Cette interview est la
première accordée par Morrison après le concert de
Miami. Elle a été réalisée dans un studio
de télévision
à New York par Richard Goldstein, un journaliste du Village Voice
qui avait déjà interviewé Jim en
1968 pour le magazine
New York. L'interview fut brève. Elle comprenait une prestation
"live" des Doors.
O.K., parlons des Doors.
Tout a commencé à l'UCLA où Morrison et Manzarek préparaient
une maîtrise
de cinéma. Ils
partageaient une maison à Venice, Californie, près de la
plage. Ray fit connaître à ses
amis Krieger et Densmore
la poésie de Jim. Et ils ont commencé à se produire
tous les quatres dans
plusieurs clubs du Sunset
Strip, et même dans leurs premières bandes, il y a quelque
chose de très
distinctement blues,
qui se perd quelquefois dans le texte poétique, mais qui transparaît
généralement
dans le rythme, où
il tient une grande place. Quoi qu'il en soit, une importante maison de
disques leur
signa un contrat, qu'elle
annula ensuite, avant que quelqu'un d'autre ne leur mette le grappin dessus.
Cette fois, ils enregistrèrent.
Leurs premier album s'est mieux vendu que le Reader's Digest. Ils sont
devenus des superstars,
capables de faire réagier des milliers de fans d'un claquement de
doigts et de
remplir les plus grandes
salles du monde occidental. Ils s'attirent plus de publicité encore
par leur
présence que
par leur musique. Si les autorités font grise mine, les gosses se
réjouissent. C'est comme a
dit un jour Jim Morrison
: " Quand vous faites la paix avec l'autorité, vous vous mettez
à en faire partie.
" J'ai interviewé
les Doors quand ils étaient en ville il y a quelques semaines, et
j'aimerais vous passer
maintenant quelques
extraits de cet enregistrement.
Jim Morrison : D'une certaine façon,
je crois que les concerts de rock ont toujours servi une fonction. Ils
représentent
une chance pour un grand nombre de gens, de même condition dans la
vie, de se rassembler, de
s'assembler aussi d'une
certaine manière, et simplement de se sentir exister en tant que
masse, en tant que nombres...
C'est effectivement quelque chose qui existe.
Ray Manzarek : Et puis, prenez dix milles
personnes rassemblées, et vous avez un sens de la communion qui
se
développe, quelque
chose que tout ces gens ont en commun. Nous sommes là tous ensemble
et il y n'y a aucune
raison. Un concert canalise
une certaine énergie, et rien dans le monde extérieur ne
permet ce genre de chose, et,
dans l'idéal,
c'est ça qu'un concert, un bon concert réussis à faire.
Les gens sont réunis dans une salle immense, et
ensuite ils regagnent
leur voiture sur le parking et reprennent la route, rentrent chez eux.
J'espère qu'ils ont
consicence encore qu'ils
sont ensemble, vous voyez, ils étaient ensembles au concert, et
ils sont ensembles chez eux,
ils sont ensemble à
l'école, ils sont ensemble dans la rue. Et si les gens pouvaient
travailler sur cet aspect des choses
et donner un poids réel
à tout ça, travailler là-dessus, encore et encore,
tout irait bien mieux.
Vous aimez ce sentiment communautaire.
[Ouais.]
Un contact privilégié,
d'une certaine façon... J'ai écrit un jour quelque chose
sur vous, un article intitulé
Le Chaman en superstar,
dans lequel j'insistais sur le fait que les musiciens rock, les héros
du rock,
avaient une fonction
religieuse pour les jeunes d'aujourd'hui. Considérez-vous quelquefois
vos concerts
comme des espèces
de rituels ?
Jim Morrison : C'est drôle... J'ai lu
certaines choses sur le chamanisme. Je connais mal personnellement le
phénomène,
à part, vous savez, ce qu'on voit avec la musique et ce genre de
choses, mais, dans, euh, les tribus, le
chaman peut avoir n'importe
quel âge, ce peut être un vieil homme, ou un jeune homme, et
la tribu entière essaie
toujours en quelque
sorte de le pousser plus loin dans son "trip" et l'écoute insouciemment
(sic). C'est juste une
question de tendance
psychologique dans l'individu.
Quel est selon vous le rôle du chaman rock en période de bouleversement social ?
Jim Morrison : Je ne crois pas, pour ce que
j'en sais, que le chaman s'intéresse vraiment à son rôle
dans la société.
Il s'intéresse
davantage à la poursuite des ses propres fantasmes. S'il entre trop
dans un rôle ou une fonction, c'est
son monde intérieur
qui risque d'être bouleversé.
Pensez-vous que c'est
pour cette raison que de nombreuses stars du rock aujourd'hui sont réticentes
à
s'impliquer au niveau
politique, vous savez, faire des déclarations sur la crise de l'enseignement,
ce
genre de choses ?
Jim Morrison : Il y a un tas de tens que la politique n'intéresse tout bonnement pas.
Quand vous voyagez autour
du monde, en Europe, en Amérique, qu'est-ce que les gosses cherchent
à
travers vous ?
John
Densmore : C'est drôle... en Europe,
les gosses sont beaucoup plus concernés par la politique, vous savez.
Il
nous suffit de lancer
la moindre chose qui ait une portée politique, ils se mettent à
protester avec nous. Je veux dire,
ils aiment ça,
surtout quand on critique l'Amérique, vous voyez. Si nous nous contentons
de jouer, ils pigent aussi, ils
peuvent en saisir l'aspect
politique. En Amérique, c'est tout le contraire qui se produit.
La plupart des gens qui
viennent à nos
concerts, ils sont comme... on dirait qu'ils ne sont pas venus pour nous
entendre parler de politique.
Que sont-ils venus entendre
?
John Densmore
: Je crois qu'ils sont venus pour l'expérience religieuse. Comment
est-ce que ça se traduit en
termes de rythme, de
riffs et de choses comme ça ?
Ray Manzarek : C'est impossible, parce que
chaque rythme, chaque riff, chaque parole est une libération, vous
savez, vous vous libérez
vous-même au moment où vous jouez.
Et les paroles des chansons ? Quelle différence faites-vous entre un texte de rock et un poême ?
Ray Manzarek : Eh bien,
il n'y a pas vraiment de différence, vous savez. Les livres de Jim
ressemblent aux textes de
nos chansons. Je peux
lire une page et tout aussi bien l'entendre la chanter. Vous savez, pour
lui, je crois qu'il n'y a
aucune différence
du tout, c'est de la poésie écrite, et ce qu'il fait sur
scène, c'est de la poésie parlée. Sa poésie
parlée va très
loin, quoique certains poêmes se lisent mieux qu'ils ne s'écoutent
sur scène, mais dans l'ensemble, la
poésie parlée
est bien plus efficace.
John Densmore : Ce que nous faisons quelques
fois, c'est que nous jouons une chanson et nous jouons la structure
de la chanson, et puis
on commence à improviser musicalement et lui, il improvise sur le
plan lyrique, et on arrive à
quelque chose de poétique,
c'est de la poésie directe, vous savez, et on revient plus tard
à la forme initiale.
Ca donne naturellement quelque chose de bien plus fluide que ce qu'on a au départ dans le livre.
Jim Morrison : Il a fallu à nos chansons
les plus intéressantes un certains temps pour prendre forme soir
après soir
dans les clubs. On commençait
avec une chanson très dépouillée et, au fur et à
mesure, la musique devenait une
espèce de rivière
sonore hypnotique qui ouvrait la voie, pour moi et les autres, à
toutes les fantaisies possibles.
J'aime les chansons,
mais je préfère de loin en sentir les vibrations, et sentir
les vibrations du public et, à partir de là,
me laisser entraîner
dans l'inconnu.
Quelle est la différence avec le fait d'écrire un poême ?
Jim
Morrison : Les deux choses sont très
similaires. Je crois que la poésie est très proche de la
musique, si ce n'est
que lorsque vous écrivez
un poême, vous êtes seulement... la musique a une qualité
hypnotique qui vous laisse libre,
vous savez, on laisse
le subconscient s'exprimer et nous emmener où il veut. J'admire
vraiment les poètes qui
parviennent, avec ou
sans micro, à faire face à un auditoire et qui commencent
à réciter leurs poêmes. J'ai vraiment
une grande admiration
pour ça. Mais je trouve que la musique me procure un certains sentiment
de sécurité, et il
m'est plus facile avec
elle de m'exprimer moi ou d'exprimer autre chose, c'est vraiment dur de
se mettre à lire
comme ça, à
froid. J'aimerais pouvoir le faire, je devrais travailler d'avantage là-dessus.
Je pense que l'une des
tendances du rock aujourd'hui est à la démystification. On
ne fait plus dans le
mystère, on s'intéresse
de nouveau à une certaine musique "honnête", une musique que
l'on peut faire
chez soi, vous voyez.
Qu'en pensez-vous ?
Jim Morrison : Je parlais justement de ça
ce week-end, j'y ai beaucoup réfléchi. Je crois que les deux
types de
musique originels, indigènes,
de ce pays sont la musique noire, le blues, et une certaine musique "folk"
importée
d'Europe, la musique
country du nord-ouest de la virginie. Voilà les deux principaux
courants dans lesquels
s'enracine toute la
musique américaine, et le rock and roll qui est né il y a
dix ans n'était qu'un mélange de ces deux
formes musicales. Je
crois que ce qui est en train d'arriver aujourd'hui, c'est que le rock
and roll est en train plus ou
moins de mourrir, et
que chacun retourne à ses racines de nouveau. Certains retournent
à la country, d'autres au
blues. J'imagine que
dans quatres ou cinq ans, la musique de la nouvelle génération
sera une synthèse de ces deux
éléments,
avec quelques choses en plus... peut être qu'on s'appuiera d'avantage
sur l'électronique, euh, sur les
bandes... je m'imagine
parfaitement une personne entourée de machines, d'appareils électroniques
de toutes sortes,
chantant et parlant
en utilisant ses appareils.
Je pensais que le rock
progressait, vous savez, qu'il avançait par étapes successives,
d'un point à un
autre. Mais c'est plutôt
comme une vague qu'il faut concevoir les choses, comme un retour...
Jim
Morrison : C'est pourquoi j'aime les musiciens
de blues et de jazz, les musiciens de country, ils continuent
d'explorer leur propre
musique. Quelquefois, ça tombe à point nommé et les
gens retrouvent dans cette musique
quelque chose qui exprime
l'époque, et d'autres fois elle n'a plus la faveur du public, mais
je pense qu'il est bon pour
les musiciens et les
poètes, pour les artistes en général, de continuer
d'explorer leur propre territoire, et si ça mache,
tant mieux, et si les
gens on l'air de bouder la chose, alors tant mieux aussi, ce qui compte,
c'est de poursuivre son
exploration, vous voyez.