"Un mauvais Génie de l'intrigue
ou le Sauveur de la Patrie et de Toutes les Russies?"
(à l'occasion du 70-ème anniversaire de l'académicien Primakov)

Sergueï Jirnov, ancien élève de l'ENA.


 

Il est largement d'usage de parler ces derniers temps de l'influence secrète et négative sur le président russe Boris Eltsine de son proche entourage. En qualité d'"éminences grises" étaient présentés le plus souvent les membres les plus proches de la "Famille" - l'épouse, les filles du président et leurs maris, ainsi que Bérezovski, Abramovitch, Valentin Yumachev, Anatoly Tchubaïs, Alexandre Volochine. Mais dans cette "chasse aux sorcières" nombreux sont ceux qui oublient sans fondement un des plus grands maîtres de la lutte sous les tapis - l'académicien Evguény Primakov, de notre point de vue, le plus subtil et perfide intrigant des palais tsaristes de l'histoire récente russe, celui qui même maintenant, apparemment en disgrâce et dans l'opposition, possède tous les leviers nécessaires et efficaces de l'influence pour faire admettre et appliquer ses décisions les plus importantes au plus haut niveau de l'Etat.

Orientaliste reconnu, ayant une fine compréhension et possédant un savoir infini des intrigues byzantines des palais et des cours royales, accomplissant au sein du Comité Central du PCUS les missions les plus délicates et confidentielles en Irak et au Proche Orient, l'académicien Primakov avait compris depuis longtemps l'efficacité de l'exercice de l'influence indirecte sur les premières personnes - les décideurs de l'Etat. Il avait appliqué les connaissances et usages de cet art rare avec succès encore au temps soviétique non seulement à l'étranger, mais aussi à l'intérieur de notre pays. La carrière d'Evguény Maximovitch atteignit des sommets fulgurants, quand il devint, alors sous Gorbatchev, le président du Conseil de L'Union (la Chambre Haute) du Soviet Suprême (Parlement) de l'URSS. À la différence de nombreux hommes politiques des échelons supérieurs du pouvoir de cette époque, lui réussit à se maintenir près du gouvernail de la politique réelle après l'arrivée au poste de chef de l'Etat de Boris Eltsine, qui détestait ouvertement Gorbatchov et tous ses proches.

Le savoir-faire de Primakov pour faire admettre sa capacité d'information par le président la Fédération de Russie gentiment et en douceur se fondait sur sa fine connaissance des particularités du caractère de Eltsine, qui ne supportait d'instructions ni ordres de personne et rejetait très brutalement toute pression directe. En même temps, Boris Nikolaevitch était en réalité très facilement maniable, puisqu'il ne possédait pas d'assez larges connaissances ni une suffisante ouverture d'esprit pour la prise des grandes décisions, ne sachant pas comment s'y prendre pour les examiner et argumenter en profondeur. Personnage à la merci de ses humeurs, le président russe pouvait brusquement changer d'opinion au dernier moment et du tout au tout sous l'influence de sympathies ou antipathies personnelles. N'étant ni un intellectuel, ni un technocrate, il n'était nullement embarrassé par les contradictions ouvertes de sa conduite, qui touchaient à l'indécence. Pour Eltsine tout était convenable, ce qu'il avait décidé et ce qu'il avait fait. En outre, joueur passionné, le président adorait les pas extraordinaires et forts, les démarches imprévues et impressionnantes. Le plus souvent, il ne pouvait pas les inventer lui-même mais, doté d'un sixième sens aigu, il savait exactement reconnaître celui dans son entourage qu'il pouvait "roquer" avec brio la prochaine fois. Par un instinct littéralement animal, il devinait exactement lequel de ses subordonnés possédait l'acuité d'esprit nécessaire ou le caractère peu ordinaire.

Eltsine avait de l'estime pour Primakov et l'avait rapproché. De son côté, celui-ci avait bien assimilé l'esprit et les sentiments du Président de la Russie, sa crainte d'une concurrence politique, et Primakov restait toujours dans l'ombre sans aspirer vers un rôle publique. A l'époque de la déconfiture de l'URSS, Eltsine avait fait appel à lui pour diriger un des Services secrets - la "Reconnaissance" extérieure de la Russie indépendante. Comme dit le proverbe russe : on a fait entrer le bouc dans le potager! Derrière l'enceinte d'un Ministère complètement fermé, Primakov s'est senti comme un poisson dans l'eau. Le calme presque académique, le silence total des bureaux à Yasénévo, l'éloignement de la bousculade urbaine et des tumultes politiques, un accès direct à l'arsenal immense des moyens de la collecte et de l'analyse de l'information - tout cela a plu tout de suite à Primakov. Il y avait un avantage essentiel, qui distinguait la "reconnaissance" de la science fondamentale tellement chère au cœur de Evguény Maximovitch - l'efficacité. La grande science, dans notre pays, range le plus souvent ses fruits dans les tiroirs du bureau (où ils attendent des jours meilleurs), la "Reconnaissance" remet les siens directement et au jour le jour sur le bureau du chef de l'Etat! C'était la meilleure chance, dont pouvait rêver une personne telle que Primakov. En cinq ans, il a transformé son poste en l'un des plus influents du pays.

Comme ceci est exactement et sincèrement décrit dans le livre de Léonide Mletchine "Evguény Primakov : l'histoire d'une carrière" : "Quand la "Reconnaissance" a commencé à dépendre directement du Président, un chaînon intermédiaire qui auparavant changeait l'information a été liquidé. Primakov s'est accroché à cette possibilité unique. Il a décidé pour lui-même la chose suivante : - J'y vais et je dis ce que je pense être vrai. Et que le pouvoir s'habitue à la vérité. Mais ce qu'il en fait, c'est l'affaire du président : il peut accepter l'information de la "Reconnaissance" (lisez: Primakov) ou il peut laisser tomber les renseignements sans réagir. Il a encore dix autres sources d'information - il peut donc privilégier n'importe laquelle. Il a le droit de trouver, que la "Reconnaissance" voit tout faux... Mais la "Reconnaissance" est obligée de dire tout ce qu'elle trouve nécessaire". A notre avis cela signifiait: Primakov dira directement à Eltsine tout ce que Primakov trouvera nécessaire. Et Eltsine l'écoutera. Et même si parfois il ne prend pas tout de suite des décisions nécessaires et justes du point de vue de la "Reconnaissance" (lisez - Primakov), tout de même Eltsine saura directement et sans altérations ce qu'en pense Primakov. Or, comme on le sait, "une goutte ronge la pierre".

Le nouveau chef de la "Reconnaissance" avait amené au SVR des gens à lui. L'entourage actuel de Primakov raconte, que celui-ci "en travaillant à la "Reconnaissance", a fait toute une série de nominations étonnamment exactes, ayant retrouvé dans un grand collectif des gens nécessaires". "Primakov est une personne qui a l'habitude de travailler en équipe. Où qu'il soit nommé, il réunit une équipe. Avec lui-même, il amène le minimum. La plus grande partie, il la trouve sur place...". Primakov a ainsi amené Markarian, Zoubakov et Gorélovski. Au SVR il a trouvé, en fait d'une "brillante médiocrité" d'exécutant, Viatcheslav Troubnikov son premier Adjoint qui, presque comme Tchourbanov à l'époque de Brejnev, en quelques courtes années est passé du grade d'un général-major (une étoile) à celui de général d'armée (quatre étoiles). Et quand Primakov est parti pour prendre la tête du Ministère des affaires étrangères, Troubnikov est devenu automatiquement son successeur au poste de Chef de la "Reconnaissance".

Dans le livre cité plus haut, le faiseur d'image actuel de Primakov et de Loujkov, Léonide Mletchine raconte directement et avec une admiration non dissimulée comment Primakov "cultivait et élevait Troubnikov", "faisait de lui aussi un grand homme politique". Comme le raconte Tatiana Samolis, l'attaché de presse du directeur du SVR, "Primakov tâchait de montrer Troubnikov au Président. Si Primakov se trouvait partir en mission le jour de son audience habituelle chez le Président, il faisait tout pour qu'à sa place s'y rende absolument Troubnikov... Il voulait que le Président encore une fois rencontre Troubnikov... Tout est arrivé comme le voulait Primakov. Quand il est parti au Ministère des affaires étrangères, il a réussi à obtenir que le Président signe le décret de nomination de Troubnikov".

Devenu Ministre des affaires étrangères, Primakov a continué à résider dans sa maison de service dans la bourgade de campagne sise sur le territoire du siège du SVR à Yasénévo. Et il l'a fait consciemment: Primakov ne voulait pas rompre avec ses liens dans le Service de la "Reconnaissance" et avec son mode de vie. Après avoir quitté formellement la "Reconnaissance", il y est resté l'"éminence grise" - l'animateur, l'instigateur et le chef réel, à qui tout le monde, y compris son successeur officiel, continuaient littéralement de "regarder dans la bouche", lui rapportant la situation interne dans le SVR pendant des rencontres informelles. Primakov a reconnu lui-même: "nous nous réunissions non officiellement, quelques personnes, les représentants des Ministères différents s'occupant de la politique extérieure, et nous examinions les problèmes actuels. C'est nécessaire. Ca se fait tellement dans le monde entier... Certes, le Chef de la "Reconnaissance" possède les connaissances qu'il peut utiliser ensuite et sur un autre poste..." C'est pourquoi, après la nomination comme chef du MID, ayant laissé "sur l'exploitation à Yasénévo" son ancien premier Adjoint Troubnikov qui lui était dévoué jusqu'au cerveau, Primakov a doublé son influence sur Eltsine du point de vue formel, mais en réalité il l'a décuplée.

Par une ancienne tradition en Russie, le chef du SVR, lors des audiences régulières rapporte personnellement et directement au Président la plus importante partie des documents. Ces documents peuvent ne pas passer par l'approbation préliminaire de l'Administration présidentielle. Le ministre des affaires étrangères également soumet directement au Président certains documents (en coordination avec d'autres fonctionnaires seulement formellement), en rapportant l'essentiel personnellement au chef de l'Etat. Ainsi, Primakov depuis son nouveau poste de Chef du MID a reçu une nouvelle possibilité d'influencer le Président, tout en gardant l'accès supplémentaire et également direct "au corps du Président" via sa créature et son protégé Troubnikov, entièrement obligé à Evguény Maximovitch. Après l'étape suivante de ascension, sous la forme d'une nomination en automne 1998 au poste de chef du Gouvernement, Primakov a persuadé Eltsine de nommer comme son successeur au poste de Ministre des affaires étrangères encore une marionnette à lui - l'imperceptible et "gris" Ivanov, son ancien premier Adjoint, dévoué comme Troubnikov en tout et pour tout à son ancien "chef" qui l'avait recommandé au Président. Le nouveau Chef du MID est devenu le deuxième canal direct de l'influence informelle de Primakov sur Eltsine qui s'est laissé imperceptiblement entourer par les gens de Primakov.

Une mosaïque très intéressante a été composée par Primakov. A chaque nouvelle nomination, Evguény Maximovitch non seulement prenait de l'avancement en montant d'une marche sur l'échelle du pouvoir en Russie, mais encore accroissait à chaque fois le degré de son influence sur le chef de l'Etat, en augmentant celle-ci selon une progression géométrique, tout en évitant d'attirer sur lui-même une attention du grand public et des journalistes superficiels. Génie habile et expert en intrigues de palais, Primakov est devenu réellement l'obus cumulatif qui a saboté l'autonomie réelle de Eltsine sur la prise des décisions les plus importantes. Extérieurement modeste et imperceptible, aimant le calme poussiéreux des bureaux, Primakov, telle une araignée, avait recouvert de sa toile les mécanismes secrets de la politique de l'Etat. L'influence de Primakov est devenu omniprésente. C'est lui qui forçait à travailler la machine de l'Etat en réalité pour ses propres intérêts. L'information reçu par les canaux du Service de la "Reconnaissance" et du MID était d'abord dirigée vers le centre d'analyse de Evguény Maximovitch, d'où les impulsions décisives allaient vers la tête de Boris Eltsine, de plus en plus malade et sénile, et vers la main du Président qui signait les Oukases par téléguidage de Primakov.

Le plus curieux dans tout cela est que de Primakov, qui en réalité était omnipotent, n'avaient peur ni les hommes politiques charismatiques, qui le jugeaient incapable de jouer de son influence publiquement sur les électeurs, ni les communistes à la Douma pour lesquels il appartenait à la bonne vielle époque soviétique. Sans prétendre aux bénéfices du nouveau partage de la propriété, il ne pouvait pas présenter non plus une menace pour les nouveaux "oligarques" russes. C'est pourquoi Primakov a pris graduellement, sans que le grand public le remarque, la mainmise pratiquement totale sur la politique proprement dite, l'élaboration de sa stratégie et les concepts. Même une fois passé officiellement dans l'opposition politique à Eltsine, Primakov a conservé la possibilité non officielle de recevoir les documents ultra-confidentiels de la "Reconnaissance" et du MID, qui étaient préparés pour les audiences chez le Président. D'autre part, via ces anciens canaux, il s'est réservé l'essentiel - de pouvoir faire avancer les documents et les idées au Chef par les mains de ses créatures Troubnikov et Ivanov qui sont restés dans l'entourage officiel le plus proche de Eltsine.

Cette structure entièrement tissue par Primakov est si machiavélique qu'une question se pose: sous la direction de qui et pour qui en réalité travaillent le Service de la reconnaissance extérieure de la Russie et sa Diplomatie? La plupart des gens croient que ces deux Services fonctionnent sous l'autorité du Président Eltsine et pour atteindre les buts principaux de l'Etat russe. Il nous semble qu'il y a des raisons de penser autrement : les deux éléments essentiels de la politiques étrangère de l'Etat sont dirigés toujours par les "créatures" de Primakov, qui lui sont personnellement dévouées et prêtes à aller très loin pour satisfaire ses ambitions personnelles politiques. Après s'être uni avec le Maire de Moscou Loujkov et avoir pris la présidence du bloc électoral "La Patrie - Toute la Russie" (OVR), Primakov a reçu en supplément à sa disposition les instruments de la consolidation de son influence électorale. Il a affermi ses positions économiques avec l'aide de l'équipe des administrateurs corrompus de la mairie de Moscou.

Récemment Primakov a néanmoins violé la règle d'or de la longévité politique selon Confucius - la règle du sage singe oriental assis sur une haute colline et observant de l'extérieur la bataille des tigres en bas au pied de la montagne. Ainsi, après le scandale suscité lorsqu'il a refusé de rencontrer le chef de l'Etat et signé l'appel provocateur pour "la protection du président" de son "entourage", Primakov s'est lui-même mu en tigre. Il est passé à l'attaque ouverte et directe contre le président Eltsine et son administration. Mais après tout, qu'est ce qui le guide en réalité? Le souci sincère de la Russie et de ses concitoyens? Ou la tentative par une intrigue de palais à la veille des élections à la Douma d'enlever les derniers concurrents à l'accès direct "au corps" de Eltsine condamné et le désir d'être affermi définitivement au sommet de l'Olympe politique russe? Alors, qui est-il en réalité, ce Primakov? Un mauvais génie de l'intrigue ou le sauveur de la Patrie et de toutes les Russies?


29.10.1999

© 1999-2000, site non-officiel du SVR et Sergueï Jirnov.

Cet article a été initialement publié en version russe.


La présentation, l'illustration, la traduction, le référencement et la promotion
- Sergueï Jirnov
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