On quitte, maintenant, JAZZ JAMAICA pour s'intéresser à un de ses musiciens Mr Rico Rodriguez! Il est toujours dans l'actualité avec deux nouveaux albums. Le premier est une production japonaise, et pour parler franchement ce n'est pas terrible du tout. Le second est un enregistrement live réalisé en Allemagne en Mars 94. Je viens juste de le recevoir et vous trouverez sa chronique après l'interview. Pour vous présenter ce tromboniste, j'utiliserai les mots de Bigga Morisson: In english, they call him a legend! But a legend is a leg that has ended. His leg hasn't ended! He continues! I call him a living hero! (1)
Let's Skank: Je crois que c'est à l'Alpha School que vous avez appris la musique?
Rico: Oui, quand j'étais môme, j'allais à Alpha School. On y enseignait différentes «matières», j'ai eu la chance d'apprendre la musique. Peu d'écoles, en Jamaïque, enseignent la musique, deux ou trois peut-être! Alpha School est l'une des seules.L.S: A quel âge êtes-vous rentré dans cette école?
Rico: J'étais vraiment jeune. Je devais avoir 6 ans.L.S: Alpha School a la réputation d'une école dure, avec des jeunes en difficultés?
Rico: Il y avait tellement de garçons, c'était dur, il fallait se défendre. Ma mère travaillait, alors elle m'amenait à l'école parce qu'elle ne pouvait pas me garder. Ce n'était pas uniquement pour les «mauvais garçons»!L.S: Quel fut le premier groupe avec qui vous avez joué?
Rico: Le premier, c'était l'Alpha Band. Il y avait deux orchestres, Junior et Senior. Je jouais dans le Junior, les plus anciens et les meilleurs musiciens jouaient dans le Senior. Nous jouions avec les même instruments, aussi nous devions attendre qu'ils aient fini pour jouer. Nous n'étions pas vraiment égaux. C'est peut-être ce qui a fait de nous de bons musiciens, parce que ce n'était pas facile.L.S: Beaucoup de musiciens, surtout pour les cuivres, viennent d'Alpha School, comme Don Drummond!
Rico: Oui, Joe Harriot, Sonny Gray qui vivait en France, Johnny Moore,.... Il y en a trop pour tous les mentionner. Certains sont partis pour Nassau, les USA, l'Angleterre. Certains sont restés dans l'ombre, mais la plupart étaient d'excellents musiciens.L.S: Est-ce que vous vous souvenez de l'évolution du R&B au ska?
Rico: On écoutait beaucoup la musique de la Nouvelle-Orléans, de Chicago, R&B. Avant que nous n'enregistrions les premiers morceaux, on avait eu le temps de s'imprégner de cette musique. D'un autre côté, du fait de notre origine, on a ce beat caribéen en nous. Le R&B américain sonne plus jazz, nous avons apporté certains aspects du Mento, les percussions Burrus. Notre musique est plus lascive. Nous avons posé les bases de la musique jamaïcaine.L.S: Il y a beaucoup de versions quant à l'origine du mot ska.
Rico: Dans les années 50, je jouais avec Cluet Johnson & The Blues Blasters. Clue J. avait des expressions comme: Clavoovie! Skavoovie! C'est le premier que j'ai entendu employer le mot ska. Il jouait du jazz, du be-bop, comme Dizzy Guilespie, Miles Davis.L.S: L'évolution vers le reggae?
Rico: Beaucoup de musiciens et moi-même sommes partis de Jamaïque. Alors, les chanteurs comme Bob Marley et d'autres ont pris la suite. Les musiciens avaient acquis beaucoup d'expérience, on pouvait jouer très vite, mais les producteurs ne s'intéressaient qu'aux chanteurs. Le rythme s'est ralenti et s'est rapproché du Mento, ça a donné le reggae.L.S: Avec le reggae et certains artistes, s'est développé un aspect plus social, plus politique dans la musique.
Rico: On ne s'exprimait qu'avec nos instruments, on ne parlait pas. Ils venaient d'une tradition rasta, où l'on chante la souffrance du peuple,... Ces artistes s'exprimaient pour tous les gens qui n'avaient pas la parole. C'était l'époque du Shanty Town. Les chanteurs n'étaient que le reflet de ce qui se passait autour d'eux. Ils ne créaient rien! Desmond Dekker, Owen Gray, Derrick Morgan, Justin Hinds, Toots...L.S: Pourquoi avoir quitté la Jamaïque?
Rico: J'ai quitté la Jamaïque en 61, j'avais 27 ans. Ca faisait longtemps que je vivais là, je pensais qu'il était temps de partir. J'avais le sentiment que rien de bon ne se présentait pour moi en Jamaïque. J'espérais qu'en Angleterre se serait différent. Mais, une fois là-bas, ce n'était pas ce à quoi je m'attendais. Ca m'a pris beaucoup de temps pour être reconnu. Il y avait déjà beaucoup de bons musiciens, ça m'a pris presque 17 ans.L.S: Comment l'expliquez-vous?
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Rico: La plupart des artistes étrangers qui arrivaient en Angleterre, venaient faire des concerts. Moi, je suis arrivé comme immigrant. Je n'ai pas été soutenu comme les autres artistes. C'est probablement la raison, avec le fait que je ne sois pas un chanteur.L.S: Vous avez effectué une tournée en première partie de Bob Marley!?
Rico: Oui, juste après mon album, Man From Wareika. C'est Bob qui m'a contacté. C'était la première fois que je jouais en Europe. Le premier concert a eu lieu en Hollande, puis Berlin, et toute l'Allemagne... C'est la première bonne chose qui me soit arrivé dans la musique. C'est ce qui m'a rendu populaire en Europe. Avant, rien n'allait comme je le souhaitais.L.S: Pourquoi avoir créé votre propre groupe?
Rico: Je voulais exprimer ce que j'avais en moi. Jouer avec d'autres groupes, c'est bien, respect! Mais avec mon groupe, j'offre quelque chose de différent. Il y a une meilleure communication, un véritable échange. C'est ce que j'aime, me fondre avec le public, le faire participer. Si tu écoutes l'album qui va sortir en Allemagne, tu pourra entendre le public dessus.L.S: Vous avez donc toujours votre propre groupe?
Rico: Il y a Julian à la batterie, Kelvin des Cosmic à la basse, Mick à la guitare,... et la même section cuivre (ndr: que JAZZ JAMAICA). On joue plus de reggae, de Mento, de «modern ska» (ndr: va falloir écouter ça!).L.S: Comment vous définiriez-vous?
Rico: J'ai grandi à Kingston, au milieu de plein de mouvements, rasta,... Beaucoup d'artistes viennent de la campagne, moi je viens de la ville! Tout est autour de toi. Je suis un Kingstownian!L.S: Pouvez-vous nous parler de Count Ossie?
Rico: C'est un des artistes avec qui j'ai le plus joué, dans les théatres, les clubs,... Quand j'ai quitté la Jamaïque, il n'était pas content. Nous avions connu tant de choses ensemble. La couleur de ma peau importait peu, j'étais l'un d'entre eux!L.S: Existe-t-il toujours ce type de jam sessions?
Rico: C'était dans un esprit de communauté, les choses ont changé. On jouait tous les jours durant les fities et sixties. Maintenant les gens se rassemblent seulement le dimanche. Les musiciens sont loin. Les SKATALITES vivent aux USA,...L.S: En Europe, vous êtes aussi connu pour votre travail sur la scène ska, depuis les Specials.
Rico: Je travaillais beaucoup en studio, alors on venait me demander d'enregistrer ci ou ça. Souvent, je n'étais pas intéressé., mais parfois tu rencontres des gens que tu respectes. Quand un groupe vient te chercher, tu ne sais pas s'ils te veulent avec toi pour un an, deux ans... Moi, je sais que je veux jouer tant que je le peux. J'ai parfois une appréhension avant de me joindre à un groupe. J'ai joué avec beaucoup de groupes, mais je ne suis pas toujours à 100% dedans! J'ai beaucoup de respect pour tous ces musiciens, mais je ne crois pas toujours leurs arguments. Je suis un homme libre, je ne veux pas me retrouver enfermer dans quoi que ce soit. Tu sais, jouer avec JAZZ JAMAICA, parfois...non!L.S: Durant les années 80, vous êtes retourné en Jamaïque, qu'y faisiez vous?
Rico: J'ai passé neuf ans en Jamaïque, de 82 à 91. C'était un peu «back to roots». Je continuais à jouer avec mes amis, mais je ne gagnais pas d'argent. Ce retour en Jamaïque fut un grand changement... Toutes les personnes qui vont en Jamaïque, y restent trois semaines et s'amusent beaucoup. Durant neuf années je suis passé par des moments durs, pénibles et d'autres plus réjouissants. Ca m'a fait du bien, je ne me sentais plus capable de jouer dans un groupe. Je pouvais vivre librement, jouer, nager,... J'allais au Sunsplash tous les ans... Puis un musicien suisse est venu me voir, on a passé une journée ensemble et m'a demandé si je voulais venir. J'ai dit oui car je n'avais plus les moyens de me payer le voyage. Je ne travaillais plus! C'était en 87. En 88, ils m'ont envoyé un billet et je suis allé en Suisse. Ils avaient monté un groupe. Je suis resté 10 mois, durant lesquels j'ai enregistré, joué ,... C'était bien mais, après mon départ, ils se sont séparés et ont formé les MAD LIGHTERS. J'ai vécu de nouveau en Jamaïque, pendant 9 mois, puis je suis revenu en Suisse. Ensuite je suis parti pour l'Angleterre. Cela fait maintenant trois ans que je suis en Angleterre, mais mon retour en Jamaïque fut très bénéfique. J'ai réalisé les changements qui se sont opérés en vingt ans!L.S Que pensez vous de l'évolution musicale en Jamaïque?
Rico: La musique est devenu une force pour la Jamaïque. Avant il fallait devenir ingénieur, médecin, maintenant être musicien, chanteur est accepté. Le Sunsplash est le meilleur révélateur des tendances. Il y a un soir pour les chanteurs, pour le calypso, rasta un autre soir, dj's,... Il y a une variété importante, différents styles. Si ce n'était pas bon, il n'y aurait pas de touristes!L.S: Comptez-vous rester en Europe?
Rico: Comme je viens de passer un bout de temps en Jamaïque, je ne ressent pas le besoin d'y retourner. Je m'occupe de ma musique, pour l'instant, c'est le plus important. Jouer, être reconnu, comme au Japon où le public me fait un accueil formidable. Certaines personnes ont le pouvoir de l'argent, mais le pouvoir des gens est le plus important, ce qu'ils vous donnent, ce qu'ils vous font ressentir.L.S: Vous avez joué avec Dick Cuthel. Il a même produit le morceau Africa. Comment l'avez-vous rencontré?
Rico: Dans les années 70, il travaillait comme ingénieur du son chez Island. Il s'est remis à la trompette pour m'accompagner. On a longtemps joué ensemble. Maintenant, il ne joue plus, il travaille comme chauffeur de taxi.
Propos recueillis par Hervé Molia & Emmanuel Jaussely.
Traduction Emmanuel Jaussely.