CUBA
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Coups bas sur Cuba
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![]() | une réforme agraire visant à assurer un maximum d'auto-suffisance alimentaire, |
![]() | un niveau d'éducation élevé sur tous les niveaux, |
![]() | un système de santé performant, |
![]() | une politique de développement économique basée sur un cadre étatique extrêmement fort, laissant l'initiative privée remplir ce cadre précis, |
![]() | une technologie de pointe, |
![]() | une main³d'oeuvre qualifiée, disciplinée et à haute productivité, |
![]() | et une grande stabilité politique, basée - hélas - sur un degré d'autoritarisme souvent élevé. |
Si l'on applique ces préalables à l'Amérique latine, force est de constater que le régime de Cuba, avec toutes les réserves de mise - surtout pour ce qui est de la première condition de l'autosuffisance alimentaire, dont la réalisation a échoué jusqu'ici-, est pratiquement le seul pays d'Amérique Latine à pouvoir espérer un décollage économique, allant de pair avec une stabilité politique et sociale. On peut donc facilement s'imaginer que le "tiburon" américain regarde d'un oeil malveillant la possibilité d'une concurrence "déloyale" émanant du "caïman" devant les côtes de la Floride. Devoir tolérer l'émergence d'un "Taïwan des Caraïbes", est un cauchemar politique qui porte atteinte à toute une politique de domination vis-à-vis de l'arrière-cour sud que tous les gouvernements nord-américains ont pratiqué depuis 200 ans.
Les leçons de Robinson
Si les perspectives à long terme de Cuba ne sont peut-être pas des plus sombres (voir 1ère partie, GS 369), l'impasse actuelle exige des solutions à haute teneur de machiavelisme. Suite à l'application partielle de la loi Helms-Burton, la marge de manoeuvre est devenue extrêmement serrée. Parmi tous les personnages recontrés à Cuba, le camarade Ibrahim Ferradaz semble le plus confiant. Comme ministre des investissements étrangers, la tâche difficile, voire surréaliste, de "sauver le socialisme par le capitalisme" lui incombe pleinement. Comme de toute façon, il n'y a pas d'autre choix que celui de subir une mort lente ou de pratiquer une prudente ouverture vers le marché mondial, les états d'âme ne sont pas de mise. Evidemment, les nostalgiques de la révolution des barbus seront sidérés en lisant p.ex. les "Business Tips on Cuba", revue destinée aux investisseurs étrangers et dont le dernier numéro est consacré aux "zones franches et parcs industriels". Surviving Helms-Burton
Pas à pas, Cuba a ouvert son économie aux investisseurs étrangers. Les premières "joint-ventures" avaient été entamées dès 1987 avec des entreprises espagnoles du secteur touristique. L'objectif était de profiter du know³how des frères ibériques, pour préparer les attraits touristiques de l'île à un assaut iminent des touristes occidentaux, porteurs de devises précieuses. Le nombre de ces associations économiques, où l'Etat cubain possédait 51 pour cent, allait croître de 50 en 1992 à 260 en 1996. Une législation plutôt généreuse permet des investissements étrangers dans 34 branches de l'économie, avec l'exception de la défense nationale, de l'éducation et de la santé. Pas moins de 50 pays sont impliqués, les plus présents étant le Mexique, le Canada, l'Espagne, l'Italie, et dans une moindre mesure les Pays³Bas, la Grande³Bretagne et la France. En septembre 1995, le dernier amendement de la loi 77 sur les investissements étrangers permet même des participations étrangères à 100 pour cent et a même mené à la création de quatre zones franches, pouvant accueillir les capitalistes étrangers à des conditions particulièrement "libérales".
Carlos Lage, père de la réforme économique, l'a dit clairement lors de l'ouverture de la foire internationale de La Havane en 1994: "Nous vous offrons un pays stable, ouvert à des investissements étrangers cohérents et irréversibles. Par ailleurs, nous disposons d'une infrastructure économique adaptée et performante, d'un secteur productif en état de restructuration, visant à augmenter la productivité, ainsi qu'un peuple travailleur, prêt aux sacrifices et d'un haut niveau de formation. Vous trouverez une société où le terrorisme ou la drogue sont inconnus. Nous vous offrons une nation souveraine et un gouvernement honnête qui est incorruptible. Ainsi, les investisseurs étrangers pourront non seulement escompter de récolter des bénéfices légitimes, mais aussi de rencontrer la sympathie et le respect de notre peuple."
Cette stratégie économique hardie a tout de même permis aux dirigeants cubains de redresser le parcours incertain de leur bâteau ivre, dont le PIB avait diminué de 34 pour cent entre 1989 et 1993. Dès 1995, l'économie cubaine reprend une croissance de 2,5 pour cent, le taux atteignant 7,8 pour cent en 1996. Rien que le secteur du tourisme a progressé d'une manière spectaculaire: 70.000 touristes en 1982, un million pour cette année, deux millions escomptés pour l'an 2000.
Hélas, même à ce rythme de croissance, on est encore bien loin de revenir sur les glorieuses performances des années 80, qui, il faut le signaler, avaient certes permis de consolider les précieux acquis sociaux sans pour autant porter la consommation privée des citoyens à un niveau raisonnablement élevé. Les calculs optimistes parlent d'un retour au niveau de 1989 pour l'an 2005. Et encore faudra-t-il qu'il n'y ait pas crise institutionnelle majeure ni aggravation du blocus. Chaque hésitation dans les investissements étrangers constitue donc pour Cuba un signal d'alarme, chaque pas en avant, comme p.ex. la récente visite du ministre canadien des affaires étrangères, donne lieu à une certaine euphorie.
L'épée de Damoclès du régime cubain réside plutôt dans l'endettement important qui continue d'hypothéquer les perpectives de développement du pays. Même si depuis 1986 Cuba refuse de payer les anciennes dettes, le service de la dette est devenu très important. Les nouveaux investissements peuvent à première vue contribuer à une réduction de la dette, ils entraînent aussi de nouveaux besoins en importation, e. a. en énergie et en biens d'équipement et de consommation, qui réchauffent la spirale de la dette. Comme Cuba figure dans le ranking des pays fiables dans une des dernières positions, le pays doit payer des taux de crédits exorbitants entre 14 et 20 pour cent, sans parler des difficultés de bénéficier des crédits des institutions financières internationales. Il est donc de plus en plus aisé pour les créditeurs potentiels de lier de nouveaux crédits à des revendications politiques.
Dans son excellente analyse ("Kuba, Der lange Abschied von einem Mythos"), Hans-Jürgen Burchardt essaie de relativiser l'impact de l'ouverture sur le marché mondial. Il rejoint d'ailleurs les propos du ministre des investissements étrangers qui parle "d'aspect complémentaire à une stratégie de développement interne". Burchardt préconise au fait une stratégie de développement "associative-autocentrée" qui serait un juste équilibre entre une ouverture prudente et limitée vers le marché mondial et un recentrage sur une dynamique économique basée sur le marché intérieur. A cet effet, l'autosuffisance alimentaire serait un préalable crucial. L'auteur propose d'un côté de décentraliser et de rendre plus autonome la production et la distribution agricole par les coopératives et les particuliers afin de réduire considérablement les importations alimentaires. D'un autre côté, une partie de la production de canne à sucre, devenant de plus en plus invendable sur le marché mondial, devrait être reconvertie à de nouvelles fins ("Vom Exportschlager zum Ressourcenträger"): l'auteur pense en particulier à la production de papier, d'énergie ou de composantes biotechnologiques à partir de la bagasse de sucre. Les potentialités d'une conversion à une économie plus durable ne sont donc pas encore pleinement assumées.
Démocratie de forme ou de fond?
L'élément clef pour la levée du blocus américain et pour une politique d'ouverture de la part de l'Union Européenne reste apparamment la mythique "démocratisation politique". Espérant qu'une ouverture vers un sytème occidental avec plusieurs partis donnera lieu à un vide politique, qui serait rapidement rempli par des "partis" sponsorisés à grands frais par les milieux d'affaires de Miami, les Etats-Unis font de l'introduction du pluralisme politique -et du départ des frères Castro la question préalable à toute levée du blocus économique.
Le camarade Jorge Lezcano, responsable des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, ne l'entend pas de cette oreille. D'une lourdeur un peu brejnevienne, il explique l'existence d'un parti unique, non pas avec des arguments idéologiques, mais par une considération historique: de tous les temps, la vie politique cubaine a été déterminée d'une part par ceux qui aspiraient à une simple annexion par les Etats-Unis, à l'instar de Puerto Rico, et de l'autre par ceux qui se réclamaient de José Marti pour obtenir une souveraineté nationale absolue.
Pour Jorge Lezcano, le dichotomisme est simple: actuellement, la première catégorie se retrouve à Miami, les successeurs de Marti peuvent tous s'identifier au régime actuel, quitte à ne pas être forcément membres du parti communiste unique. Un éclatement du paysage politique donnerait lieu à un clivage artificiel de la société cubaine, ce qui entraverait sérieusement les efforts de redressement de l'économie.
L'argumentation contre une certaine ouverture politique est quelque peu boîteuse et semble plus résider dans la peur de voir le parti communiste être balayé par une marée populaire comme dans les autres pays de l'ex-Comecon. Il est parfaitement compréhensible que les responsables politiques ne veulent pas jouer le rôle ingrat d'un Modrow ou d'un Gorbatchov, contraints par l'histoire de préparer le terrain à une période de déstabilisation totale.
D'un autre côté, les arguments avancés par les Cubains contre une reconversion de la démocratie "populaire" vers la démocratie "représentative" ne sont pas dénudés de sens. D'abord, une opposition cohérente et sérieuse contre Castro est quasi inexistante. L'Eglise catholique, et plus récemment même le Pape, l'entend de la même oreille, puisqu'elle décline au conclave de l'opposition interne toute légitimité. Ensuite, en regardant d'un peu plus près le système dit "participatif" cubain, il faut admettre que malgré des déficits démocratiques évidents, les procédures de consultation populaire et de mise en question et de révocation à la base contiennent des éléments participatifs intéressants, qui font défaut à notre démocratie représentative, qui se limite de plus en plus à des batailles médiatiques et à de rares actes de consultation populaire.
Le président de l'Assemblée nationale, l'ex-ministre des affaires étrangères Ricardo Alarcon de Quesada, fait état de la caducité du modèle américain comme alternative au système cubain. Il oppose p.ex. les réunions de bilan, où les responsables politiques cubains doivent rendre compte plusieurs fois par an à leurs électeurs -au risque d'être révoqués-, aux rites des élections américaines: "N'oublions pas qu'à la réunion de bilan où la participation a été la plus faible, celle-ci était encore beaucoup plus élevée que la participation aux élections générales aux Etats-Unis, alors que c'est la seule et unique occasion de 'participer activement', une fois tous les quatre ans, dans ce pays qui se présente comme 'modèle' démocratique." (Cuba Socialista 1996, repris dans Solidarité Internationale 2/1996)
Toutefois, des concessions à la démocratie représentative semblent à moyen terme inévitables. Les réalistes parmi les responsables cubains aspirent à une sorte de "socialdémocratisation" du régime. Concilier l'économie de marché et les acquis sociaux en ces temps de la choléra libérale peut être une illusion ridicule. Mais cette approche constitue la seule voie alternative au retour de la situation des années 50. Et elle correspond aussi aux espoirs de la majorité des Cubains.
Les limites des concessions
Juan Antonio Blanco analyse de la manière la plus perspicace le sentiment schizophrène des Cubains: "Le mécontentement des Cubains avec leur situation actuelle n'implique nullement le désir d'un retour à la société pré-révolutionnaire. La majorité de la population peut être caractérisée comme 'conservatrice' et 'réformiste' à la fois. Ils aspirent à un système politique qui pourrait être plus pluraliste en opinions et plus participatif dans la prise de décisions, à une économie mixte qui pourrait rester sociale, mais venir à être gérée d'une façon plus démocratique et planifiée avec des instruments indirects, comme les salaires ou les impôts. Ils aspirent à une culture libertaire et de tolérance écuménique de la diversité ainsi qu'à un développement de modes de vie qui resteraient durables d'un point de vue écologique et économique.
Les mêmes personnes qui sont conscientes des inefficacités économiques et des attitudes intolérantes à Cuba, sont aussi conscientes des avantages comparatifs dans le domaine social dont ils continuent de bénéficier par rapport au reste de l'Amérique Latine". (Eight Points on US-Cuba Relations, 11/95) Si les prochaines -et dernières- années du régime de Fidel Castro aboutissaient à un plus grand pluralisme et une tolérance politique sans toucher aux acquis sociaux et politiques de la révolution, ce serait un sacré coup à la fois contre les aspirations hégémoniales des Etats-Unis et contre la logique de la mondialisation sous le joug d'un libéralisme laminateur. Face à l'impasse du libéralisme, qui inévitablement entraînera la plupart des pays du sud dans un nouveau marasme, beaucoup de pays du tiers monde continuent de suivre d'un oeil attentif l'évolution du régime castriste. A côté de sa valeur de symbole, le régime cubain est actuellement un laboratoire d'essai pour valider ou refuter le préjugé défavorable contre la transition possible d'un socialisme centralisé et autoritaire vers une démocratie sociale et une économie durable.
Voilà pourquoi le combat contre Fidel Castro et son île de Robinson est mené avec un tel acharnement, et c'est pour cette raison aussi que la solidarité avec Cuba dépasse la simple nostalgie des années de la révolution, mais est aussi un acte de résistance contre la mondialisation de l'économie exploitante et la fragmentisation des structures sociales. Quiconque milite au nord pour la sauvegarde des acquis sociaux contre l'assaut des dérégulateurs, ne peut point se permettre de laisser pour compte celles et ceux qui au sud mènent un combat bien plus difficile contre les nouvelles formes d'exploitation et contre l'éclatement de leurs sociétés.
Lesehinweise ³ zwei neuere Untersuchungen über die wirtschaftliche Transformation auf Kuba: Hans-Jürgen Burchardt: Kuba, Der lange Abschied von einem Mythos, Schmetterling³Verlag 1996 (extrem nuancierte Darstellung der wirtschaftlichen Transformation, mit einem äu×erst interessanten Ausblick und einer anregenden Kritik der Globalisierungstheorie); Anna Vollmann/ Werner Zahn: Kuba, vom Modell zurück zum Hinterhof, Distel-Verlag 1996 (etwas strenge, nostalgisch gefärbte Kritik der wirtschaftlichen Öffnung, doch hinsichtlich der Risiken des Kurswechsels äu×erst nützliche Überlegungen). (Der Artikel ist bereits im Grengespoun erschienen)