou furieux. Tous ces trous du
cul, bourrés
comme des ânes, traînaient dans tous les coins, déconnaient
avec les chambres d'écho et pissaient
n'importe où,
dans les placards de préférence, c'était un vrai bordel.
Jim buvait avec n'importe qui parce que qu'on
refusait de boire avec
lui. Il zonait avec ces merdeux qui l'utilisait - " Hey, on est potes avec
Jimbo! " -, mais qui ne
prenait aucun soin de
lui, qui ne réalisait pas à quel point il se foutait en l'air
et qui n'hésitaient pas à l'abandonner ivre
mort sur un quelconque
palier, baignant dans sa propre gerbe.
" The Soft Parade " janvier 1969
" The Soft Parade " comporte
plusieurs chansons dont les orchestrations et les arrangements sont très
complexes. Vous sentiez-vous
obligés d'aller dans cette direction à cause des Beatles
?
Oui, totalement. À
cette époque, nous avions tous intérêt à faire
avec les Beatles! Mais pour être franc, je détestais
orchestrer nos chansons
de cette façon. Ce n'était absolument pas mon idée,
mais celle de Paul Rothchild. Je
n'aurais jamais fait
ça. Les Doors étaient complètement paumés,
ce disque est celui de Jim avec un orchestre.
Pour la première
fois, les compos ne sont pas signées The Doors, chaque musicien
est crédité
individuellement.
Exact. Au départ,
Jim tenait absolument a ce que tous nos morceaux soient signés The
Doors afin de laisser planer
un mystère. Mais
ça ne trompait personne et tout le monde croyait que c'était
Jim qui composait tout, ce qui n'était
pas juste. Je pense
qu'il a pris conscience de cette injustice et qu'il a souhaité que
chacun soit crédité pour son
travail.
A-t-il vraiment composé la musique des chansons signées Jim Morrison ?
Non. Il entendait une
mélodie dans sa tête, mais il ne jouait d'aucun instrument.
Par conséquent, il nous chantait sa
mélodie de voix
et nous devions trouver un arrangement pour nos instruments. La plupart
du temps, il n'avait qu'un
poème écrit
sur un bout de papier et, de mon côté, j'apportais une suite
d'accords ou une mélodie sur laquelle il
adaptait son texte.
Que vous inspirent les session de " The Soft Parade " ?
Les interminables séance
de mixage. Ce fut un album à rallonge. " The Soft Parade " fut le
projet le plus onéreux que
nous ayons réalisé.
Et nous passions notre temps à courir après Jim, les séances
de mixage l'emmerdaient
profondément.
Cela dit, je crois qu'il avait moins de problème avec l'alcool qu'à
l'époque de " Waiting For The Sun
", dans la mesure où
il s'était investi dans la réalisation d'un film, ce qui
l'occupait davantage. Je me souviens qu'un
jour, un type barjo
a débarqué, persuadé que Jim avait écrit The
Celebration Of The Lizard (titre figurant sur "
Waiting For The Sun
", NDR.) pour lui. Il s'est mis à hurlé comme dément
" Comment pouvais-tu savoir que je suis
le Roi Lézard,
putain de merde! Tu m'as écrit une chanson! " Et le voilà
qui se jette sur Ray et l'embrasse sur les
yeux, croyant que Ray
était Jim…Ce con a réussi à péter les lunettes
de Ray!
" Morrison Hotel " mars 1970
Roadhouse Blues, ainsi
que d'autre titres de " Morrison Hotel " annoncent le changement qui va
se
produire avec " L.A.
Woman ", à savoir une orientation plus blues, plus basique.
Je crois que c'était
en réaction à la production surchargée de " The Soft
Parade ". Nous voulions retourner aux
sources, Roadhouse Blues
est l'un de mes morceaux préférés. J'ai toujours été
fier de cette chanson car, malgré son
aspect basique, ce n'est
pas " juste un autre blues ". Ce petit riff tout simple, en fait une grande
chanson, très
représentative
du génie des Doors. Voilà l'exemple parfait de ce qui a fait
des Doors un grand groupe. De plus,
l'enregistrement de
cette chanson fut un véritable plaisir et constitue mon meilleur
souvenir avec les Doors. Nous
avons enregistré
Roadhouse Blues live, avec John Sebastien (ex-Lovin' Spoonful, NDR) à
l'harmonica et Lonnie
Mack à la basse.
C'est lui qui a amené cette superbe ligne de basse.
Vous avez cosigné Peace frog avec Jim…
Oui, j'avais écrit
la musique, nous répétions le morceau et ça fonctionnait
du feu de Dieu. Malheureusement, nous
n'avions pas de texte
et Jim n'était pas là. Nous nous sommes dit " Fuck après
tout! On l'enregistre, Jim trouvera
bien quelque chose à
chanter dessus ". Et c'est ce qui c'est passé. Il a sorti un des
poèmes de son recueil et ça
collait. Mais pour tout
vous dire, j'ai toujours eu le sentiment de m'être fait forcer la
main.
La légende veut
que Jim et Ray fussent très liés, mais c'est vous qui avez
composé le plus de titres avec
Jim.
Au tout début,
Jim et Ray étaient effectivement très proches. Jim habitait
chez Ray et son épouse, c'était un peu leur
fils adoptif et tout
se passait pour le mieux. Jim ne buvait pas, ne carburait pas à
n'importe quoi, tout baignait. Les
problèmes ont
commencé quand Ray est devenu une sorte de père spirituel.
Jim s'est rebellé. Il a ruiné leur maison,
tout saccagé
à maintes reprises et abusé de la situation. Puis, je suis
entré dans le groupe et j'ai resserré les boulons
autour de Jim, en le
prenant sous mon aile. Ray avait travaillé toutes les premières
chansons en étroite collaboration
avec Jim, l'intégralité
du premier album en fait. Puis j'ai pris la relève, avant d'écrire
mes propres chansons, et toutes
ces compositions avec
Jim figurent sur " Strange Days " et " Waiting For The Sun ".
" L.A. Woman " juin 1971
On dit que cet album fut intégralement enregistré live.
Non, pas entièrement.
Mais, la plupart des chansons le furent, notamment L.A. Woman. Cette chanson
symbolise la
quintessence des Doors
et son histoire est fascinante. On a commencé à joué
et tout le morceau nous est apparu
comme par magie. Jim
a joué un rôle primordial dans l'élaboration et la
construction musicale, ce qui est surprenant,
dans la mesure où
c'est l'un de ses textes les plus poétiques. Je me souviens de Jim
enregistrant ses parties vocales
dans la salle de bain
pendant qu'on s'éclatait derrière.
Pour la première fois, vous engagez un guitariste rythmique : Marc Benno.
Cela faisait partie de
notre idée de tout enregistrer live. Cet apport m'a complètement
libéré. Nous avons également
pensé que ça
donnerait une autre couleur à notre musique. Ce fut une expérience
très positive et, pour une fois, je
n'ai pas eu à
me coltiner d'everdubs.
Vous en avez quand même
fait, on a l'impression qu'il y a au moins quatre pistes de guitare sur
Been
Down So Long.
C'est probable, Ray a
fait une guitare, Marc Benno aussi et j'ai dû en overdubbé
une autre en plus des deux ou trois
parties de slide que
j'ai effectuées.
Ce solo à la slide est l'un des trucs les plus fou que vous ayez faits.
Oui j'essayais de capter une ambiance sans me soucier de la technique.
La beauté de votre
jeu de slide, et de vos plans blues en général, repose sur
le fait qu'à aucun moment,
vous ne tentez d'imiter
les pionniers. De plus, vous laissez toujours un peu de saleté dans
vos parties de
guitares, quand tant
de guitariste blanc, ont une approche très anale.
(Rires.) C'est vrai,
et c'est ce que j'aime pas chez un guitariste comme Mike Bloomfield, trop
parfait. J'ai toujours
voulu faire mon propre
truc. Je pourrais jouer des parties de slide tout à fait traditionnelles
mais, ce que les gens
aiment dans mon jeu,
c'est justement le côté débridé et non conforme.
D'ailleurs, c'est pour cette raison que je fus
engagé dans le
groupe. Jim a toujours adoré mes parties de slide, il voulait même
que je ne fasse que ça.
Jim a-t-il critiqué votre jeu de guitare à un moment ou à un autre ?
Il m'a toujours dit que
j'était le guitariste le plus sous-estimé du monde. Le plus
marrant c'est qu'aucun de nous
quatre n'ait jamais
critiqué le jeu des trois autres ou voulu le modifier. Nous jouions
si bien ensemble que nous
avions à peine
besoin de nous parler. Chacun faisait la bonne partie, au bon moment, au
bon endroit.
Cars Hiss By My Window est un blues à part.
C'est notre morceau à
la Jimmy Reed. Jim était vraiment plongé dans le blues à
ce moment-là et il adorait que je
joue du blues brut de
coffrage. Il s'asseyait et faisait des chansons sur le pouce et voulait
que ça dure des nuits
entières. Ce
qui est dommage, c'est que je suis sûr que si nous avions pu enregistrer
un album après " L.A. Woman
", nous aurions fait
un album de blues brut, ce que j'ai toujours aimé.
Et l'élaboration de Riders On The Storm ?
Nous déconnions
sur Ghost Riders In The Sky et, un beau jour, c'est devenu Riders On The
Storm. C'est venu
comme ça, Ray
jouait sur un Fender Rhodes à la place de son orgue habituel.
Autre changement caractéristique
de " L.A. Woman ", l'absence de reverb sur la voix de Jim, noyée
d'écho sur les
premiers albums.
Il faut dire que les
studios Sunset Sound où nous avons enregistré les deux premiers
albums possédaient une des
meilleurs chambres d'écho
au monde. Le son était tellement génial qu'on l'utilisait
plus que de raison en faisant passer
tout les instruments
à travers. Pour " L.A. Woman ", nous avons enregistré sur
un huit-pistes, dans notre local de
répétition
et Paul Rothchild n'était plus avec nous, ce qui changeait toutes
les données. C'est pour ça qu'on s'est
amusés, le geôlier
était parti.
Ça implique que les Doors étaient bel et bien un navire en perdition ?
C'est indéniable.
Nous ne pouvions plus joué nulle part, nous étions grillé
depuis l'incident de Miami et " Morrison
Hotel " n'avait pas
bien marché. Jim avait une sale mine et s'était mis à
grossir de façon inquiétante. Quand on prend
tous ces éléments
en considération, c'est un miracle que " L.A. Woman " ait obtenu
tant de succès. Je pense qu'on a
fait un album très
débridé parce que nous avions évacué la pression.
On pensait s'être fait baiser d'un bout à l'autre,
alors on a décidé
de s'amuser à nouveau. On s'est barrés si loin que c'était
comme si on enregistrait notre premier
album.
Quelques semaines après
que l'album fut entré dans le Top Ten, Jim est mort. Comment avez-vous
appris la nouvelles
?
On m'a téléphoné
et je n'y ai pas cru, parce qu'on avait l'habitude d'entendre ce genre
de connerie du style " Allo,
Jim s'est jeté
du haut d'une falaise! " etc. Nous avons donc décidé de dépêcher
notre manager à Paris et il nous a
confirmé la triste
nouvelle par téléphone.
Les gens évoquent souvent le fait qu'il était inévitable qu'il meure jeune, vous partagez cet avis ?
Non! Je pensais qu'il
ne mourrait jamais. J'étais persuadé qu'il nous enterrerait
tous, comme ses pochetrons irlandais
qui s'envoient leur
litron de whisky tous les jours et qui vivent jusqu'à quatre-vingts
ans. Il semblait vulnérable. Mais
la mort l'obsédait.
Il m'en parlait sans arrêt.