RAPPORTS

DES MEMBRES DE LA SECTION FRANC,AISE

DU JURY INTERNATIONAL

SUR L'ENSEMBLE

DE L'EXPOSITION


CLASSE XVI.


INSTRUMENTS DE MUSIQUE.

PAR M. LISSAJOUS.


CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.

La France, dans l'exposition de la seizième class, s'est fait remarquer par la supériorité de ses produits. Ses instruments de toute nature se distinguent par leur valeru artistique et par el soin apporté à leur fabrication. Ils unissent généralement la solidité à l'élégance et à la bonne sonorité : le jury a été unanime à reconnaître leur mérite. Le chiffre des récompenses accordées sans contestation à nos exposants en est la preuve évidente. En effet, sur soixante-cinq exposants inscrits au catalogue, in a été mis hors de concours comme expert, un est arrivé trop tard, quatre ont été renvoyés à d'autres classes, enuf ont fait défaut : il reste donc cinquante et un exposants, sur lesquels six seulement sont restés sans récompense.

CHAPITRE PREMIER.

INSTRUMENTS A CLAVIER. - PIANOS.

Ce qui frappe surtout quand on examine les pianos français, c'est la supériorité de notre fabrication courante. Nos instruments sont d'une construction solide, et n'ont pas, comme bien des instruments étrangers, le défait de cacher une exécution plus que médiocre sous un meuble somptueux. Nos pianos peuvent se montrer à nu ; ils sont d'une constitition robuste, et ne dissimulent pas un corps délabré sous un vêtement d'apparat. Si l'on a quelque reproche à faire à un certain nombre de facteurs, c'est plutôt d'exagérer dans leurs pianso la force de la membrure et la résistance des barrages en fer destinés a' équilibrer le tirage des cordes.

La supériorité de notre facture tient, d'une part, aux bonne traditions de nos grandes maisons ; d'autre part, à la division heureuse du travail, qui rend la fabrication possible dans des conditions convenables, même pour les plus petits facteurs. En effet, la fabrication des mécaniques, des claviers, et même des caisses, est centralisée dans un petit nombre de maisons spéciales. Il en est de même des autres éléments de la construction du piano, tels que chevilles, cordes, ferrures, etc.

Le travail de la petite facture consiste donc à réunir et à assembler avec soin ces éléments épars. A mesure que les maisons grandissent en importance, elles trouvent à la fois avantage et sécurité à réunir chez elles une plus grande partie de la fabrication, et ne réservent pour le dehors que ce qui exige un outillage complique et l'emploi des machines. Enfin, un très-petit nombre de maisons ont l'avantage d'avoir tout à la fois le mérite et la responsabilité entière de leurs oeuvres. De pareils résultats exigent la mise en oeuvre de grands capitaux et une administration habile. Mais audssi la réunion de toutes les parties de la facture dans une même maison peut présenter des avantages sérieux, quand le désir de maintenir et d'accroître, s'il est possible, une vieille réputation, fait chercher les bénéfices exlusivement dans l'amélioration rationnelle des moyens de production.

L'organisation de la fabrication sur une grande échelle, l'emploi raisonné des machines et la division méthodique du travail, permettent de donner aux produits une valeur constante qui n'exclut pas un accroissement progressif dans le mérite artistique. En agissant ainsi, nos grandes maisons soutiennent par leur exemple le niveau de notre fabrication française. Les grands pianos à queue de M. Henri Herz se sont fait remarquer, comme en 1855, par leur charpente solide où le bois doomine, leur mécanisme à double échappemtn, élégante simplification de celui d'Érard, leur clavier facile, et surtout leur belle sonorité, qui joint à un grand charme une ampleur considérable. SOn piano à queue petit format et son piano droit ont paru dignes de la réputation que M. Herz a conquise par trente années de travaux persévérants.

Les pianos à queue grand format de la maison Pleyel-WOlff et Ce, sont des instruments horl ligne. Leur construction, grâce à un emploie judicieux du fer et du bois, est à la fois solide et légère ; leur mécanisme à simple échappement est d'une grande perfection : leur sonorité pure et chantante joint au timbre distingué qui caractérise depuis longtemps les pianos de cette maison, la puissance qui leur manquait autrefois. Le jury a constaté les mêmes progrès dans le piano à queue petit format, et le piano grand oblique. Ces instruments ont une excellente sonorité et présentent une construction très-soignée. Le jury a vu également avec un vif intérêt le pédalier de M. WOlff, véritable service rendu aux organistes, qui pourront désormais étudier aisément la pédale.

Les membres du jury qui ont gardé le souvenir de l'Exposition de 1855, ont pu constater les améliorations importantes réalisées dans la fabrication de la maison Pleyel ; elles sont l'oeuvre de son directeur actuel, M. Auguste Wolff, qui a su concilier les sages traditionss de son prédécesseur avec les progrès de la mécanique et les exigences nouvelles de l'art. M. Wölfel apporte dans tous les points de sa fabrication un soin minutieux qui fait de ses pianos des chefs-d'oeuvre de mécanique de précision. Il porte cet amour du fini jusque dans les détails les plus insignifiants de son oeuvre. Le jury a examiné avec une vive satistaction son piano droit à cordes verticales, et son piano à cordes obliques d'un nouveau système. Dans cet instrument, les sommiers et les barrages sont remplacés par une pièce unique en fonte évidée, qui supporte seule le tirage des cordees. et qio est consolidée par un système de tringles de contre-tirage en acier. La substitution de la fonte au bois dans la majeure partie de l'instrument, n'a pas réagi d'une façon déavantageuse sur la sonorité de cet instrument, comme il était permis de le craindre. L'avenier fera connaître ce que l'on doit attendre de ce nouveau système. La fabrication de M. WO"lfel est peu importante, et le petit nombre d'instruments qu'il produit chaque année lui permet d'imprimer à chacun d'eux le cachet de sa personnalité artistique. Sans atteindre à un fini aussi complet, la fabrication courante de nos grandes maisons peut produire d'excellents résultats. Néanmoins, les oeuvres de M. Wölfel sont des modèles dont ses concurrents eux-mêmes reconnaissent la valeur, et où ils ont puisé plus d'une fois d'utiles inspirations.

M. Kriegelstein apporte dans sa fabrication des soins consciencieux. Le jury a beaucoup apprécié la sonorité distinguée de son piano à queue petit format et de son piano droit. Le mécanisme de ces deux instruments est ingénieux ; leur clavier est léger et répète bien. Le premier de ces deux pianos est un excellent intrument de salon, dont l'ornementation a le mérite assez rare d'être à la fois riche et de bon goût.

Ce qui caractérise les instruments de M. BLanchet, c'est de posséder une sonorité agréable et relativement puissante. SOn petit piano à cordes obliques est, à ce point de vue, un instrument remarquable. L'ornementation extérieure des pianos de M. Blanchet sort entièrement des formes vulgaires qui sont malheuresement trop répandues aujourd'hui, et est habilement combinée de façon à donner aux cordes la plus grande longueur possible, tout en conservant à l'instrument une grande légèreté de formes.

M. Montal a obtenu du jury l'attention la plus bienveillante. Il est impossible, en effet, de ne pas voir avec intérêt in aveugle démonter pièce à pièce son piano avec dextérité. M. Montal sait égalemtn discuter les mérites de ses instruments acec science et habilité. Le jury a reçu les explications les plus complètes sur son système transpositeur, l'un des meilleurs connus, sa pédale d'expression, sa pédale de prolongement et sont système de contre-tirage, inventions dont les idées fondamentales étaient déjà trouvées, mais que M Montal a réalisées dans des conditions nouvelles de construction et d'emploi. M. Montal a montré au jury un piano grand oblique et un piano à queue construits avec soin et agréables à jouer. Le clavier du piano à queu doit sa légèreté à un système de ressorts qui équilibre en partie le poids du marteau, et qui avait déjà été employé dans la maison Pleyel. Les instruments de M. Montal ont surtout le mérite de la puissance.

M. Bord s'attache à construire des pianos à bon marché. Sous ce rapport, son petit piano droit à 400 francs est remarquable et a vivement intéressé le jury. Mais le même succès était plus difficile à obtenir dans le grand piano droit, et surtout dans les pianos à queue, instruments d'artistes qui exigent avant tout le fini du mécanisme et la distinction du son. Il est facile dans cette fabrication de descendre à un point où l'acheteur perd plus sous le rapport de la valeur artistique qu'il ne gagne sous le rapport de l'argent.

Il nous reste à parler de trois facteurs qui ne sont par de Paris. L'industrie de la facture en province ne peut pas se développer, comme à Paris, au centre d'un milieu artistique, et avec l'aide de toutes les ressources de la science : par cela seul elle mérite d'être encouragée. Elle fournit d'ailleurs aux artistes un utile concours, et donne souvent le pain quotidien à de nombreuses familles.

La réputation de M. Boisselot, déjà vieille dans le midi de la France, a été sanctionnée à Paris par des succès obtenus dans plusieurs expositions. Les instruments présentés par ce facteur à Londres sont d'une construction solide et soignée ; leur sonorité se fait surtout remarquer par se richesse et sa rondeur.

Les pianos droits de M. Martin, de Toulouse, et ceux de MM. Mangeot frères, de Nancy, ont attiré l'attention du jury par leur bonne construction, leur mécanisme facile et leur agréable sonorité.

CHAPITRE VII.

EXPOSANTS ÉTRANGERS.

Nous terminons ici le précis des mérites spéciaux constatés chez les exposants français de la class XVI. QUant aux progrès accomplis depuis l'Exposition de 1855 chez les diverses nations, il est facile de les résumer.

ANGLETERRE.

L'Angleterre a fait quelques tentatives pour améliorer sa fabrication ; mais les progrès sont indiciduels, et seulemetn le privilége exclusif de quelques organisations d'élite, dans lesquelles l'élément artistique donime l'intérêt industriel. L'esprit de recherche parait en général dirigé plutôt vers des combinaisons nouvelles de mécanisme que vers l'amélioration de la sonorité. Comment, d'ailleurs, arriver à des résultats tout à fait satisfaisants, quant les auteurs n'ont ni la responsabilité ni la gloire de leurs oeuvres, et que souvent le facteur n'est, en réalité, qu'un commerçant apposant son poinçon sur des produits dont l'origine doit rester inconnue? Signalons cependant les progrès accomplis dans la fabrication des pianos à queue chez MM. Broadwood, dont les instruments marchent de pair avec ceux de nos premiers facteurs ; le mécanisme ingénieux par lequel M. Hoplinson a réussi à obtenir les sons harmoniques dans ses pianos ; les inventions intéressantes de M. Willis pour alléger la résistance des soupapes dans les grandes orgues, et l'emploie remarquable de la force du vent pour opérer la combinaison des jeux ; l'application faite dans l'orgue de MM. Forster et Andrews, de la puissance de l'eau pour faire mouvoir la soufflerie ; les instruments de musique militaire exposés par MM. Metzler, dont la forme laisse peut-être à désirer sous le rapport de l'élégance, mais qui offrent l'avantage d'être très-portatifs, en raison de leur petit volume, et de présenter un disposition spéciale qui se prète parfaitement à leur emploi dans la cavalerie.

BELGIQUE.

La Belgique s'est fait remarquer par de bons instruments du cuivre, de très-bonnes clarinettes et d'excellents violons.

ALLEMAGNE.

L'Allemagne conserve, dans les pianos, l'avantage d'un bon marché exceptionnel, dû aux prix peu élévé de la main-d'oeuvre et des matières premières. Dans la fabrication des harmoniums, elle a fait des progrès, surtout au point de vue de la sonorité. COmme disposition, ses instruments ne sont que la reproduction de nos instruments français. La lutherie a présenté des produits d'un prix très-bas, mais d'une qualité médiocre ; cependant nous devons aussi signaler quelques instruments d'une bonne sonorité et d'une facture satisfaisante appartenant au Zollwerein. Malheureusement, beaucoup de ces produits ont souffert par suite de leur installation défavorable. QUant aux instruments en cuivre, quoiqu'ils soient généralement d'une bonne facture, ils ont conservé une certaine lourdeur de forme, et leur sonorité laisse un peu à désirer.

SUÈDE ET NORWÉGE.

La Suède et la Norwége ont fait de sérieux progrès dans la facture des pianos . Le jury a remarqué un très-bon piano carré de MM. Malmesjo et Ce ; un bon piano à queue de MM. Halls frères, et un bon piano droit de M. Saetherberg.

ÉTATS-UNIS.

Les États-Unis ont conquis, grâce aux instruments de M. Steinway, un rang des plus honorables dans la facture des pianos. Ces instruments laissent à désirer sous le point de vue mécanique, mais leur sonorité chantante et sympathique a été vivement appréciée.

RÉSUMÉ ET CONCLUSION.

La France est en progrès sur tous les points. Dans la facture des pianos, on remarque un soin plus grand apporté dans le choix des matériaux, dans l'études des résistances, dans l'ajustement du mécanisme, dans la recherche de la bonne sonorité. Les harmoniums, dont le succès a commencé en France, s'améliorent également, surtout au point de vue de la construction, des dispositions mécaniques, et aussi, mais, à un moindre degré, sous le rapport de la sonorité. Les instruments à vent ont gagné en justesse, et présentent un certain nombre de dispositions nouvelles et d'heureuses modifications dans leur mécanisme. Les violons de nos premières maisons n'ont pas à redouter la concurrence étrangère. Le jury a surtiout remarqué avec un vif intérêt les progrès accomplis par la lutherie de Mirecourt : les saines traditions de la fabrication parisienne ont pénétré dans les Vosgues, et la fabrique de Mirecourt ne sera plus désormais célèbre exclusivement par le mérite du bon marché.

Notre facture est dans une excellente voie, parce que les sens artistique la domine et que sa bonne organisatino la soutient. Qu'elle persévère, et malgré les efforts du dehors, son succès ne fera que grandir. Tout en restant dans la direction sage et prudente où elle s'est maintenue, loin des innovations aventureuse, elle peut introduire sans ses prodédés d'utiles et sérieuses améliorations. Obtenir, par une étude plus complète des résistances, solidité et légèreté : associer le fer et le bois dans une heureuse proportion, de façon à profiter de l'économie résultant de l'emploi du fer sans nuire à la sonorité ; améliorations au point de vue artistique la forme des instruments L gagner en pureté et en égalité sans perdre en puissance : créer la concurrence et par suite le bon marché dans l'achat des bois en les recherchant à des sources nouvelles : essayer, par la concentration d'une partie des travauux dans les points de la province où le prix de la main-d'oeuvre est moins élevé, de réduire les frais de fabrication, sans amoindrir la valeur artistique de leurs produits, tels sont les efforts que nous signalons à l'attention de nos facteurs de pianos.

Nous appelons l'attention de nos facteurs d'harmoniums sur la sonorité monotone de leurs instruments. Que les noms inscrits sur leurs boutons de registre pour faire illusion au public ne les trompent pas eux-mêmes. Leurs divers jeux ne sont que des membres très-voisins d'une seule et même famille ; il faut à cet instrument des sonorités nouvelles. Le mécanisme en est excellent ; les voix diverses qui chantent à son intérieur ont besoin de gagner le charme qui résulte de la variété.

Les instruments à vent on besoin d'une réforme radicale et définitive, au point de vue de doigter. Le jury a éprouvé, dans le concourds de 1862, l'impression la plus pénibre en voyant la déplorable variété qui existait dans le mécanisme des flûtes, des hautbois, des clarinettes et des bassons. Les artistes les plus éminents avouaient leur impuissance vis-à-vis d'instruments dont la disposition ne leur était pas connue. La facture de tous les pays se trouvait à cet égard dans la plus fâcheyse anarchie. Il est impossible que la persévérance de nos facteurs, secondée par les conseils de nos artistes, ne fasse pas cesser un désordre aussi préjudiciable à l'art musical.

Notre lutherie est en progrès sous le rapport de la forme, mais elle laisse à désirer sous le rapport du vernis, ce glacis léger, transparent et flexible, qui protége et conserve les instruments des maitres sans en amortir la sonorité. En résumé, notre facture français ne le cède la facture d'aucun pays sur aucun point ; c'est une supériorité qu'elle maintiendra en cherchant à l'accroitre. Le gouvernement peut lui venir en aide, en la mettant à même. par les traités, de lutter toujours à armes égales avec l'étranger ; en rendant de plus en plus difficiles, par une sage législation, ces procès désastreux où les droits des inventeurs sont en lutet acec les intérêts de l'industrie : déplorables combats où s'usent, dans la violence et le scandale, tant de forces qui seraient plus utilement appliquées à l'amélioration de la facture et au progrès de l'art. Il contribuera aussi, d'une manière efficace, au progrès d'une industrie dont la prospérité est liée au développement de l'art musical, en soutenant par des encouragements ceux qui le cultivent, en aidant, par tous les moyens, à en propager le goût, et surtout en élevant la position des instrumentistes attachés aux établissments de l'État à un niveau digne de leur mérite, et digne aussi du pays qu'ils honorent par leur talent.


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